Du four au fourneau

par Erwin Van Hove

24/09/12

La première fois que j’ai lu le fascinant article Notes from the the tobacco bakery de Fred Hanna, c’était en 2005, au moment de sa parution dans la revue The Pipe Collector. Bien que je fusse intrigué par les assertions de ce grand connaisseur éternellement curieux, je ne me suis pas senti directement concerné, vu qu’à cette époque j’étais avant tout fumeur de latakia. Maintenant que je me sens de plus en plus attiré par le virginia et que je viens de relire à mon aise l’excellent recueil de textes The perfect smoke : Gourmet Pipe Smoking for Relaxation and Reflection que je recommande sans réserves et dans lequel monsieur Hanna a repris cet article, je me suis dit que je ne voulais pas mourir bête, d’autant plus qu’ici et là on trouve sur le web des témoignages de fumeurs impressionnés par les résultats de leurs expériences menées en suivant les consignes de l’auteur américain. J’ai donc fait mon propre test. Enfin.

De quoi s’agit-il ? Fred Hanna prétend qu’en cuisant au four du tabac, notamment du virginia et du virginia/perique, on réussit à le bonifier. A première vue le procédé peut surprendre, mais c’est oublier que le latakia est fumé au-dessus de feux ouverts, que le semois ou le kentucky sont torréfiés comme le café et que certains virginias sont étuvés. Et puis, ne croyez pas que le tin baking ait été inventé par un amateur farfelu. En vérité, à plusieurs reprises, Greg Pease a raconté qu’au début des années 80, quand il faisait ses premiers pas dans l’univers du blending dans la célèbre maison Drucquers, on s’y servait d’un four à pizza pour cuire des boîtes de tabac. Il a même dévoilé qu’à partir de 1998, il a créé plusieurs de ses propres mélanges en faisant appel à la cuisson. Aux dires de Pease, même le burley et certains latakias pourraient bénéficier de ce procédé.

Comment faire ? Il n’y a pas de recette miracle, mais fondamentalement il s’agit d’enfourner des boîtes de tabac encore scellées et de les cuire pendant plusieurs heures à une température entre 85° et 95°. A vous d’expérimenter pour déterminer quelles durées et températures semblent vous donner les résultats les plus probants, mais comme point de départ, monsieur Hanna propose une cuisson de 5 heures dans un four préchauffé à 90°. En tout cas, il faut éviter les températures au-delà de 100°, sinon les boîtes risquent de gonfler, voire d’exploser. Par ailleurs, il va de soi qu’il faut préalablement enlever les couvercles en plastique dont sont pourvues pas mal de boîtes contemporaines. La cuisson terminée, il convient simplement de laisser aux boîtes le temps de refroidir. Ensuite elles sont prêtes à la consommation.

Si, sceptique, vous estimez qu’un simple réchauffement ne peut jamais transformer la nature d’un mélange, il suffit d’ouvrir une boîte fraîchement cuite et d’en regarder le contenu : le tabac est méconnaissable, tant sa couleur a changé. Ce qui vous attend, c’est un tabac tout foncé, presque noir. Pour preuve cette photo de Willy Albrecht. A droite, une boîte de Dunhill De Luxe Navy Rolls telle qu’elle est vendue. A gauche, la même boîte après cinq heures de cuisson. Un monde de différence. A noter cependant que tabac cuit n’est pas synonyme de tabac sec. Mystérieusement, l’hygrométrie des tabacs est conservée.

tabac au four

Que se passe-t-il à l’intérieur des boîtes pendant la cuisson ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’en chimie il est connu que la chaleur, c’est le grand catalyseur. Par contre, je peux parfaitement bien vous décrire les résultats. Les témoignages de Fred Hanna et d’autres fumeurs se recoupent. Selon eux, la cuisson gomme les aspérités gustatives des tabacs et, ce faisant, arrondit les mélanges et les rend plus satinés. Les tabacs perdent donc l’agressivité et la fougue dont ils peuvent faire preuve dans leur jeunesse. Parallèlement, en accentuant les sucres et le fruité des virginias, la cuisson confère aux tabacs une agréable et moelleuse douceur qui ne tombe cependant pas dans le piège du sirupeux. Pour finir, le palais révèle qu’un mélange cuit gagne notablement en harmonie. En effet, les différents ingrédients se fondent en un tout dans lequel, plutôt que d’afficher leur individualité, ils se mettent au service d’un but commun : la synergie. Voilà pour les témoignages. Reste à le vérifier.

Alors, concrètement, mon test à moi en quoi consiste-t-il ? Dans le but de pouvoir comparer la version originelle et la version cuite, j’ai sélectionné cinq mélanges à base de virginia ou de virginia/perique que je connais bien, soit parce qu’il s’agit de blends auxquels j’ai déjà dédié un article, soit parce que ce sont des tabacs que depuis des années, je fume avec régularité. En voici la liste : Capstan Original Navy Cut, Escudo, Full Virginia Flake de Samuel Gawith, Scottish Flake de Robert McConnell et Cut Virginia Plug de Fribourg & Treyer. Ces boîtes ont été soumises au traitement de base préconisé par Fred Hanna : 5 heures au four à une température d’autour de 90°.

Bien qu’au sortir du feu, toutes les boîtes paraissent encore fermées, elles ne sont plus scellées. Pourtant, tous les tabacs ont conservé leur humidité et leur souplesse. Première impression générale : sans exception, les flakes et curlies sont devenus visiblement plus foncés. Le Full Virginia Flake en particulier est désormais tout noir. Toutes les boîtes dégagent d’appétissantes odeurs de virginia étuvé, tantôt sur les fruits secs, tantôt sur les épices. Ici et là je décèle même des notes chocolatées. Bref, à l’odorat, les tabacs ont gagné en intensité et en profondeur. Quant au goût, examinons individuellement les différents résultats.

Robert McConnell, The original Scottish Flake

Quand j’ai partagé mes impressions sur sa version non-cuite (artfontilsuntabac.htm), je n’ai pas été flatteur : un tabac médiocre tout au plus, caractérisé par une odeur neutre et une saveur assez insipide. J’ai même conseillé de le relever au perique et au kentucky.

Voici que désormais le Scottish Flake se met à dégager une agréable odeur de fruits secs. Remarquez que ce nez n’est pas grandiose, mais il est indéniable qu’il a perdu sa fadeur anonyme. Quant au goût, comme se complaisait à dire mon prof de latin, d’un âne on ne fait pas un cheval de course. Fondamentalement, ça reste un tabac qui ne brille pas par ses grands mérites. D’accord, il développe davantage de saveur, mais le fruité reste assez discret et la douceur sous-jacente qui est bien là, est malheureusement contrariée tout au long du fumage par une amertume peu agréable.

Bref, quoique la cuisson exerce un effet bénéfique, celui-ci n’est pas assez puissant pour l’emporter sur la piètre qualité intrinsèque de ce mélange passablement ordinaire.

Capstan, Original Navy Cut

Dans mon évaluation originelle (artfontilsuntabac8.htm), j’ai décrit le Capstan bleu comme un virginia flake plaisant et sans fioritures qui, sans atteindre des sommets, ne déçoit jamais. Ses saveurs gentiment fruitées et épicées, son bon équilibre entre sucre et acidité et son caractère bon enfant garantissent un fumage agréable et sans problèmes.

Inutile de refaire à zéro la recension : après cuisson, ce qu’on obtient, c’est du Capstan version turbo. L’odeur et le goût ont monté d’un cran, gagnent en profondeur et en intensité, et s’expriment dans des tonalités plus sombres. C’est encore plus délicieux qu’avant.

Fribourg & Treyer, Cut Virginia Plug

Léger et superficiel, manquant de carrure et de profondeur, voilà comment j’ai décrit le Cut Virginia Plug tel qu’il est vendu. (artfontilsuntabac9.htm) Je disais même que de ce genre de lemon virginia, on ne peut jamais attendre la profondeur d’un VA étuvé. Voilà qu’après cuisson, on découvre un tabac autrement plus intéressant ! En étuvant, le virginia blond s’est métamorphosé : Peu expansif, mais très fin, le nez évoque plutôt le chocolat au lait que les fruits secs. Je décèle même une légère touche de café. Cet arôme, il est d’ailleurs dur à décrire parce qu’on sent que les différents ingrédients se sont mariés pour former une entité nuancée et subtile. Cette impression est confirmée au cours du fumage : une acidité noble et une tendre douceur se complémentent à merveille et les saveurs sont complexes, mais difficilement définissables. C’est aigre-doux et joliment épicé, avec tantôt une note chocolatée, tantôt un flash boisé et ça se termine par une belle finale fruitée.

Voilà un flake manquant de caractère miraculeusement transformé en un tabac savoureux et complet.

A & C Petersen, Escudo Navy De Luxe

Pour tout amateur de virginia/perique, l’Escudo n’est pas un tabac. C’est une légende et une référence. Non seulement c’est sans conteste le curly cut le plus célèbre au monde, au niveau gustatif, c’est également le classique modèle de ce que peut donner une savante combinaison de virginias et de perique : une corbeille de fruits secs allant du raisin et du pruneau à la figue et à la datte, relevée d’une pincée de poivre et d’une fascinante note de moisi, typique du perique.

Qu’en est-il après 5 heures de cuisson ? Ce qui était à prévoir : l’Escudo a conservé son caractère, mais les ingrédients ont fusionné, ce qui fait qu’il est plus difficile de reconnaître des saveurs individuelles. Le résultat est un tabac aigre-doux qui rappelle le vinaigre balsamique et dans lequel les fruits secs sont nettement plus épicés. Ample et intense, voilà un tabac bourré de goût qui ne s’adresse pas aux âmes sensibles.

Samuel Gawith, Full Virginia Flake

Tel qu’on le trouve dans le commerce, à mon avis, le Full Virginia Flake appartient à la même catégorie de mélanges que le Capstan : c’est bien fait, c’est agréable et ça ne peut offusquer personne, mais ça manque de cojones pour devenir un tabac de prédilection. Quelle surprise donc de retrouver au sortir du four des flakes huileux, couleur charbon qui dégagent une odeur remarquablement douce et complexe sur le pruneau, le raisin sec et le chocolat. Une odeur enivrante dont je ne me lasse pas. Quant au goût, il n’est rien moins que merveilleux : il tient toutes les promesses du nez et s’exprime à travers une fumée riche et crémeuse. Un exemple de rondeur, d’harmonie et de complexité.

C’est tout décidé : plus jamais je ne fumerai une boîte de Full Virginia Flake sans l’avoir préalablement confiée au four.

Les conclusions ? Le tin baking n’est pas une baguette magique qui métamorphose un tabac médiocre en un succulent chef-d’œuvre. Ceci dit, il est quand même indéniable que tous les tabacs testés ont bénéficié des effets de la chaleur et que les résultats décrits par Fred Hanna sont authentiques, même à tel point que certains mélanges se voient sublimés par son procédé. Est-ce dire que la cuisson vite fait bien fait peut remplacer une longue maturation naturelle ? Il ne faut pas être naïf. Rien de tel que la rondeur veloutée et la majestueuse harmonie résultant des complexes réactions biochimiques qui, au cours d’une décennie d’encavement, se produisent dans le microcosme d’une boîte scellée. Cependant, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’en quelques heures, le tin baking arrive à un résultat qui, sans s’en approcher vraiment, va dans le même sens. La cuisson peut donc donner un appréciable coup de pouce aux boîtes que vous allez ouvrir à court terme et uniquement à court terme, vu que – et c’est à retenir – les boîtes plates classiques, qu’elles soient rondes ou rectangulaires, perdent leur vacuum, problème dont ne souffrent pas les boîtes à l’américaine comme celles dont se servent par exemple G.L. Pease, McClelland ou Cornell & Diehl. Mais si vous avez un stock suffisant et la patience nécessaire pour attendre l’apogée de vos mélanges, faites tout simplement confiance à la magie de la nature.

J’espère que ce petit compte rendu vous aura donné envie de mener vos propres expériences et de partager vos impressions. Moi, je songe déjà aux burleys et aux mélanges anglais qui bientôt se retrouveront au four…