Avant d’aborder la dégustation, je me sens contraint de vous ramener en arrière à l’instant où, grâce au nouveau-né qu’était alors l’internet, j’ai fait la connaissance de Jörg Lehmann, collectionneur et aficionado allemand à réputation internationale dont vous pouvez découvrir la collection ici : pipendoge.de. Ses tabacs de prédilection étaient ceux en provenance du Lakeland dont il ne cessait de me chanter les louanges. Moi, à cette époque, je fumais quasi exclusivement du semois de chez Windels et du latakia de chez Dunhill. Le Lakeland était pour moi terra incognita. Sous l’influence du connaisseur convaincant, j’ai fini par placer en Suisse une commande de mixtures, de flakes et de ropes en vrac, une dizaine en tout. Lakeland here I come !
Je n’oublierai pas de sitôt le premier contact. Je n’en croyais pas mes narines. E-cœu-ré que j’étais à l’ouverture des sachets. Ca schlinguait la pastille urinoir rose, le boudoir de marquise à la Choderlos, la bobonne bourgeoise nonagénaire endimanchée. Et au fumage ! Ces pénétrantes saveurs savonneuses me hérissaient le poil. J’étais à tout jamais dégoûté et pendant au moins une décennie j’ai soigneusement évité tout mélange parfumé à la sauce Lakeland. Jusqu’au jour où, sous l’influence de dégustateurs compétents qui à l’unisson avaient émis des avis positifs sur le Kendal’s Flake de G&H, je me suis jeté à l’eau sans contrôler au préalable la composition. Avant de bourrer ma première pipée, j’ai quand même googlé la recette. J’ai failli avoir une crise cardiaque : amande, vanille, rhum, fèves de tonka, musc, héliotropine, géranium et rose. La cata pour ne pas dire le caca : la nauséabonde cacophonie garantie. Et bien, pas du tout. Des arômes subtils qui formaient un cocktail harmonieux, voire fascinant. Même en bouche l’équilibre était au rendez-vous avec une irréprochable collaboration entre virginias de qualité et arômes Lakeland. Depuis, je me suis prudemment essayé à d’autres Lakeland discrètement parfumés et je dois admettre que ce n’était pas sans plaisir.
Par contre, jusqu’à ce jour je ne me suis jamais risqué aux Lakeland les plus aromatisés. Or, l’Ennerdale, ce n’est pas uniquement le G&H flake le plus vendu, c’est également l’un des plus scented. Il me fait carrément peur. Na, je l’ai dit.
Oh my God ! Un uppercut en pleine poire. Une arme de destruction massive m’explose au nez. La roue des odeurs pirouette dans ma tête : du floral savonneux sur la rose et le géranium, du fruité sous forme de bergamote et d’amande, de l’animal bien musqué, de l’épicé avec de la vanille et de la cardamome. Une décadente orgie. Une caricature.
C’est à peine croyable que ce bombardement olfactif soit lancé par ces quelques tranches brunes et mates, parfaitement anodines. Elles ne sont même pas humides ou collantes. Pas la peine de les pétrir longuement : même avec un minimum de triturage, elles se consument sans problèmes.
Allumage la mort dans l’âme. La tension monte mais mes papilles ne sonnent pas l’alarme. Je me détends. Fichtre. Oui, c’est parfumé. Très. Oui, c’est foncièrement dépaysant. Oui, c’est un concentré de ce qui m’horripilait il y a quinze ans. Et me voilà pourtant parfaitement à l’aise. Conquis même. Ca alors !
D’emblée, deux choses me frappent. D’abord que ce genre d’aromatisation séculaire n’a strictement rien en commun avec les vulgaires et chimiques aros contemporains. Ensuite et surtout que plutôt de couvrir les saveurs de tabac sous une couche d’arômes artificiels, les blenders de Kendal instaurent un dialogue entre tabacs et arômes qui se comportent comme des partenaires avec un but commun : créer de nouvelles harmonies. Et je vous garantis que ça marche. Le résultat est même d’une complexité assez éblouissante.
Au début les virginias du Brésil, du Zimbabwe et du Mali, le virginia sun cured et la pincée de burley, tous deux maliens, se montrent encore quelque peu intimidés par l’assaut des parfums Lakeland, mais très vite ils sortent de leur torpeur et entrent en scène. Immédiatement il saute aux yeux que ces tabacs sont de qualité supérieure. Doux et veloutés et vivaces et acidulés à la fois, ils instaurent d’emblée un équilibre sans faille. Côté saveurs, on est loin de la cacophonie du nez : une petite note chocolatée, de la bergamote, du poivre, des épices, du boisé. Par ailleurs, il ne faut pas attendre longtemps avant que la fumée évolue, se concentre, se développe : je décèle du café et de moins en moins de citronné. Plus le fumage avance, moins on décèle le côté Lakeland : les arômes finissent par entrer en symbiose avec les tabacs.
La combustion est exemplaire et à aucun moment les virginias ne se mettent à mordiller la langue. Par contre, même si l’Ennerdale n’appartient nullement à la catégorie des assommoirs dont les deux maisons de Kendal semblent détenir le secret, ce n’est pas un tabac pour ceux qui ne supportent pas la vitamine N.
Quelle surprise ! Evidemment l’Ennerdale est trop typé pour devenir un all day smoke. Mais je suis sûr et certain que ce n’aura pas été ma dernière boîte. J’ai découvert un tabac qui sort vraiment de l’ordinaire et qui m’a impressionné. Est-ce pour autant que je vous le recommande sans réserve ? Je ne m’y risquerais pas, tant il sort des sentiers battus. Vous êtes avertis.
G. De Graaff ? Inconnu au bataillon. Mes recherches m’apprennent que c’est une civette à La Haye qui existe toujours et qui jusqu’en 2000 produisait ses propres tabacs distribués à travers toute la Hollande. Et à en croire les quelques revues trouvées dans un forum hollandais, c’étaient des tabacs de qualité. Je suis même tombé sur un ancien catalogue de De Graaff dans lequel est révélée la recette de la N° 27 Mixture : des virginias dorés et Middle Belt (= Caroline du Nord), du Carolina cavendish, c’-à-d du virginia étuvé façon cavendish, et une pincée de perique.
La boîte qui m’a été offerte par un généreux membre du forum, est visiblement fort ancienne. D’ailleurs, le papier jadis blanc qui enveloppe le tabac est de couleur ocre et les virginias dorés sont désormais tout bruns. C’est la couleur dominante mais il y a bien sûr également du noir. Quand la lumière tombe sur la surface de ribbons fins et courts, je vois scintiller de petits cristaux. Malgré son âge plus que respectable, le tabac est toujours légèrement humide. En humant, je découvre une odeur complexe et fascinante qui me fait penser à une fromagerie. Je décèle également du cidre et puis quelque chose que je reconnais mais sur lequel je n’arrive pas à mettre le doigt. Du stilton imprégné de porto ? En rouvrant plusieurs fois la boîte, je finis par savoir ce que je cherche : c’est un arôme de madère.
Surprise à l’allumage : pendant quelques instants je décèle des saveurs à la Lakeland, puis elles s’estompent et disparaissent après une minute. Je suis sous le charme de ce qui suit alors : voilà un VA/perique à son apogée dans lequel on ne distingue plus les ingrédients individuels. C’est devenu un tout fondu et parfaitement harmonieux, polissé par le temps. Douce sans être sucrée, acidulée sans être acerbe, amère sans être verte, la structure brille par son équilibre. Si je distingue de la croûte de pain et du boisé, les saveurs forment une composition difficile à capter dans laquelle le perique s’est parfaitement intégré. Quant aux virginias, ils s’expriment sans agressivité aucune. Le fumage ne se termine pas par un feu d’artifice. N’empêche que petit à petit la fumée gagne en intensité et en concentration.
Bref, la N° 27 Mixture est un mélange remarquable qui sans tambour ni trompette me procure beaucoup de plaisir. Un tabac de gourmet.
Des virginias blonds, rouges et foncés sont aromatisés au rhum, puis pressés en crumble cake. Un cake un peu bizarre puisqu’il ne se présente pas sous forme de bloc, mais plutôt comme un pavé plat aux couleurs nettement plus foncées que sur la photo, ce qui trahit un évident manque d’uniformité dans la production. Par ailleurs, je remarque que ce pavé a un degré d’hygrométrie exagérément élevé. Une fois de plus. Quand je plonge le nez dans le sachet, je ne sens pour ainsi dire rien. Une discrète odeur de biscuits, c’est tout. Et quand j’émiette un morceau de cake bien collant, le petit tas de brins et de fragments de feuille dégage à peine plus d’arômes. En fait, ça sent le tabac. Vaguement.
En rédigeant ces lignes, j’en suis à ma troisième pipée et je peux vous dire que je suis en train de fumer par pur sens du devoir. Mon Dieu, qu’est-ce que c’est barbant ! Autant fumer du foin. Quand je tente d’appréhender à travers ce brouillard trop humide qui fait office de fumée, ce que je goûte, force m’est de conclure que je n’en sais rien. C’est salé. C’est piquant. Il y a des acides désagréables et de l’amertume qui écrasent les sucres. Il y a des vapeurs d’alcool. Mais après ? Je n’en sais rien, que je vous dis. Peut-être, je dis bien peut-être, un flash de massepain ou un éclair de cannelle. Mais rien n’est moins sûr. En vérité, c’est insipide à faire pleurer. Et léger avec ça.
Ça, mes amis, c’est une création ratée. Ni plus ni moins. Le sens du devoir a ses limites. Vous me pardonnerez donc de ne pas finir ma pipe. Y en a marre.
J’ai fini par mélanger le Micha’s Cake avec une demi-boîte de War Horse Green (artfontilsuntabac65). C’est vous dire.