Depuis des générations, le Erinmore Flake fait couler beaucoup d’encre. Pour ses inconditionnels, c’est un incontournable classique, alors que ses détracteurs le jugent carrément infumable. Et cette éternelle controverse se comprend : c’est en effet un tabac atypique et déroutant qui ne laisse pas indifférent.
Depuis 2005, le Erinmore fait partie du portefeuille du Scandinavian Tobacco Group, mais la boîte testée a encore été produite à Belfast par la vénérable maison irlandaise. C’est donc le vrai de vrai que je vous présente. Il s’agit de courts et épais flakes bruns foncés qui même après un encavement d’une bonne demi-douzaine d’années, profitent d’une heure ou deux de séchage à l’air libre. Le nez ne laisse planer aucun doute : les virginias et le burley ont été copieusement aromatisés. Ceci dit, d’emblée on sent qu’il ne s’agit pas là d’un vulgaire aro saucé vite fait bien fait au moyen de quelque essence chimique. Non, on découvre un ensemble intéressant qui allie le fruité au floral, ce qui résulte en une harmonie et une profondeur certaines. Que sent-on au juste ? L’image d’un ananas sur la boîte pourrait induire en erreur parce que plutôt que l’ananas, c’est l’abricot qui domine. On décèle également des notes de réglisse et de vagues relents des typiques parfums en provenance de Kendal. Malgré leur intensité, les arômes sont passablement subtiles et complexes. Je les trouve même plutôt fascinants.
Les petits flakes s’effritent facilement et dès lors l’allumage ne pose aucun problème. Les premières bouffées sont riches en goût : de l’abricot, du citron confit, de la bergamote, du pain d’épices, des arômes Lakeland. L’équilibre entre le sucre des virginias et l’acidité citronnée est des plus agréables. Ce qui plus est, on n’a nullement l’impression de fumer de la camelote artificielle, mais au contraire des tabacs de qualité. Malgré la puissance de l’aromatisation, on ressent le velouté des virginias et par moments les accents terreux du burley. Bref, voilà une entrée en matière des plus convaincantes. Dommage que le plaisir ne dure pas. Après quelque temps, à peu près toutes mes pipes se mettent à fumer plus humide que d’habitude et l’une d’elles, au passage d’air exécuté de façon rudimentaire, se met carrément à glouglouter. Et ce n’est pas tout. A chaque fumage, à peine le premier tiers de bol terminé, mes papilles sont gavées et là où elles avaient savouré de l’abricot et de la bergamote, elles sont désormais écœurées par une insistante impression de pastilles urinoir telles qu’on les trouve encore dans les pissotoires de bistrots populaires. Vous comprendrez que ça coupe l’appétit. Par conséquent, il m’est impossible de continuer. Cet abandon systématique n’empêche pas que des minutes durant un arrière-goût que je qualifierai poliment de savonneux, me laisse un souvenir impérissable.
Je dois me rendre à l’évidence : malgré le début vraiment savoureux, le Erinmore Flake me dégoûte. Il confirme donc sa réputation de tabac qu’on aime ou qu’on déteste. Moi, je le déteste et j’espère de tout cœur qu’il n’a pas gâché à jamais les pipes dans lesquelles je l’ai testé.
En consultant les sites web des producteurs de tabac à pipe ou en lisant les descriptions qu’ils impriment sur leurs boîtes, on observe un phénomène bizarre. Ils vous disent clairement si tel mélange contient du latakia chypriote ou plutôt du syrien; ils spécifient s’il s’agit de lemon virginia ou plutôt de red stoved virginia ; ils font la distinction entre du white burley ou du Kentucky burley. Il en va tout autrement pour les tabacs orientaux : neuf fois sur dix les producteurs mentionnent sèchement le terme générique orientals. Point barre. Cet amalgame est à la fois étonnant et injuste quand on sait qu’il couvre toute une panoplie de variétés différentes cultivées depuis la Grèce et la Turquie jusqu’à la Bulgarie et la Russie. Serait-ce parce que peu de blenders occidentaux se retrouvent dans le complexe univers oriental du bashi bagli et du basma, du djebel et du dubec, du katerini et du kavalla, du samsun et du sukhum ?
Forcément, ce manque d’information nous condamne à l’ignorance : nous n’avons aucune idée sur les caractéristiques organoleptiques de tabacs d’Orient tels l’ismir, le trebizond ou le xanthi. C’est donc avec enthousiasme et reconnaissance que j’accueille la série Grand Orientals de McClelland. Il s’agit d’une petite collection de mélanges qui ont le grand mérite de nous faire découvrir les arômes et les saveurs de variétés orientales telles que l’agonya, le smyrna ou le yenidje. Dès lors, la dégustation de ces tabacs n’est rien d’autre qu’un voyage de découverte.
L’un des mélanges proposés est donc le Drama Reserve. Le drama, une variété de basma, est cultivé en Macédoine grecque, se distingue par son caractère suave et est typiquement employé comme condiment. Ici il est complémenté de mahalla, une autre variété grecque de basma à petites feuilles fines presque rondes, célèbre pour sa douceur.
Alors que dans la présentation sur la boîte, il est question de parfum d’huile d’olives, je ne reconnais pas cette odeur en humant les brins en coupe classique qui virent entre le fauve et le brun foncé. A vrai dire, malgré les 25% de mahalla, ça sent avant tout le virginia de McClelland, mais dans une version light. Ca ne doit pas étonner puisque dans son ouvrage de référence All about tobacco, Milton Sherman précise que le mahalla n’a presque pas d’arôme. Par contre il affirme que cette herbe est excellente pour du tabac à pipe high grade. Voyons ça.
D’emblée, ce qui frappe, c’est l’évidente harmonie entre le virginia et le tabac grec. Voilà un couple qui marche à merveille : les deux partenaires s’enlacent et s’enchevêtrent et finissent par ne faire qu’un. Le basma transforme et transcende le virginia, ce qui donne naissance à un tabac original et fascinant, léger et délicat, subtil et raffiné. L’assise est grasse et onctueuse et toute douce, mais sans être doucereuse, avec en contrepoint des notes acides et amères. La combustion parfaite permet un fumage tranquille qui résulte en une fumée fraîche, pleine de nuances. La douceur bienfaisante, la rafraîchissante acidité et le goût intrigant restent constants du début à la fin. Ici et là je décèle un accent vineux, une touche boisée ou une pincée de poivre, mais fondamentalement je suis incapable de décrire les saveurs de ce mélange dépaysant. Par contre, je peux vous dire que c’est une grande réussite qui impressionne le fumeur blasé que je suis. Ca n’arrive pas tous les jours. Apparemment, ce n’est pas pour rien que le basma a été surnommé le roi des tabacs.
De tous les blends de la série Grand Orientals que j’ai déjà dégustés, c’est celui-ci que je préfère. Par ailleurs, le Drama Reserve prouve avec brio que certains orientals méritent mieux que de servir d’épice pour relever les mélanges à latakia.
Voici l’un des six mélanges de la série Collector créée pour le Pipe Collectors Club of America (PCCA). Sur le site web de McClelland, le Beacon est présenté comme un flake composé de virginias âgés et doux, délicatement relevés d’un perique 7 ans d’âge. Le mélange aurait un effet apaisant.
Le couvercle enlevé, on découvre un mélange de petits flakes épais et de broken flakes. Il y a du fauve et de l’acajou, mais c’est le brun tête de nègre qui domine. Au nez, c’est incontestablement du virginia de chez McClelland avec la typique acidité volatile aux accents de vinaigre balsamique et de tomate, mais dans une version light. Malgré de légères notes de pruneau, le perique reste fort discret. Sans tambours ni trompettes, l’ensemble est agréable et fin.
Vu l’épaisseur des flakes, il faut les triturer longuement pour en faire des brins qui se consument sans problèmes. D’emblée, les premières bouffées donnent le ton : voilà des virginias veloutés et sucrés contrebalancés par une belle acidité noble, et du perique parfaitement dosé qui joue avec grâce et subtilité son rôle de condiment. Il apporte de l’amertume et tantôt un petit tour de moulin à poivre, tantôt une bouchée de fruits secs, tantôt une note de moisi. Au fur et à mesure, l’amertume se fait plus présente, mais il y a suffisamment de sucre pour l’apprivoiser.
Le Beacon n’est pas inoubliable et vu son caractère modeste et peu marqué, il ne fera vraisemblablement jamais partie de la liste de vos tabacs incontournables. N’empêche que la remarquable qualité de ses virginias fruités, doux et profonds et la maîtrise avec laquelle ils ont été épicés au perique font du Beacon un mélange harmonieux qui garantit un fumage paisible et sans histoires. A fumer calmement pour découvrir toutes les nuances de ce tabac raffiné qui ne déçoit jamais.
Août 2004. Greg Pease présente avec fierté le mélange qu’il considère comme sa plus grande réussite et d’emblée le Bohemian Scandal suscite dans la communauté pipière une vague d’enthousiasme admiratif. Pas de doute, ce tabac sera le fleuron de l’écurie GLP. Le 22 novembre le sort en décide autrement : le stock entier du rarissime latakia syrien qui constitue le cœur du Bohemian Scandal, part en fumée dans un incendie d’entrepôt. Un désastre qui met une fin abrupte à la carrière ô combien prometteuse du meilleur balkan de ces dernières décennies. C’est donc la ruée sur les dernières boîtes qui restent et en quelques jours le Bohemian Scandal est aussi introuvable que le Balkan Sobranie. Désormais, ce n’est plus un fleuron. C’est une légende.
Avant le lancement officiel, Greg Pease m’en avait envoyé un échantillon et grâce à un ami qui à cette époque travaillait chez Smoker’s Haven, j’avais pu obtenir 50g du shekk-el-bint pur du stock de Pease et de C&D. Les deux tabacs m’avaient ébloui et bouleversé. Subjuguants et incomparables. Du nectar. C’était tout décidé : à ma prochaine commande aux Etats-Unis, je prendrais d’un coup douze boîtes de l’époustouflant balkan. Le sinistre m’a devancé. Le choc ! Je vous épargne les sordides détails, mais croyez-moi, je me suis démené comme un beau diable et j’ai fini par m’emparer en tout et pour tout de trois boîtes. J’étais tellement content que j’en ai fumé une de suite. Les deux autres ont été religieusement encavées. Voilà que je viens d’en ouvrir une après huit ans de patiente attente.
Les couleurs qu’on distingue à l’ouverture de la boîte, confirment qu’il s’agit bien d’un vrai balkan : le fauve et les bruns dominent avec ici et là un accent noir. Au bout de huit ans, les arômes des virginias blonds et rouges, des orientaux et du shekk-el-bint se sont fondus en un ensemble doux et fin, légèrement vineux et discrètement fumé. Rien à voir avec les odeurs tapageuses des mélanges à base de latakia chypriote. Dès l’allumage, on reconnaît la typique saveur du HH Vintage Syrian, mais en même temps on comprend qu’ici on est en la présence de quelque chose qui dépasse les qualités, pourtant indéniables, du Mac Baren. Tout est finesse et harmonie : l’assise soyeuse des virginias, le marché aux épices et la revigorante note acide des orientaux, les notes d’encens et de bois de cèdre du latakia. Et tout ça évolue et virevolte en d’infinies et subtiles variations et permutations. Le Bohemian Scandal est comme un grand vin : complexe, vivant, insaisissable.
En s’écriant que le stock de shekk-el-bint qu’il avait dégoté, était d’une qualité qu’on n’avait plus vue depuis quarante ans, Pease ne s’est nullement rendu coupable de grandiloquence. C’est vrai, cette herbe est tout simplement sublime. Pendant un an le blender américain a travaillé avec acharnement sur une recette qui ferait honneur à cet ingrédient exceptionnel. Il a réussi et comment ! Le Bohemian Scandal est sans conteste le mélange le plus fantastique qu’il m’ait été donné de déguster.