Textes

jean giono pipe


Les Vraies Richesses

Jean Giono


Les arrivés de midi viennent de finir leur repas, la nappe de papier est pleine de débris de pain et des épluchures de fruits sont dans les assiettes. Ils ne s'attardent pas. Les uns ont pris une cigarette toute faite dans des paquets. Presque tous les mêmes paquets. Deux sortes seulement : Maryland jaune ou Celtiques bleues. Un fait sa cigarette avec du tabac gris et du papier Job dont je reconnais d'ici le cahier à couverture noire et ficelle rose. Ils allument leur cigarette, tirent deux bouffées, se dressent, époussettent le devant de leur pantalon et sortent. Pas un ne fume la pipe. Il fait aujourd'hui dehors un jour de midi, lourd et gras, sans ombres et sans accueil. Les uns tournent vers le boulevard, les autres vers le carrefour avec beaucoup de décision. Ils font dix mètres puis les voilà hésitants. Le minuscule milligramme de rêve qui est dans la cigarette les trouble, les sépare de la ville, les fait pendant une seconde libres et déjà leur pas ivre frotte et colle le trottoir. Si l'un d'eux approchait seulement sa bouche de la sauvage pipe noire, forte comme une cartouche de dynamite et qui dort maintenant sur ma table de nuit, il s'écraserait dans le ruisseau, pour y dormir un rêve plein de cavales au galop, de nuages en fuite sous le vent, de routes, de voiles, de pas et de la roue divine des champs qui tournent autour de l'homme en marche.



L'Art de Vivre

Jean Giono
dans la Chasse au Bonheur


Oui, je me suis débattu. Vivre de régime ! C'était la fin de tout. Pas de tabac. (Je fumais la pipe, et j’aimais fumer mes pipes, ou le cigare. Ah, les cigares !) Pas de sel. Je me suis dit : je perds tout ce qui fait le sel de la vie. Je mettais toute la succulence de la vie dans ce petit mot de trois lettres : « ce sel est une ambroisie », dit Othello.

Eh bien, non, l’ambroisie est ailleurs. J’ai cessé de fumer. On m’avait autorisé deux pipes par jour. Je luttais pied à pied, je tenais à mes deux pipes. On m’a dit : « Bon, gardez-les. Une après le repas de midi, l’autre le repas du soir. » Le paradis ! Deux paradis par jour. Instinctivement, je cherchais le vrai paradis. Je l’ai trouvé, bien sûr : il fallait tout simplement supprimer les deux pipes. On ne m’a pas obligé. Je l’ai fait tout seul. Pourquoi ? Parce que c’était beaucoup plus agréable de ne pas fumer. Les nouvelles séductions s’étaient approchées et s’étaient installées. Je ne fumerais pas pour tout l’or du monde. On m’offre encore quelquefois de magnifiques cigares : des Pérous, des Golcondes, des Pactoles, tous les parfums de l’Arabie. Je les donne : l’air pur est un Pérou, des Golcondes, des Pactoles, vraiment tous les parfums de l’Arabie. J’ai retrouvé, par exemple, un parfum très discret, presque imperceptible, que je savourais dans mon enfance (avant de fumer). C’était l’odeur du réséda. Ma mère aimait le réséda. Elle en gardait parfois des brins à son corsage. Je n’avais plu senti l’odeur du réséda. Maintenant, oui.

Maintenant aussi, par exemple, je sens de loin, au printemps, la sève sucrée des saules. C’est une odeur qu’on perd constamment quand le sens olfactif est brutalisé par le tabac. Dès que le sens est libéré (on s’y fait vite, surtout si on y donne attention), on retrouve la nouveauté des richesses du monde. Je parle de cette sève sucrée, c’est que c’est un parfum exquis, non seulement exquis, mais il parle à l’âme, c’est un enchantement.

En mars, avril, jusqu’après les bourrasques du printemps et les premiers coups de chaleur, l’écorce des saules exsude de minuscules perles de sève. J’imagine que c’est à cause d’un équilibre biologique végétal (le saule) et l’animal (certains insectes), et pour que cet équilibre existe, il est fait pour appeler, être attrayant. On ne sent jamais cette odeur, parce qu’elle est très délicate, parce qu’elle n’est pas en réalité pour nous. (On nous a expulsés du paradis terrestre. On ne hume désormais – et de plus en plus – que l’arbre de la science.) Cependant, dès qu’on devient un « homme de bonne volonté », on sent l’odeur exquise de la sève des saules.

Je pourrais multiplier les exemples, et jusqu’à l’odeur des herbes les plus humbles, mais parlons du sel. (…)



Terrasses de l'ile d'Elbe

Jean Giono


En premier lieu, il importe de ne pas prendre le tabac pour du foin, de l'herbe coupée, séchée et préparée; c'est une matière qui a du caractère et dont on ne peut venir à bout qu'avec des souplesses et des sciences; par "venir à bout" j'entends : en tirer du plaisir. Le lieu où on le tient, l'emballage qui le contient, le temps qu'il fait, le moment de la journée, à plus forte raison la saison, l'état dans lequel on est soi-même (physique et spirituel), tout compte.



Sources à préciser :

Jean Giono


J'avais retrouvé la fraicheur du regard et l'innocence de l'émergence du monde, presque celle du premier homme qui advient à la conscience de son être-au-monde, où se tissent la fragilité et la beauté de sa présence éphémère dans l'abondance et l'infini qui l'entourent. Chaque parcelle de nature, chaque objet que m'offrait le monde dévoilait à mes yeux comme au reste de mes sens un ensemble inépuisable de possibles. Chaque visage était un monde. Le minéral et le vivant, les plantes, les animaux et l'homme entraient dans des résonances nouvelles et étranges, qui découvraient, à chacun de mes pas dans cette nouvelle vie, l'étendue de l'univers créé et la place, subtile et sensible, originellement dévolue à l'homme dans cette création, pour peu que celui-ci soit capable, en se libérant des propres pièges tentateurs dans lesquels il s'était lui-même empêtré, de retrouver l'état édénique qui précède la chute originelle. Enfin, plus rien ne faisait obstacle entre le monde et moi parce que, contrairement à la majeure partie de mes congénères profondément engoncés dans leur monde dit civilisé, je m'étais libéré de mes deux aliénations les plus profondes : les livres et l'écriture.




L’homme l’attendait.
« Salut, dit-il.
- Salut, dit Jourdan.
- Le temps presse ?
- Le temps ne presse pas, dit Jourdan. Tout vient.
- Et à son heure, dit l’homme.
- C’est mon avis », dit Jourdan.
Puis il abandonna les mancherons de la charrue et il laissa retomber ses bras le long de lui.
« Tu as du tabac ? »
Jourdan se fouilla et donna sa blague.
« Je n’ai pas fumé depuis Roume, dit l’homme, mais dans la forêt valait mieux pas. Les chênes sont secs.
- Il n’a pas plu depuis Toussaint, dit Jourdan.
- Le pays sent bon, dit l’homme.
- C’est la première fois que tu y viens ?
- C’est la première fois qu’il est devant moi. Une saison j’ai fait la vallée de l’Ouvèze. »
(Et il traça dans la nuit une ligne avec son doigt du côté de l’est) « et une autre saison le maquis dans les collines bleues » - et il montra le nord.
« J’étais à côté, aujourd’hui, j’entre. »
Il se détourna à contre-vent pour allumer sa pipe et Jourdan ne put pas voir son visage. Il connut seulement les épaules de l’homme. Une bonne grosseur et qui faisait bien barrière au vent.
« Je t’ai vu labourer, dit-il. Je me suis dit : « Mais il laboure ! » Alors je suis venu voir.
- Oui, dit Jourdan, ça n’est pas le besoin. La nuit donnait envie.
- C’est quel tabac ? dit l’homme en goûtant la pipe.
- Du gris.
- Mais tu l’as mis dans du grès rouge ?
- Juste, dit Jourdan.
- Je sais les goûts, dit l’homme. Et j’aime bien. Ça fait fontaine.
- Pardon ? demanda Jourdan.
- Le tabac fort, dit l’homme, est déjà épais de lui-même. Si tu le mets dans le grès rouge il sue. Ça fait une sorte d’amitié si tu veux entre le tabac et la pierre et ça donne à la fumée ce goût de bonne vase claire. Tu n’as jamais ramassé une poignée de boue dans une fontaine de source ?
- Non.
- Fais-le et tu verras. Ça a le goût de cette fumée. Sens. »
Il lui souffla une bouffée de fumée dans le nez.
« Tu sens ?
- Guère.
- Goûte. »
Il lui tendit la pipe.
Jourdan suça le tuyau de la pipe. Elle était encore humide de l’homme.
« Tu sens ?
- Oui maintenant. »
Il rendit la pipe.
« Dans le grès bleu, dit l’homme, le tabac prend le goût du fer. C’est comme ça. Je l’appelle le tabac de forgeron. Ça n’est pas précisément le goût de fer. Tu sais quand on mouille le blanc et puis qu’on le frappe. Les écailles tombent. Voilà, ça sent ça, et encore, pas précisément les écailles qui tombent mais les écailles qui restent collées à la corne de l’enclume. Voilà ce que ça sent, juste.
- Tu as gros goût, dit Jourdan.
- Oui, dit l’homme, et c'est ça l’affaire.
« Le cheval tremble, dit-il au bout d’un petit moment. Il ne faut pas le laisser au repos.
- Où vas-tu, toi ? dit Jourdan.
- Je vais rester un peu avec toi, le temps de fumer cette pipe de bon tabac. Marche, je te suis.



Que ma Joie Demeure

Jean Giono


Bobi avait raclé sa pipe. Elle était meilleure qu'avant et l'humidité de l'air la rendait encore meilleure de moment en moment.
Cet hivers dans son commencement avait été embarrassé de pluies épaisses et lourdes. Il n'avait pas pu y avoir de grands gels. Tout était resté mollasse et mouillé. L'eau jutait d'à travers les grands humus de la forêt. L'air lui-même était chargé de l'odeur de l'eau ; et c'est ce qui donnait si bon goût à la pipe de Bobi.

Dès qu'on était dehors, la pipe prenait un autre goût : le goût des venelles et des chemins, le goût des feuilles mortes, des humus et des fumiers naturels qui chauffaient les grandes racines de la forêt ; le goût des branches nues, luisantes, sur lesquelles les uns après les autres étaient morts les oiseaux grelottants et qui maintenant essayaient de chanter seules, sans oiseaux et sans feuilles, la chanson des branches nues dans le vent d'hiver. Ces branches avaient un goût puissant et animal, un peu chaud. D'autres goûts magnifiques venaient autour de la pipe, traversaient le tabac, se mêlaient à la fumée, se fondaient sur la langue. Des goûts plein des images les mieux aimées des hommes.
Tout en marchant à travers bois, Bobi tétait sa pipe à petits coups. Il ne la touchait pas. Il ne l'enlevait plus du coin de sa bouche. Il ne la sentait plus peser dans ses dents. Il fumait du tabac gris renforcé d'un peu d'humide, bruni au pot de grès, à demi tassé, long à allumer et qui brûlait lentement par l'intérieur.



Le Bon Tabac : Traité sur les bienfaits du tabac

Stéphane Hoffmann


Qui fume par plaisir est à moitié sauvé. Qui est exigeant avec ses plaisirs est complètement sauvé. Entre le goulu et le gastronome, il y a juste une question de caractère.

Vers la fin de sa vie, le cœur de Jean Giono présenta quelques signes de faiblesse. Si vous avez du caractère, lui dit son médecin, vous pouvez vous permettre de fumer deux pipes par jour ; si vous n’avez pas de caractère, cessez complètement de fumer.

Ma mère avait du caractère, se dit-il, pourquoi n’en aurais-je pas ? Giono se mit donc à la portion congrue. Elle lui suffit vite. Non seulement elle lui suffit, mais il eut l’impression d’être entré dans une savoureuse gastronomie tabagique. Les amateurs d’érotisme trouveront leur compte en transposant les explications qui suivent…

"Je ne me représente donc pas plus fort que je ne suis, confesse-t-il; peut-être que, tombé entre les mains du diable, je n’aurais pu m’en dépêtrer. Avec la pipe, j’avais ma chance. La décision une fois prise, restait à la maintenir. Je n’ai rien du saint, au contraire, je ne fais bien que ce qui me fait plaisir; je le sais, et je m’efforce de prendre plaisir à ce que je veux bien faire. Il fallait donc prendre plaisir à fumer moins ; cela ne peut se faire qu’en fumant mieux. Il s’agissait tout simplement d’un art de fumer…"

Mes amis, qui me voyaient tout le temps la pipe au bec, me demandent avec commisération : "Comment as-tu fait ?" Je leur réponds : "C’est bien simple, j’ai pris plaisir". Et j’ajoute : "Ne me plaignez pas, au contraire, c’est maintenant que véritablement je fume, jusque-là j’avais tiré sur des pipes sans savoir ce qu’était le tabac".



Un instituteur alsacien

Philippe Husser
Entre France et Allemagne, journal, 1914-1951,
Hachette, 1989, p. 374-375


Grand-père allume une petite pipe ; Franck, son petit-fils, accourt bien vite pour souffler la flamme en gonflant ses joues ; puis il regarde par la fenêtre, l'air pensif.

Dehors il fait mauvais, on voit des éclairs, il tonne, la tempête secoue violemment la croisée ; les nuages tourbillonnent dans le ciel, comme s'il se tenait là-haut une séance de tabagie.

“Le bon Dieu fume, n'est-ce pas, grand-père ? Comme toi, assis dans son fauteuil, il tire sur sa pipe ; parfois, comme la tienne, elle s'éteint : alors, comme toi, il sort son briquet. Et quand la mèche d'amiante se met à grésiller, c'est la foudre que l'on voit et que l'on entend sur la terre ; et quand les anges soufflent la flamme, nous entendons mugir ici la tempête.“

Grand-père, intrigué, regarde le petit homme ; un instant, la surprise l'empêche de parler. Mais quand le petit Fränkli l'interroge du regard, retirant sa pipe de sa bouche, il dit :
“Dieu le Père fume, oui, je crois que tu as raison. Sinon, le genre humain serait perdu. C'est dans un nuage de fumée qu'il a fait sortir son peuple de la servitude, autrefois, et c'est au travers de la fumée qu'il lui a parlé au mont Sinaï.“

Le Seigneur ne saurait être appelé le Dieu tout bon, s'il n'était pas un fumeur débonnaire !

Dom Juan, Sganarelle, tenant une tabatière

Molière

Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner, à droit, et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai, que le tabac inspire des sentiments d’honneur, et de vertu, à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière, reprenons un peu notre discours.