Font-ils un tabac ? n°152

par Erwin Van Hove

14/04/25

152. Un chiffre qui n’a rien d’emblématique. Et pourtant pour moi c’est un numéro spécial. Douze ans et demi après la mise en ligne du premier épisode de ma chronique, je franchis le cap des 500 tabacs recensés. Oui, cinq cents. Certes, je suis encore loin des 3000 revues du phénomène JimInks, mais si j’avais été l’un des 26500 dégustateurs sur Tobaccoreviews, j’aurais tout de même occupé la huitième place au classement des auteurs les plus productifs.

Cinq cents revues en douze ans et demi, ça revient à un texte tous les neuf jours. Vous admettrez que ça représente un travail considérable. Je suppose donc que vous ne serez pas étonné d’apprendre que je commence à m’essouffler.

Désormais je veux jouir de mon stock de tabac au gré de mes envies, sans me sentir obligé de choisir des mélanges que je n’ai pas encore évalués. Bref, le temps est venu d’échanger mon rôle de critique contre celui d’hédoniste.

Ce numéro 152 sera donc le dernier. Tel que je l’envisage aujourd’hui, cet arrêt sera définitif. Mais qui sait, peut-être qu’un jour l’envie de partager avec vous mes pérégrinations à travers mes boîtes, pochettes et bocaux me reviendra. On verra.

Je profite de cette occasion pour remercier Guillaume qui pendant toutes ces années non seulement m’a permis de rendre publiques mes élucubrations, mais qui, en plus, a sacrifié ses heures libres pour réaliser les mises en page.

Pour terminer, je tiens à vous rappeler la prémisse présentée dans le premier numéro de Font-ils un tabac ? et que vous ne pouvez jamais perdre de vue lorsque vous consultez mes articles. Mon but n’est pas de vous révéler La Vérité. Des impressions et des opinions personnelles, c’est tout ce que j’ai à vous offrir. J’espère qu’en partageant les leurs, d’autres reprendront le flambeau pour étoffer le site.

HU Tobacco, Fayyum Kake

U Tobacco, Fayyum KakeSuite au succès de la mixture du même nom, Hans Wiedemann a sorti en 2014 un krumble kake avec la même composition  : 65% de latakia, du kentucky, du fire cured virginia et du cavendish. Désormais les ingrédients sont mélangés, pressés et découpés chez Kopp, mais à l’époque d’où date ma boîte, Wiedemann s’occupait lui-même de la production avec les moyens du bord. Je note que les boîtes récentes portent un nom retouché : Fayyum Special Kake.

En ouvrant la boîte, je trouve un sachet en plastique qui n’arrive pas à bloquer une odeur persistante de latakia émanant de deux barres de tabac presque entièrement noirs. Comme tout krumble kake, le Fayyum n’est que légèrement pressé, ce qui permet de transformer les morceaux de tabac en brins bourrables sans devoir sortir le couteau.

Du latakia, du kentucky et du dark fired virginia. Plus empyreumatique que ça, on meurt. Il me semble donc inutile de vous décrire les arômes.

Bien que les bombes à latakia ne soient plus ma tasse de thé, je dois dire que dès les premières bouffées je suis impressionné. De toute évidence le Fayyum Kake n’est pas un anglais comme on en trouve treize à la douzaine. Ça saute aux yeux : ce kake a été composé de main de maître. Malgré les 65% de latakia, le mélange n’a rien de caricatural, mais respire au contraire l’harmonie. À commencer par la structure : de l’acidité, de l’amertume, de la salinité et du piquant extrêmement bien dosés et une agréable douceur sous-jacente provenant probablement du cavendish. Cet aigre-doux épicé est toujours présent, mais simultanément la fumée sait se faire crémeuse. Quant au goût, il est riche et complexe puisqu’il exploite tous les registres des tabacs fumés et torréfiés : feu de camp, viande fumée, cuir, terreau, boisé, réglisse.

La combustion est lente et régulière, et plutôt que d’évoluer, les saveurs restent constantes, tout en passant par de légères variations et permutations, ce qui fait que malgré leur percutante intensité, elles ne tombent jamais dans le piège de la bombe monolithique. Par ailleurs ce tabac démontre une fois de plus qu’il ne faut pas confondre puissance de goût et tabac fort.

À mon avis, un tabac avec un goût si intense ne convient pas comme all day smoke. C’est plutôt le genre de mélange qu’on sort lors d’une soirée hivernale quand on est confortablement installé dans un Chesterfield devant une cheminée au feu crépitant et qu’on déguste un verre de whisky tourbé. Plaisir garanti.

G.L. Pease, Cumberland

G.L. Pease, CumberlandLancé sur le marché en 2002, le Cumberland fait partie des Original Mixtures, la première série de mélanges du blender américain. Composition : kentucky, red virginia et perique.

Sur ma boîte datant de septembre 2015 je lis que le mélange contient un rare et exquis kentucky acajou âgé en balles pendant vingt ans. Ça promet. Mais voilà que sur le site web de Greg Pease je tombe sur un commentaire datant de juillet 2012 dans lequel il reconnaît que depuis quelque temps le stock de ce fameux kentucky était épuisé, que C&D qui produit les mélanges GLP, s’était mis à se servir d’un kentucky différent sans l’en avertir, qu’il ne l’avait appris que plusieurs mois plus tard et qu’ensuite il avait bêtement oublié d’adapter le descriptif sur les boîtes.

Je vous avoue que cette révélation me fait sourciller. Vous semble-t-il normal que C&D puisse modifier les ingrédients d’une recette d’un blender sans le consulter au préalable ? Et comment est-il possible que plus de trois ans après que Greg Pease s’était rendu compte qu’il était obligé de corriger le descriptif, les boîtes commercialisées présentaient toujours le texte d’origine ? Pas très sérieux, ça.

Mon étonnement ne s’arrête pas là. Parce que le texte sur le site de Pease continue : il a comparé l’ancien kentucky avec le tabac de remplacement sur lequel il omet de nous donner la moindre information, et il nous garantit qu’il ne goûte pas de différence. Je suis donc supposé comprendre que du kentucky qui n’a rien de distinctif et du kentucky rare et exquis, âgé pendant vingt ans, c’est du pareil au même. Ah bon. Mais alors pourquoi fallait-il un descriptif qui attirait l’attention sur la qualité exceptionnelle du kentucky employé ? Pas très crédible, ça.

Passons à la dégustation.

Des bruns, des fauves et de l’aubergine. Des ribbons courts. Un degré d’humidité idéal. Un nez avec une vague odeur de VA rouge à la McClelland, des noisettes grillées, du café moulu et une typique note de moisi provenant du perique. Loin du feu d’artifice olfactif, c’est un nez peu extraverti. En revanche, les odeurs fusionnées par le temps se montrent homogènes et complexes.

Dès les toutes premières bouffées, le fondu et l’harmonie de ce que je goûte m’épatent. Plus de trace de McClelland. Contrairement à leur nature expansive, les virginias rouges chuchotent pour ne pas gêner la conversation aimable et intéressante que mènent le kentucky et le perique. Tout comme le VA, le perique ne verse pas dans le fruité, mais développe un goût décadent de pourriture automnale. En cours de route il sort également le moulin à poivre, mais sans excès. La vraie star, c’est le kentucky qui, s’il n’a pas été conservé en balles pendant vingt ans, s’avère tout de même parfaitement mûr. En conséquence, il est rond, subtil et nuancé. La noisette grillée du nez revient, mais je perçois également du cuir, de la terre et des notes de cigare.

Le fumage ne pose aucun problème : le tabac se consume tranquillement sans nécessiter des rallumages répétés, la fumée n’a rien d’agressif, la puissance se situe dans la moyenne, et le goût reste constant et précis du début à la fin.

À l’âge de neuf ans, le Cumberland est un mélange très équilibré qui rayonne la sérénité et une force tranquille. Ici le tout est plus que la somme des parties. Ceci dit, cette remarquable harmonie ne serait pas possible sans l’exceptionnelle qualité du kentucky trié sur le volet et de toute évidence âgé pendant des années. En fin de compte, je suis prêt à croire Greg Pease quand il affirme que ce kentucky de remplacement n’a rien à envier à celui employé précédemment.

Chapeau bas.

Tabak Träber, Plug

Tabak Träber, PlugEtabli à Münster, Tabak Träber est l’une de ces luxueuses civettes qu’on trouve dans bon nombre de villes allemandes. Bien qu’axée sur les havanes, elle propose également une vingtaine de marques de pipes et un large éventail de tabacs à pipe, dont deux douzaines de mélanges maison. Pour découvrir la boutique, je vous invite à visionner la vidéo sur la page d’accueil du site : Willkommen bei Tabak Träber.

Le Plug est le seul tabac maison à être livré en pochette. Mais qui pourrait s’en plaindre au prix de €21,40 les 100g ? Composé de dark fired kentucky, de virginia et de perique, le plug combine des teintes presque noires avec divers bruns et des fragments blonds. Testé tout frais, le tabac contient suffisamment d’humidité pour permettre une découpe en tranches fines et un triturage facile.

Le nez est clairement dominé par le virginia avec une appétissante odeur de boulangerie. En humant plus longuement, je détecte également un peu d’acidité volatile, un soupçon de poivre du perique et une légère note toastée du kentucky. Ce nez ne cherche pas à impressionner, mais séduit par son équilibre et par sa discrète délicatesse.

Le goût correspond à l’odeur. Sans forfanterie et sans rouler des mécaniques, le tabac produit une fumée peu volumineuse qui véhicule des saveurs de pain et de toast. Pour arriver à ce résultat, le virginia et le kentucky collaborent si étroitement qu’ils se fondent en un tout. Quant au perique, il se contente du rôle de condiment, et encore : la dose de poivre est minimale.

Je peux comprendre que d’aucuns jugent ce plug insipide. Et il est vrai que lorsqu’on vaque à ses occupations sans prêter attention au fumage, on risque d’être déçu. Personnellement, j’ai constaté qu’à condition de se concentrer sur le tabac, on découvre des saveurs harmonieuses et subtiles.

Le Plug est donc un blend bien fait, mais qui demande un effort de la part du fumeur. Disons que c’est un tabac méditatif.

Tabak Träber, Unique

Tabak Träber, UniqueÀ maintes reprises j’ai constaté que le flou artistique règne autour de la composition de certains mélanges et que selon la source qu’on consulte, la liste de leurs ingrédients peut varier. Il m’est également arrivé de mettre en doute l’exactitude de certains descriptifs, voire de prouver, la liste officielle des ingrédients à l’appui, que certains blends présentés comme naturels contiennent en vérité plusieurs aromatisants. En revanche, ce qui m’arrive avec le tabac que voici, c’est carrément du jamais vu dans ces colonnes. Unique. C’est vraiment le cas de le dire.

Voici ce que j’ai commandé : Virginia, Burley, Black Cavendish and with prune juice fermented Perique combine to create a natural composition. Fermenter du perique dans du jus de prune n’est pas farfelu. Pour preuve voici une description du perique pur de Gawith & Hoggarth : it’s a very rich stewed fruit taste, kind of fermented like prunes. It is like tasting prune juice tobacco. Bref, le jus de prune est employé pour rehausser le goût naturel du perique et non pas pour apporter au tabac des saveurs qui lui sont étrangères. De là que le site du vendeur est en mesure de garantir que l’Unique est un mélange naturel.

Or, à peine la boîte ouverte, une pénétrante odeur de pot-pourri chimiquement fruitée, tel qu’on en trouvait durant les années 80 dans le salon de tout petit bourgeois qui se respectait, embaume mon bureau. Pour une surprise c’en est une ! Cette odeur n’a strictement rien en commun avec celle d’un VA/perique. Et puis, regarde-moi ce tabac avec sa coupe XXL et son assortiment de toutes les couleurs. Ca crie aro de luxe.

Comment est-ce possible ? Aurait-on par inadvertance rempli la boîte d’un mélange différent ? C’est peu probable. Il est plus plausible que sur la page web consacrée à l’Unique, on se soit trompé de texte. Je retourne lire le descriptif et cette fois-ci je consulte la version allemande du site. Et voici ce que je lis : Virginia, Burley, Black Cavendish und in Pflaumensaft fermentierter Perique vereinen sich zu einer sehr aromatischen Komposition. Pardon ? Voilà que soudain mon mélange naturel s’est transformé en un aro très prononcé !

Vous me pardonnerez de ne pas faire de tentative pour décortiquer les saveurs d’un tabac qui m’agace. Il suffit de dire qu’elles correspondent entièrement au nez : c’est du pot-pourri tout craché. Cependant, force m’est d’admettre que dans son genre, c’est un mélange bien fait : les saveurs restent constantes sans faiblir et sans devenir amères en cours de route. N’empêche que j’ai du mal à digérer cette débâcle dont la responsabilité incombe au vendeur.