En 2011 je vous ai présenté l’authentique Three Nuns produit à Glasgow par J. & F. Bell. Donc pas la camelote au kentucky qu’on nous sert aujourd’hui, mais celui qui contenait encore du perique. (artfontilsuntabac3.htm) Cette fois-ci je vous propose de découvrir un Three Nuns fort ancien et vraiment rare qu’un généreux membre m’a fait parvenir. Cette version-ci a été produite à Glasgow par W.D. & H.O. Wills, l’une des firmes fondatrices d’Imperial Tobacco. Entre 1957 et la deuxième moitié des années 80 Wills a fabriqué le Three Nuns exclusivement pour le marché britannique local.
Le tabac qui m’a été envoyé est donc âgé de 30 ans minimum. De quoi se régaler si ce n’était qu’il n’a pas été conditionné en boîte, mais dans un paquet mini d’une once, fait de papier aluminium entouré de cellophane. Ce n’est pas exactement l’armure qu’il faut pour affronter le temps. Je crains donc le pire.
Quand j’ouvre l’emballage, je découvre un cadavre de tabac. Les minuscules curlies uniformément brun foncé ne sont même plus racornis : ils sont comme pétrifiés. La toute première odeur qui sort de ces rondelles de pierre, est surprenante : du tabac mentholé. Elle s’estompe ensuite, mais sans disparaître tout à fait. Deuxième vague : des urinoirs mal entretenus. Ça ne me met pas exactement en appétit.
Premier essai. Je bourre une pipe et je souffle longuement dans le tuyau pour essayer de réhumidifier quelque peu le tabac fossilisé. En vain. J’allume quand même. D’emblée il est clair que le fumage sera une punition plutôt qu’un plaisir. C’est aigre, ça attaque les muqueuses, ça n’a plus grand-chose à voir avec du tabac. Je n’arrive pas à terminer le bol.
Deuxième essai, douze heures après avoir réhumidifié tout le bataclan. Les curlies sont désormais plus souples. Voilà, là c’est redevenu fumable. De là à dire que c’est bon… Pourtant, il y a de courts moments pendant lesquels j’arrive à entrevoir ce que ce Three Nuns âgé aurait pu donner s’il avait été bien conservé. Mais je me heurte toujours à une structure trop acide et désagréablement piquante qui m’empêche de profiter des goûts fondus. Je termine le bol mais davantage par sens du devoir que par envie.
Troisième essai, 24 heures après la réhumidification. Ce n’est pas grandiose, mais voilà que les sucres apportent un certain équilibre et que les goûts se développent mieux et notamment sur le café. Vers la fin le perique prend le dessus avec des notes marquées de poivre.
Quatrième essai, 48 heures. Sucre candi, sel et poivre, réglisse, pruneau. Pas mal. Ensuite du piquant omniprésent qui écrase tout et qui m’irrite la langue.
Après le cinquième essai durant lequel j’ai l’impression de fumer de la poudre à canon arrosée de tabasco, je décide d’interrompre pendant une semaine mes expériences. Sept jours plus tard, le tabac est devenu nettement moins caustique. Il se laisse fumer mais sans pour autant procurer le moindre sentiment de satisfaction. Cette fois-ci, la cause est entendue : affaire classée.
Vous connaissez notre devise : Fumer est aussi un plaisir. Avec ces trois nonettes défuntes qui refusent de croire en la résurrection, le plaisir est loin, très loin. Dommage.
A une époque pas si lointaine la Grande-Bretagne pullulait de fabricants de tabac à pipe qui ont donné ses lettres de noblesse au blending à l’anglaise. Sobranie, Dunhill, Bell’s, Murray’s, Gallaher, Cope’s, John Cotton, Dobie’s, Rattray’s sont entrés dans la mémoire collective des fumeurs de pipe et à ce jour leur disparition du marché est source d’amers regrets. Sans conteste cette liste ne serait pas complète sans mentionner Ogden’s of Liverpool.
Si Ogden’s est entré dans la légende, c’est à cause de deux tabacs extrêmement populaires : le St. Bruno et le Gold Block. Reprises aujourd’hui par Mac Baren, ces deux marques sont à nouveau distribuées, ce qui n’empêche pas les aficionados de se souvenir avec nostalgie des recettes d’origine. La boîte que je m’apprête à déguster date du tout début des années 90 et a donc encore été produite au Royaume-Uni. The real deal.
The aristocrat of pipe tobaccos que je lis sur le couvercle. Possible mais alors pas de souche pure : les virginias et le burley ont été dopés au sucre, puis aspergés d’un top dressing. A priori ce genre de pratique n’est pas faite pour m’enthousiasmer, mais dès que j’ouvre le papier gras doré qui entoure la mixture aux divers tons bruns, mon scepticisme fond comme neige au soleil. Me revoilà enfant hissé sur la pointe des pieds devant le comptoir à étages d’une pâtisserie bruxelloise, émerveillé par…mais me voilà déjà transporté ailleurs, dans la cuisine de ma grand-mère qui me sort du four des biscuits à l’odeur si réconfortante que… Soudain l’adulte analytique reprend le dessus pour se dire qu’apparemment ce tabac, c’est sa madeleine proustienne. Quoi qu’il en soit, ces arômes de pain d’épices ou de Christmas pudding à la cannelle et aux fruits secs sont tellement précis, intenses, complexes, chaleureux et appétissants qu’on aimerait en manger, de ce Gold Block.
Malgré un quart de siècle d’encavement, les brins finement coupés ont conservé leur humidité. A vrai dire, je les aurais même préférés un tantinet moins humides. Pourtant l’allumage et la combustion s’avéreront faciles. Les premières bouffées transportent une vague de saveurs qui rappellent le nez : biscuits, desserts aux pruneaux ou aux abricots secs. Suivent alors les épices : noix de muscade, cannelle, poivre. Très vite le sucre est complémenté d’une acidité agréable et de notes amères marquées que j’apprécie moins. Ici et là apparaissent de fugaces notes de chocolat au lait dues au burley, mais il faut dire que petit à petit le côté friandise s’estompe pour faire place à un ensemble nettement moins flatteur. Pour ce qui est de la vitamine N, le Gold Block ne vous laisse par sur votre faim tout en se montrant fort modéré. Ah, il ne faut pas que j’oublie de mentionner un phénomène bizarre qui se produit à plusieurs reprises : la fumée prend des teintes incontestablement jaunes. Je ne vous cache pas que cette couleur de vapeur de soufre ou de gaz moutarde m’inquiète et me coupe l’appétit.
La deuxième moitié du bol me déçoit. Ce n’est pas que le fumage devienne vraiment désagréable, mais je regrette de plus en plus la disparition de ces saveurs alléchantes qui faisaient écho aux arômes si évocateurs. Désormais je fume un VA/burley passablement anodin sans saveurs nettes. Arrive enfin la finale pendant laquelle les goûts se concentrent quelque peu, mais sans atteindre une réelle profondeur.
L’aromatisation classique à l’anglaise n’a rien à voir avec les chimiques aros contemporains. N’empêche que le Gold Block est bel et bien un aro. Il n’est donc pas fait pour être conservé pendant un quart de siècle. Et ça se remarque : ce vieillard s’essouffle après les premières respirations. Ne reste donc que le nez qui, lui, vaut le détour. Une maigre consolation en somme.
A la grande époque, le Gold Block prêtait à controverse : si pas mal de pipophiles avaient trouvé en lui leur tabac de prédilection, les adeptes de mélanges plus naturels au caractère plus prononcé le raillaient en le taxant de tabac pour débutants ou pour papys ringards. Et c’est vrai qu’il n’a nullement les cojones de son frère le St. Bruno. Peut-être qu’il fallait suivre le conseil d’un voyageur d’Ogden’s qui recommandait de mélanger à parts égales ces deux tabacs. Ça ne me semble pas une mauvaise idée.
Lancé en 1970, le Dark Flake n’a pas fait long feu : avant la fin de la décennie sa production a été arrêtée pour de bon. Mais voilà que l’année passée, le nouveau propriétaire danois de la marque Dunhill s’est décidé à réintroduire le mélange. Je ne sais pas si cette nouvelle version se rapproche vraiment du blend d’origine, mais je peux vous dire d’emblée que le Scandinavian Tobacco Group nous a concocté un virginia/perique fort réussi.
Le choix de conditionner des rectangles de tabac dans une boîte ronde m’étonne, d’autant plus que le Flake, quand même en quelque sorte le frère du Dark Flake, est, lui, vendu en boîte rectangulaire. Ceci dit, avec les boîtes rondes de Dunhill, c’est toujours un plaisir d’ouvrir l’immaculée jupe plissée qui sert d’écrin aux mélanges. Je découvre des flakes courts et étroits, parfaitement rangés qui exhibent une riche palette de couleurs allant du fauve à l’anthracite. Les flakes ne sont pas collants et se transforment facilement en brins.
Une dizaine de jours après l’ouverture de la boîte, au moment où je me décide à prendre des notes, je me rends compte que j’aurais dû le faire dès les premiers fumages parce que, déjà, le nez a sérieusement évolué. Je me rappelle qu’au début il était dominé par de l’aigre-doux, du sucre candi, des fruits secs. Maintenant il est plus discret et moins fruité. Un nez de foin, de terreau.
A peine allumé, le tabac se met à dorloter les papilles avec des saveurs fort agréables : crêpes au sucre candi, croûte de pain, fruits secs, vinaigre de chardonnay, gingembre, poivre blanc. C’est à la fois rond, aigre-doux et épicé. C’est chaleureux et amical. C’est un plaisir. Si les stoved virginias ne sont pas exactement du genre crémeux et velouté, ils sont bourrés de goût. Le perique, quant à lui, est joliment intégré dans l’ensemble et apporte un certain mordant épicé qui complémente fort bien l’aigre-doux du VA. Petit à petit se développe une pointe d’amertume qui complète le tout avec bonheur et qui lui confère une certaine virilité. Côté force, rien à signaler : c’est un poids moyen.
Le Dark Flake n’est pas une diva qui absorbe toute votre attention : il se consume sans histoires en délivrant un goût qui reste constant. Ce n’est donc pas non plus un sommet de complexité. Mais qui pourrait s’en plaindre ? C’est tout simplement du bon tabac du début à la fin.