Portrait d'un pipier : Rolando Negoita

par Radu Ghitulescu, photos de Rolando & Alexandra Negoita

18/11/12

"La version roumaine du Rêve Américain", c'est mon point de vue quand on parle de Rolando Negoita. Pourtant, ce n'est pas seulement parce qu'il figure actuellement sur la liste des gens les plus riches des Etats-Unis, alors qu'il n'y est arrivé que dans le début des années 90. Ce n'est certainement pas à cause de cela! C'est plutôt par le fait que, en seulement deux décennies, Rolando a réussi à la fois à impressionner et à gagner le respect par sa maîtrise dans deux domaines qui, apparemment, n'ont aucun lien entre eux : la mode et la pipe artisanale. La forme, l'aspect, la fonctionnalité. Ronaldo est un perfectionniste, après tout. Mais, avant toute chose, il ... est un artiste.

Vous avez réussi à vous imposer très rapidement et sur ​​un marché très restreint, celui des pipiers d'élite, où, en général, il faut environ 10-20 ans pour gagner la pleine confiance de ses clients et se faire connaitre. Quels étaient les éléments de votre succès, si rapide ? Le nom que vous vous étiez fait par vous-même en tant que designer était-il un avantage ?

Je ne pense pas que, quand je me suis lancé comme pipier, le nom que je m'étais fait en tant que créateur de mode ait en quoi que ce soit impressionné les collectionneurs de pipes. Pourtant, je n'ai pas le moindre doute quant à ce qu'ont pu m'apporter des dizaines d'années de travail avec une grande variété de formes et de matériaux, et mon habitude d'envisager les aspects ergonomiques, ont été une base solide dans la fabrication de pipes de haute qualité. J'ai commencé à marcher sur cette route avec joie et confiance en moi et je considère que le moment-clé de mon succès a été celui où j'ai réussi à fusionner l'aspect technique et l'aspect esthétique. La plupart des pipiers sont de grands artisans qui, malheureusement, n'ont pas cette expérience de designer. Je viens d'une tout autre voie. Ma formation artistique m'a beaucoup aidé à obtenir, dans un premier temps, l'attention et l'intérêt, à très court terme, pour mon travail. Cette nouvelle tendance lancée par moi a fait quelques vagues au début, mais a également été rapidement adoptée comme une source d'inspiration et, plus vite que je ne le pensais, a été assimilée par de nombreux pipiers. Ce "phénomène" a beaucoup contribué à l'élévation de ma renommée. "Copier" n'a pas vraiment une connotation négative, c'est même le contraire. J'ai créé un style, et, par conséquent, un certain nombre d'adolescents ayant une formation en design et en art ont commencé à faire des pipes ces dernières années.

Durant vos premières années aux Etats-Unis, aviez-vous pensé que, quelques années après, vous vous consacreriez à la fabrication de pipes? Par quelles étapes, quel a été votre cheminement pour passer de designer à pipier ?

La transition n'a pas été soudaine, et plusieurs facteurs ont été les causes de ce changement. Il est vrai qu'au début, je n'imaginais même pas que le marche de la pipe puisse seulement exister. Je l'ai découvert grâce aux pipe-clubs de la région. C'est en fumant mes propres pipes que j'ai attiré l'attention des autres fumeurs, qui m'ont à leur tour fait découvrir ce monde de la pipe : les shows, les sites de commande en ligne, etc. ... Ca m'a stimulé, et j'ai commencé à me procurer de la bruyère de qualité, et à augmenter ma production, tout en restant designer dans la mode, et en continuant à donner mes cours à l'école Parson de design. C'est à cette époque que j'ai déménagé, avec ma famille, quitté New-York pour New Paltz. C'est là que j'ai redécouvert la nature, et pu profiter d'une vie plus tranquille. A ce moment-là, devenir pipier prenait tout son sens.

On parle de vous comme le plus avant-gardiste des pipiers. Quelle pipe, quelle forme considérez-vous comme la plus aboutie et la plus représentative du style Negoita ?

Pas de forme, plutôt un style actuel que j'ai développé. Dans la pratique, je travaille sans idées préconçues, et c'est je pense comme cela que le côté original de mon travail ressort. Gagner le concours Butz-Choquin a été un moment important pour moi, c'était une confirmation de mon choix, que j'allais dans la bonne direction. Pendant cette période, des articles dans les revues spécialisées ont attiré sur moi et mon travail l'attention d'un public plus large.

Quelles sont les étapes qui amènent à la création d'une pipe ? Combien de temps cela prend-il, de la conception jusqu'à la réalisation ?

Mon processus diffère de celui de la plupart des pipiers. Je commence toujours par dessiner. Traditionnellement, les formes sont dictées par les fibres et la texture du bois. Tout mon travail consiste à harmoniser au mieux la forme que j'ai en tête avec la bruyère dont je dispose. C'est difficile, parce que chaque morceau a sa propre personnalité. C'est pourquoi je dessine d'abord, choisis le bois, et redessine encore après, en fonction des exigences dictées par la bruyère. Il s'agit d'un dialogue entre le bois et la forme que j'ai imaginée. L'inspiration est un processus complexe. Une forme en génère une autre. J'aime travailler sur des thèmes de départ, de bons exemples dans mon cas seraient la botanique, ou l'Art Déco, etc. ... Pendant que je travaille, je continue à dessiner, et quand j'ai fini un ensemble de pipes, je sais déjà ce que je vais faire après. Exécuter un groupe de pipe peut me prendre de quelques jours à plusieurs semaines. D'habitude, je travaille par série de cinq ou six pipes de la même famille. J'aime prendre plusieurs pauses pendant que je travaille sur la bruyère, laisser reposer, cela peut m'amener à d'autres choses en cours de route. Ca peut sembler un peu métaphysique, mais cette façon de faire est importante pour moi.

Pour arriver à la forme et à la qualité que vous désirez, combien de pipes finissent au rebut ?

De nombreuses pipes finissent au rebut, cela finit par donner un pourcentage assez important, notamment à cause des imperfections du bois. En moyenne, je produis entre cent et cent-vingt pipes par an, sans compter les commandes des pipe-clubs ou des forums, et il m'arrive à l'occasion d'accepter des commandes, mais toujours dans des formes déjà proposées. Et pas plus de cinq ou six par ans, pour éviter qu'elles ne se ressemblent trop.

rolando negoita

Quelle a été la pipe qui a vous donné le plus de mal ?

Parfois, la difficulté vient du fait que je choisis d'utiliser un procédé technique déjà utilisé, mais que je désire repenser, simplifier ou perfectionner. Je ne peux pas dire que certaines pipes sont plus difficiles à faire que d'autres. C'est une simple question de travail, mais un travail que je ne considère pas comme un stress ou comme un effort. La joie que j'éprouve à réaliser une forme, aussi complexe soit-elle, est une récompense en soi. Une forme complexe n'est pas forcément plus difficile à réaliser. Il y en a certaines sur lesquelles je bloque, mais après quelques semaines, voire quelques mois, j'y reviens, et le bois me "parle", et la solution apparaît évidente. Pour être concret, la "Blue whale" est une forme difficile, mais je continue à en proposer des variantes. C'est un bon exemple de la relation entre la forme et la matière, de la façon dont la forme renait sur un bloc de bruyère particulier. Par conséquent, il n'y a pas deux "Blue whale" identiques. J'y travaille avec prudence, parce que je les considère comme représentatives de mon style.

Quels matériaux utilisez-vous pour travailler ?

Outre la bruyère de la meilleure qualité, importée d'Italie, et coupée spécifiquement pour mes formes, de l'ébonite allemand, mais aussi l'or, l'argent, le titane, qui sont mes préférés pour les bagues. Je ne suis pas le seul pipier à employer ces matériaux, mais j'ai un avantage, ma longue expérience dans le traitement des métaux, et je connais les façons de faire pour les combiner. J'utilise aussi l'ivoire fossilisé, l'ambre, des bois exotiques, mais aussi le rhizome de bambou noir.

Vous n'avez jamais été tenté de créer des modèles classiques - une billiard, une dublin ?

J'admire et j'apprécie aussi les formes classiques, il m'est arrivé d'en produire, à l'occasion, à la grande surprise de mes clients. Mais ça n'est pas mon domaine.

Vous avez mentionné Butz-Choquin, qui est la seule marque, à ma connaissance, qui peut s'enorgueillir de proposer un modèle créé par vous. Seriez-vous intéressé par d'autres collaborations du même genre ?

Butz-Choquin souhaitait continuer travailler avec moi mais je n'ai pas trouvé le temps et l'occasion de passer à Saint-Claude, et les particularités de leur production réclament que le modèle leur soit destiné. D'autres sociétés m'ont fait des propositions, mais ce qui manque, c'est le temps.

La plupart des pipiers admettent, plus ou moins précisément, avoir été influencé par tel ou tel pipier consacré. En ce qui vous concerne, on a du mal à imaginer qui aurait pu avoir une influence sur vous, mais quel pipier admirez-vous ?

En règle générale, je fais attention à ne pas trop étudier le travail des autres, pour garder un esprit aussi clair que possible quant au mien. Pourtant, je peux dire que j'admire le travail de Tom Eltang. Nous sommes bons amis, et j'ai passé quelques temps dans son atelier au Danemark, nous y avons travaillé ensemble. C'est ainsi que j'ai pu découvrir et admirer sa qualité d'exécution impeccable, et sa vaste connaissance dans le domaine pipier, Tom est le fruit d'une ancienne tradition de pipiers. Je tiens également à signaler le jeune Arita, que je rencontre régulièrement à Chicago. Ses pipes sont vraiment uniques, et dignes d'admiration.

Vous avez dit que chaque pipier a des techniques propres, ses méthodes et ses secrets. Avez-vous déjà reçu des demandes d'apprentissage ?

Mon atelier est ouvert à toute personne qui souhaite apprendre. J'ai eu pas mal d'élèves intéressés, mais malheureusement, dans le système américain, apprentissage signifie : argent facile. Ce qui signifie qu'on apprend vite et qu'on gagne de l'argent rapidement. Beaucoup de ceux qui sont venus ont abandonné rapidement, surpris qu'ils étaient par la complexité du travail que réclame une pipe. Je n'ai pas eu encore de vrai apprenti, qui fasse fructifier ce qu'il a pu apprendre ici.

Une dernière question : quel effet cela fait-il de faire partie de l'élite pipière, quand on vit aux Etats-Unis, pays qui devient de plus en plus intransigeant vis-à-vis de tout ce qui à trait au tabac ?

Bien sûr, nous en ressentons les effets, notamment en qui concerne les prix du tabac. Mais je note un intérêt croissant pour la pipe. Je ne saurais dire si cela est dû à la hausse du prix des cigarettes, ou si l'homme veut apporter un côté rituel à certains aspects de sa vie.

J'ai commencé à fumer la pipe dans les années 1970, quand j'étais étudiant à l'école d'Arts plastiques. Je fumais du Club et de l'Amphora quand j'avais de l'argent, dans une pipe chinoise qui n'avait pas coûté cher. Ca m'a poussé à essayer de faire mes propres pipes. La première pipe de Rolando Negoita a vu le jour en 1979. D'autres suivirent, dans différents types de bois. En 1990, certaines suivirent leur créateur dans son exode américain. Je suis venu ici avec quatre pipes réalisées en Roumanie, dans différents bois d'arbres fruitiers, de la racine d'églantier, qui ressemble à la bruyère, du cerisier, du pommier, et du prunier.

rolando negoita

Difficile de ne pas poser la question : que fumez-vous, et dans quoi ? à Rolando Negoita. Dans une interview, il avait répondu qu'il ne pouvait se permettre de fumer ses propres pipes.

C'était plutôt ironique de ma part. Cela reprenait cette vieille idée, pas tout à fait fausse d'ailleurs, que les pipiers fument leurs pipes les moins belles, ou les ratées. Bo Nordh a toujours dit qu'il fumait deux de ses pipes, vieilles et fendues. Tom Eltang ne fume qu'une petite pipe, il s'en refait une autre quand il ne la trouve plus bonne. J'ai remarqué que beaucoup de pipiers ont une attitude humble, quant à cet aspect des choses. Aucun vétéran pipier ne se vante de fumer ses modèles les plus luxueux, par décence. Dans mon atelier, j'ai un râtelier de 30 pipes, reçues en cadeaux d'amis, des pipes de provenance et d'histoires différentes, que je fume. Dans toutes ces pipes, une a une valeur sentimentale particulière, c'est une Connoisseur légère comme une plume, offerte par ma femme Alexandra pour mon anniversaire, quelques mois après notre arrivée aux Etats-Unis. Cette pipe représentait pour elle un mois de salaire. Mais revenons à mes pipes. De temps en temps, il m'arrive de ressortir un bloc inachevé de la caisse aux rebuts, et en quelques heures j'en fais quelque chose de fumable. Généralement, des pipes avec des défauts apparents du bois, mais que j'aime bien à cause de leur forme. Je fume principalement du virginie, du perique et du burley. Je fume plus pendant que je travaille, pour la bonne raison que cela me détend, me met dans un état méditatif, et m'apporte paix et concentration. Je trouve que les tabacs américains sont supérieurs aux autres. Mes mélanges préférés sont les McClelland, mais j'apprécie aussi les Heart & Home et les Cornell & Diehl. Par ailleurs, le blender des mélanges Hearth & Home a récemment créé un mélange basé sur mes goûts, j'ai donné mon avis, il l'a appelé "Rolando's Own". C'est un mélange virginie/perique, fait pour être fumé toute la journée.

"Pour finir, un cas à part et à plus d’un titre. Tout condamne Rolando Negoita à être exclu de cette liste : il n’est pas américain et c’est à peine plus d’un an qu’il fit son entrée dans l’univers pipier. En effet, Roumain d’origine et sorti d’une famille d’artisans, Rolando Negoita fit ses études à l’Académie des Beaux Arts à Bucarest. Vu la pénurie de pipes décentes, il apprit à tailler lui-même des bouffardes en tous bois. Vint l’exil aux Etats-Unis où il devint professeur d’orfèvrerie et de design. Parallèlement il créa son propre atelier où il se mit à créer couteaux, accessoires pour pipes et, c’était à prévoir, pipes. Tout inspire ce designer, des baleines aux noix, des amphores grecques à l’esthétique Bauhaus. S’il y a un seul pipier dont on peut dire avec certitude que tôt ou tard ses créations finiront au musée, c’est bien Rolando. Elégantes, sensuelles, fascinantes, parfaitement proportionnées, elles révolutionnent l’objet qui nous est si cher. Sans choquer, sans tomber dans le piège du tape-à-l’œil. Côté finitions, Rolando est polyvalent. Il est même le père d’une finition nouvelle, la walnut finish, un procédé de guillochage qui imite l’aspect d’une noix. Quant à la fumabilité de toutes ces merveilles, pas de soucis à se faire, grâce aux conseils de pipiers comme Tom Eltang ou Trever Talbert, elles sont parfaitement bien exécutées. Du grand art pipier et un immense potentiel. A suivre !" écrit Erwin Van Hove, dans son article "Go west", publié dans la revue française Pipe Mag (source Pipedia.org).

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