(mon) Point de vue sur les orientaux

par Gilles Suisse

18/11/18

Mais qu’est-ce qu’un mélange de tabac pour pipe dit « oriental » ?

Telle est la question qui m’a amené à rédiger ce petit billet. Cette question est survenue après que des dégustateurs chevronnés ont cités comme mélanges orientaux qu’ils recommandaient, des mélanges que, personnellement, je placerai plutôt dans la famille des mélanges balkaniques. Il semblerait que définir ce que c’est qu’un mélange oriental par rapport à un autre type (balkanique mais aussi anglais ou écossais) ouvre la porte à des discussions passionnées et à des points de vue contradictoires. Parfait, ce n’est pas pour me déplaire si les lecteurs du forum prennent leur plume pour faire valoir avec verve leur point de vue.

La réponse que je vous soumets ne reflète que mon point de vue, j’en suis parfaitement conscient, d’où le titre, (mon) point de vue… Je recevrai certainement un message pour me dire que je n’ai rien compris et qu’un mélange d’Orient, c’est simplement… ceci ou cela. Allez-y, ne vous gênez pas.

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Il ne faut pas confondre les termes « tabac d’Orient » et « mélange d’Orient ». Un mélange oriental est un mélange qui contient différents tabacs (Virginie etc.) et qui contient, parmi ces tabacs, un ou plusieurs tabacs d’Orient.

En toute logique, il conviendrait de débuter en définissant ce qu’est un tabac dit oriental. Eh bien, détrompez-vous, je ne vais pas répondre à cette question. Le sujet de ce billet est bien « qu’est-ce qu’un mélange oriental, mais pas quels sont les différents tabacs orientaux qui existent. Sur ce sujet passionnant, je vous renvoie à l’excellent texte de notre ami Nightcap, Réflexions sur la question d’Orient. Vous y découvrirez l’univers foisonnant des tabacs d’Orient.

Une fois que l’on sait à peu près ce qu’est un tabac oriental (donc que vous avez lu le texte de Nightcap), il faut encore se rappeler que, parmi les mélanges qui contiennent entre autre des tabacs d’Orient, certains font partie de la famille des mélanges anglais, d’autres des écossais et enfin des balkaniques. Et ceci sans compter les mélanges dits modernes, qui mélangent… les cartes. Mais, là est toute la question : existe-t-il un type mélange qui puisse s’appeler mélange oriental ? Vous me suivez ? (si non, je reformule : à côté des mélanges anglais ou balkaniques, peut-on parler de mélanges orientaux ou ne faut-il utiliser le terme oriental que pour les variétés de tabacs strictement orientales mais sans l’associer au terme de « mélange » dans le sens de « mixture » pour les anglophones ?).

Pour vous rafraîchir la mémoire sur les autres types de mélanges que je viens de citer, je vous suggère, mais soyez bien assis et au calme, , sans lait sur le feu ou bébé à surveiller, ce texte qui plaira aux esprits avides de sudoku, Classification des mélanges de la galaxie E.M.

Mais alors, qu’est-ce qui se cache sous l’appellation « mélange oriental » si une telle appellation a un sens? Quand on sait que le latakia provient de feuilles d’Orient qui sont séchées au-dessous d’un feu, on pourrait considérer que le terme « oriental » est un terme générique qui regroupe tous les autres termes (mélanges anglais, écossais, balkaniques). Ça tient la route, pourquoi pas. C’est d’ailleurs certainement comme cela que certains l’appréhendent. On parle d’un mélange oriental et quand on demande des précisions, on dira qu’il est fait dans le goût anglais ou écossais par exemple. Mais personnellement, je n’aime pas trop cette façon de voir car il me semble bien qu’un mélange oriental a son existence propre et qu’il diffère des autres mélanges balkaniques. En d’autres mots, je trouve qu’un mélange anglais devrait définir une famille bien précise, idem pour un mélange balkanique et pour un mélange oriental. Pratique non ? On aurait enfin une classification qui vous permettrait de savoir à peu près le type de tabac que vous vous apprêtez à acheter, ceci juste en lisant le nom du mélange. Cool, simple et pratique non ?

Ainsi, selon mon point de vue, on devrait définir un mélange oriental par le fait qu’il a un caractère prépondérant oriental. En d’autres termes, que ce qui saute au nez et aux muqueuses, c’est le doux parfum des orientaux et non pas le latakia ou le cavendish ou le virginie. CQFD. Point final !

Tout ça pour ça diront les mauvaises langues… et oui.

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Ainsi, toujours selon mon propre avis, un mélange oriental peut être soit composé :

- d’un seul type de tabac d’Orient (ce qui est plutôt rarissime sauf à trouver des tabacs servant à créer ses propres mélanges;
- de plusieurs sortes de tabacs d’Orient;
- de tabac d’Orient et d’autres tabacs qui servent à l’accompagner, par exemple

Ainsi, je n’ai rien contre la possible utilisation de latakia dans un mélange dit oriental mais il doit alors être utilisé avec la plus grande des parcimonies, pour ne pas sauter au nez lors de l’ouverture de la boite (ou de la blague… et je ne rigole pas). D’ailleurs, entre nous, mes orientaux préférés ont toujours une petite pointe de latakia.

Dans un mélange typiquement anglais, le premier rôle revient aux virginies, qui apportent du corps et du crémeux au mélange, puis au latakia, qui saute au nez et au palais. Je cite le virginie en premier car il est plus important en quantité mais au niveau de l’expression, les deux tabacs se complètes, avec même une présence plus marquée du latakia, qui est par nature plus aromatique que le virginie. Les feuilles orientales sont très fréquemment utilisées mais pas indispensables (par ex l’excellent Kong Frederik IX ne contient que des VA et du latakia et pas d’orientaux. Idem pour le Lancer slice).

Un mélange balkanique doit mettre en avant les orientaux et le latakia. Il est presque toujours composé également de virginie pour son assise, mais c’est bien les herbes d’Orient et le latakia qui sautent au nez et au palais. Tant que le latakia n’est pas dosé au point qu’il couvre tout, donc tant que les parfums des orientaux non fumés se ressentent, le mélange reste un mélange balkanique. Il peut donc être plus ou moins fortement dosé en latakia, l’essentiel étant que les orientaux ne sont pas relégués à faire valoir, sans quoi on retombe sur un mélange dit anglais.

Un mélange oriental doit mettre en avant les orientaux, avec en principe des virginies comme assise pour le corps, comme pour les anglais et la plupart des balkaniques. Mais cette fois-ci, contrairement aux autres mélanges, c’est sans conteste la saveur des orientaux qui doit primer, les autres ne sont là que pour faire valoir ces fameux orientaux. En particulier le latakia doit juste être là pour épicer et complexifier les saveurs, en jouant à cache-cache en cours de fumage, mais ne pas ne montrer à visage découvert.

Voilà ma conception et mon point de vue sur les orientaux. A vous de prendre votre plume et nous faire savoir pourquoi vous n’êtes pas de cet avis.

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Et maintenant, quels sont les mélanges orientaux sur le marché qui répondent à ma définition ?

Ce ne sera certainement pas une surprise pour vous, les mélanges orientaux font partie de mes tabacs préférés. Jusqu’à récemment, la question du choix était simplissime pour moi. Il suffisait de me plonger dans l’univers de McClelland pour trouver mon bonheur. Il y avait tellement de mélanges différents que je ne ressens pas le besoin de tous les énumérer. La série des Grands Oriental était sublime, avec notamment le Drama dont parle Erwin ici Font-ils un tabac ? et les Bouffardes bavardes.

Dans une autre gamme, avec une pointe de latakia tout juste perceptible, il y avait l’Oriental no 1 qui est certainement le tabac que j’ai le plus fumé. Doux, facile mais mystérieux quand même avec son encens. Et enfin, le Balkan Beauty qui est apparu assez récemment et qui vient contredire toute ma démonstration car le fabricant l’appelait balkan… pauvre de moi. Mais tellement bon. Proche de l’Oriental no1 mais avec juste un filet de latakia en plus et un de ces veloutés aérien… Un parfait exemple qui démontre que la frontière entre Orient et balkans est des plus ténue. Malheureusement, comme vous le savez, le couple produisant les McClelland a décidé de prendre sa retraite et la gamme n’est plus produite. C’est triste mais ainsi va la vie.

Et ailleurs ? Plusieurs d’entre vous ont donné des pistes sur le forum, merci. Erwin et Nightcap ont, par exemple, parlé du Dunhill Durbar et/ou duJohn’s Cotton Smyrna. Or pour moi, ces deux mélanges font trop ressortir le latakia pour être des orientaux et je les classerai plutôt dans les (excellents) mélanges balkaniques. Même le McConnel Oriental Mixture, j’hésite à le classer dans les orientaux. En coupant les cheveux en quatre (ceux qu’il me reste), je dirai qu’il est à cheval entre les deux… bon ok, j’admets qu’il se trouve sur le bon côté de la frontière. Et le Dunhill London ? Sur la frontière également. Ça ne m’arrange pas ces exemples qui côtoient la frontière, mais je veux rester honnête et ne pas éluder à vos yeux les limites de ma théorie.

Et les autres ?

Il y a ceux que j’ai testés et pas aimés. Je n’en parlerai pas ici de manière exhausitive. Mais pour donner un nom, je dirai par exemple le Captain Earle’s Honor Blend, rude et un peu cartonneux en bouche; mais peut-être qu’en le laissant mûrir quelques années, le virginie s’adoucira, à voir.

Il y a ceux qui me semblent très bien mais que je n’ai pas encore testés. Mais oui, avec McClelland, il n’y avait pas besoin d’aller chercher ailleurs. Et vu que j’ai un petit stock en cave, je ne me suis pas encore précipité ailleurs. Un exemple qui me semble prometteur ? Le Peretti D-9507 (un nom pour une fois dans la gamme des orientaux qui ne fait ni rêver ni voyager). Le Peter Stokkebye Turkish Blend PS 84. Et chez Cornell&Diehl, le Izmir Turkish et un mélange peut-être plus anglais ou balkanique qu’oriental mais que j’aimerai bien tester, le Star of the East Gold.

Et parmi ceux que j’ai fumés ? Le très léger mais excellent HU Joshi’s Oriental Sunrise, dont Erwin a parlé ici Font-ils un tabac ?. Les différents Pease Cairo, Embarcadero, Temple Bar et Regent’s Flake, avec des virginies parfois un peu raides s’ils ne sont pas laissés vieillir en cave comme souvent avec les virginies de Pease. Mais surtout le discret mais magnifique John’s Cotton number one ! Ah quel tabac ; je ne comprends pas pourquoi on n’en parle pas plus… bon, je sais, j’ai des goûts que je trouve très communs mais je crois que je me trompe. Les quelques tabacs que j’ai partagés lors du tabac du mois sur ce forum n’ont pas toujours trouvé leur public... Et certains tabacs qu’Erwin décrit en donnant l’eau à la bouche semblent vouloir bouder mon modeste palais. Mais enfin, ce John’s Cotton, quelle merveille de délicatesse, quelles flagrances chatoyantes, un peu sèches mais si parfumées…

Arrivé à la fin de ce petit billet, force est de constater qu’il n’a pas tenu ses promesses. En effet, malgré mes efforts pour recouper sur le terme d’oriental des mélanges aux saveurs proches, je dois admettre que j’ai échoué. En effet, il suffit d’ouvrir un oriental de chez Pease (le Temple Bar par exemple) et l’Oriental de McConnel (ou le John’s Cotton 1) pour constater qu’il s’agit de deux mélanges aussi différents que peuvent être un serbe et un croate… Et d’ailleurs un oriental comme ce McConnel est plus proche d’un balkan léger en latakia comme par exemple le Home&Heath Mont Marcy (mon balkan préféré que je ne trouve plus…) que d’un oriental comme le Pease Temple Bar.

J’étais donc prêt à jeter mon papier à la corbeille sans le publier quand j’ai relu le texte de Nighcap Réflexions sur la question d’Orient cité plus haut, texte qui m’a mis du baume au cœur. Les orientaux, ça nous dépasse forcément, nous les trop rationnels occidentaux et c’est ça qui fait leur charme et qui nous attire. Alors, bon, bien considéré, je publie quand même ce texte qui ne sert à pas grand-chose si ce n’est au moins à parler encore un peu des orientaux. S’il peut décider au moins un fumeur à tester ces mélanges, en particulier le John’s Cotton 1 (je promets, je ne suis pas actionnaire de la boîte), et bien ce petit billet n’aura pas été totalement inutile. A titre personnel il m’a aussi permis de regoûter à de nombreux orientaux sur une période intense afin de mieux faire des comparaison. Ainsi j’ai pris conscience que les orientaux sans aucune pointe de latakia étaient certes subtils, mais il me manquait quelque chose, un peu comme de manger une raclette AOP sans patate. Alors oui mon cher Nightcap si tu me lis, je ne suis pas complètement irrécupérable, car même si je compare le latakia à des pommes de terre en robe des champs, il faut bien admettre que c’est un ingrédient incontournable pour faire une bonne raclette. Et si je voulais être consensuel comme je crois l’être, je finirai ce billet en disant ceci : Un oriental avec un zeste de latakia ou un balkanique mesuré en latakia suffisent à me procurer une joie immodérée… le tout fumé avec... modération bien sûr.

Bonnes pipes et bons voyages à travers vos volutes

tabacs orientaux