"La vie, c'est comme un champ, disait le vieux chevrier, ce n'est qu'une minute. Alors, tu vois des gens pressés, qui croient de leur intérêt de labourer grand et vite. Tu en vois d'autres qui n'en finissent pas de retourner leur petit jardin, bien profond. Il y en a sur des tracteurs, et d'autres une bêche à la main..."
Une voiture roule dans Paris, le soir. Il y a deux couples : les hommes devant,
les femmes derrière. Le chauffeur cherche une place où stationner, pas trop loin
du théâtre. Il est attentif aux feux rouges, aux sens giratoires, à ce qui vient
sur sa droite, et aussi, un peu, à ce qui vient sur sa gauche. Il regarde à
travers le pare-brise et, parfois, dans le rétroviseur. Un cliquetis
intermittent du moteur l'inquiète. Il puise une cigarette à tâtons, dans la
boîte à gants où deux paquets éventrés ont mêlé leurs contenus, des Gauloises et
des Players. Il n'est pas du tout d'accord avec son beau-frère, qui est à côté
de lui, et il ne se gêne pas pour le lui signifier. En même temps, il prête une
oreille à la conversation des femmes, derrière, qu'il interrompt de quelques
boutades, mais ce qu'il entend surtout, ce sont les dernières informations (la
voiture est équipée de la radio). Il passe à l'orange, arrive trop tard pour
avoir la place, change de vitesse, sort sa flèche, contredit le beau-frère, jure
à sa femme qu'on ne retournera pas à Palavas cette année, éteint la radio qui ne
lui a rien appris, frôle un autobus, ouvre sa vitre, jette son mégot :
— Qu'est-ce que c'était, demande son cognat, une brune ou une blonde ?
— Quelle question !
L'automobiliste parisien ne sait plus. L'a-t-il jamais su, même alors que
l'odorante fumée lui envahissait la gorge et les bronches ?
J'aime les fumeurs de pipe.
La cigarette, ça se prend, ça se jette, ça tient au bec, ça se fume tout seul.
La pipe se choisit, se soigne, se ménage, se fatigue et s'irise, vieillit et
meurt. Elle n'accepte pas n'importe qui au bout de son tuyau. Elle brûle la
gueule qui ne lui revient pas. J'en sais de fainéantes, qui n'accepteraient pas
de travailler plus de trois fois dans la même journée. J'en sais de jalouses,
qui sont atroces quand on les reprend après un temps d'oubli ; celles-là
demandent à être reconquises, il y faut beaucoup de patience et de doigté.
La pipe neuve est une jeune fille. Il ne faut pas la forcer, mais la bourrer
sans l'écraser, la rallumer souvent, dans les premières fois, agir des lèvres et
non des dents, à petits souffles répétés, suivre la chaleur du corps d'un doigt
léger... Celle que l'on rate au culottage reste amère pour la vie, ce ne sera
jamais la bonne fille.
Une pipe, ça ne se prend pas à l'aveuglette au fond d'une poche, ça ne s'allume
pas l'esprit ailleurs, ça ne se grille pas, comme une "sèche".
Le fumeur de pipe appartient à une race en voie de disparition. C'est un homme,
lent et pensif comme un homme. Qu'il passe en revue, comme un général, ses pipes
alignées au mur, ou qu'il choisisse, avec des précautions de jardinier, dans le
bouquet en pot, il ne se décide point à la légère. Il est difficile sur les
tabacs, presque autant que sur les bruyères.
Il garde les secrets de son mélange, fruit d'expériences dont son palais
souffrit parfois. C'est en silence qu'il bourre l'élue, les yeux et l'esprit à
ce qu'il fait. Il promène le tison ou l'allumette, en petits cercles au-dessus
du fourneau. Ce n'est qu'après la deuxième ou troisième bouffée qu'il reprendra
la parole, et l'on s'apercevra que ses propos ont gagné en qualité, en densité.
La fumée roulera en nuages ronds et rudes, dignes d'un soir de chasse, au coin
de la cheminée, agréable aux chiens rêvant qu'ils ont débusqué le grand
solitaire aux défenses d'or. Leurs jappements étouffés, le ronron des chats, le
tic-tac de la pendule et le mistral dans les contrevents mettent en valeur les
silences de pipe et donnent du goût à chaque bouffée.
Pendant ce temps, l'autre, qui tourne toujours autour du rond-point, allume sa énième cigarette, une blonde ou une brune, celle qui se trouve là... Il suit la file des cages de fer, à l'intérieur desquelles d'autres Parisiens fument et vivent sans voir les corbillards souples et furtifs qui chaque jour emportent quelques-uns d'entre eux.