L'invitation au voyage

d'Erwin Van Hove

Allez, énumérez-moi cinq noms d’artisans pipiers américains. Comment ? Vous n’y arrivez pas ! Comment ? Vous ne saviez pas qu’Outre-Atlantique il y a des dizaines de pipiers à l’œuvre ! Et de talent, de surcroît. Rassurez-vous, vous n’êtes pas le seul. Pour la vaste majorité des fumeurs de pipe européens, les Etats-Unis, c’est une terra incognita. Grand temps de partir à la découverte et de refaire ensemble l’aventureux voyage de Christophe Colomb.

Avouez qu’il n’est guère surprenant que le continent où les indigènes ont d’abord abasourdi, puis séduit nos ancêtres par leur habitude de fumer, abrite, aujourd’hui encore, maints passionnés de la pipe. Et qu’au pays du virginia et du burley, du kentucky et du divin perique, il existe une longue tradition pipière. A cette tradition s’ajoute un récent et remarquable renouveau d’intérêt pour la bouffarde. En effet, au cigar boom des années 80 succéda une véritable vogue : depuis une dizaine d’années, la pipe a le vent en poupe. Finie l’image du vieux fermier, assis dans un rocking-chair, fumant paisiblement son Half & Half dans une Missouri Meerschaum. Désormais, la pipe est branchée. Depuis, nombre de clubs virent le jour et toute ville qui se respecte, organise son pipe show annuel. Magazines spécialisés et concours pour pipiers fleurissent. L’Internet est envahi de websites, commerciaux et autres, consacrés à la pipe et aux tabacs, ainsi que de nombreux forums publics où les amateurs échangent sans cesse informations et avis sur l’objet de leur passion. Pour les plus prestigieux pipiers danois et allemands, le marché américain est devenu leur débouché premier. Et la demande excède l’offre. Dans ce contexte extrêmement favorable, rien d’étonnant donc que l’Amérique était prête à accueillir, les bras ouverts, la pipe hand made in U.S.A.

Bien évidemment la production de pipes aux Etats-Unis n’est pas nouvelle. Le Missouri, c’est depuis 1869 la patrie de la pipe en maïs, la fameuse corn cob, et plusieurs marques américaines telles Kaywoodie, Medico, Dr. Grabow et Yello-Bole approvisionnent depuis presqu’un siècle le marché local en pipes bon marché. Mais le phénomène qui nous intéresse dans cet article, notamment la naissance et l’épanouissement de la pipe artisanale, est beaucoup plus récent. Un aperçu et une analyse.

Cette pipe artisanale a ses précurseurs aujourd’hui oubliés qui taillaient des fait main pour certaines marques américaines comme Wilke, Barclay Rex ou Custombuilt. Elle a aussi ses vétérans. Même si d’aucuns ont exercé une certaine influence sur l’œuvre de tel ou tel pipier-vedette contemporain, leur renommée était souvent locale et par conséquent fort limitée. L’exhaustivité n’étant pas l’objectif de cet article concis, nous les passerons sous silence, pour mieux nous concentrer sur les deux personnages qui, indéniablement, se trouvaient au berceau de la pipe haut de gamme. Constat remarquable : l’un n’ést même pas un pipier à proprement parler et si l’autre est bel et bien un artisan de la bruyère, sa production est confidentielle, voire minuscule. Pourtant ils ont changé le visage de l’univers pipier d’Outre-Atlantique.

Dans les années 60, l’artiste peintre et fumeur de pipe Ed Burak entre dans la boutique new yorkaise du pipier d’origine autrichienne Paul Fisher pour faire réparer une écume de mer. Ils fraternisent et Burak finit par travailler comme apprenti dans l’atelier du fabricant d’écumes. Puis il passe chez Wally Frank où il dessine des pipes pour la marque populaire. En 1968 il reprend, toujours à New York, la civette Connoisseur Pipe Shop. Ce sera là qu’il révolutionnera la pipe américaine. Non pas en tant que pipier, mais en tant que designer. En cela il se rapproche manifestement d’un des papes de la pipe italienne, le mythique Alberto Paronelli. Tout comme Paronelli, Ed Burak se borne à la création de pipes sur papier. Pour l’exécution en bruyère de ses créations, il fait appel à des mains mercenaires. D’emblée, ses designs détonnaient, étonnaient : il reléguait la pipe-outil, utilitaire et barbante, au grenier. La pipe se faisait objet d’art, de collection, de passion. Sculptures raffinées et sensuelles, ses pipes finirent par être exposées au musée. Ce qui plus est, les Connoisseur de Burak ouvrirent les yeux des amateurs et de ses collègues : une pipe américaine ne devait pas être quelconque et bon marché, elle pouvait être séduisante et originale. Et le succès de son entreprise démontra qu’il existait un créneau pour des pipes haut de gamme estampillées Made in U.S.A. !

Fin des années 70, début des années 80, une comète traversa le paysage pipier américain. Un courtier en assurances, fumeur de pipe passionné, admirateur de la perfection technique et de l’esthétique des grands pipiers italiens et danois, fit le pèlerinage au berceau de la pipe design. Il traversa l’Europe, rendit entre autres visite à l’un des pipiers les plus prestigieux de l’époque, Baldo Baldi, et se lia d’amitié avec Carlo Scotti, le propriétaire de la plus célèbre marque italienne, Castello. Il étudia les techniques employées par les plus grands ainsi que l’esthétique raffinée de leurs créations. Mike Butera avait trouvé sa vocation. En rentrant aux Etats-Unis, non seulement il se lança dans le commerce de cigares et de tabacs, il se mit également à tailler des pipes. Minutieusement. Avec une âme de perfectionniste. D’emblée, il gagna un concours pour pipiers et il étonna à la fois collègues et connaisseurs par la qualité de son travail. Du jamais vu ! Un Américain était capable de produire des pipes qui n’avaient rien à envier aux européennes, qui étaient belles et qui présentaient une exécution et une finition irréprochables. La véritable high grade américaine était née. Désormais, les pipiers américains disposaient d’un modèle, d’un point de repère. Plus qu’un pipier adulé, Mike Butera devint une véritable légende vivante : tous les passionnés de la pipe connaissaient son nom et sa réputation, mais rares étaient ceux qui avaient le privilège de fumer une Butera. Homme d’affaires surmené, il ne produisit que quelques pipes par an. Ses créations sont donc, aujourd’hui encore, de véritables objets de collection qui se vendent à des prix exorbitants.

La véritable éclosion de la pipe artisanale américaine se situe dans les années 80. Des dizaines de pipiers se mirent à l’œuvre. Certains réussirent et sont aujourd’hui riches d’une bonne vingtaine d’années d’expérience, beaucoup d’autres s’avérèrent éphémères et ne constituent qu’une obscure note en marge des annales. Des artisans comme Elliott Nachwalter, Clarence Mickles, Randy Wiley, Tim West, Steve Weiner, Sam Learned et autres Boswell ont des mérites incontestables, sans pour autant atteindre les sommets de l’art pipier européen.

Sam Learned

Sam Learned

Elliott Nachwalter

Elliott Nachwalter

Randy Wiley

Randy Wiley

Tim West

Tim West

Et aujourd’hui ? Quels sont les pipiers qui manifestement sortent du lot et qui méritent, pour une raison ou une autre, d’être présentés dans le cadre de cet article ? Evidemment, tout choix est subjectif, voire arbitraire, je m’en rends bien compte. Or, après consultation d’une bonne douzaine de pipiers et de connaisseurs américains, il s’avère que ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent. Voici donc quelques icônes.

J.T. Cooke, Jim pour les familiers, est un des vétérans. Actif depuis 25 ans comme pipier et comme réparateur, il jouit d’une solide réputation. La saveur de ses pipes est excellente parce qu’il a développé une technique pour extraire de ses plateaux le plus possible de tanins, source d’un goût amer. Cooke est également célèbre pour le confort de ses tuyaux qui sont faits main dans un matériau acrylique qu’il produit lui-même. Ses modèles tendent vers un classicisme contemporain de bon aloi. Il produit bien évidemment des pipes lisses, mais, particularité surprenante, sa célébrité est due avant tout à ses sand blasts. Si en Europe, les vieilles Dunhill, Bill Ashton-Taylor et plusieurs pipiers italiens se distinguent par leurs sablages séduisants, ils se font tous surclasser par J.T. dont la technique du triple blast est probablement la plus parfaite au monde. Grâce à des sablages successifs, il rend la structure de la bruyère tangible et il produits des ring grains superbes et impressionnants. Ses pipes n’ont qu’un désavantage : leurs prix prohibitifs !

Ce qu’on ne peut pas dire des produits de Mark Tinsky. Ses prix fort raisonnables et sa bonhommie ont fait de Mark la coqueluche des Américains. Difficile de trouver un amateur qui ne possède au moins une pipe faite par l’American Smoking Pipe Company, l’entreprise que Tinsky fonda en 1978 avec son ami Curt Rollar. En 1990, après le départ de son associé, il continua tout seul et se bâtit une solide réputation : bruyère grecque de qualité, tuyaux préformés importés d’Italie, une panoplie de modèles et de finitions, bref de jolies pipes bien faites et qui produisent un goût irréprochable. Ni confection, ni haute couture. Du fait main à la portée de tous. Par ailleurs, Mark se fait un plaisir de tailler la pipe de vos rêves : il accepte toutes commandes. A noter également : la relève est assurée puisque son fils Glenn a hérité du talent du père et, à 16 ans déjà, vend ses propres créations.

Autre vétéran : Lee von Erck. Personnage attachant : un solitaire au physique d’ascète et à l’humour ultrasec. Manifestement l’un des pipiers américains les plus individualistes. Son œuvre ne laisse pas indifférent : ou bien on adore ces formes très organiques et tout sauf conformistes, inspirées, dit-il, de la nature qui entoure son atelier au fin fond du Michigan, ou bien on déteste ces pipes bizarres et rustiques. Quoi qu’il en soit, amateurs de petites pipes, abstenez-vous ! Autre originalité : Lee a mis au point une méthode, d’ailleurs secrète, d’oil curing, c’est-à-dire que le bois est traité avec un mélange d’huiles pour chasser les tanins et les impuretés. Résultat : une pipe qui produit un goût agréable, mais typique, dès les premières bouffées. Les tuyaux en ébonite sont entièrement faits main. Quant aux finitions, peu de lisses, mais des pipes partiellement ou entièrement guillochées avec une apparence surprenante. Et pour cause : grand original, Lee guilloche à la vrille de dentiste ! Depuis peu von Erck propose également des pipes à la fois sablées et guillochées du plus bel effet. Une pipe américaine qui n’a pas son pendant en Europe. Dépaysant !

Cocorico ! L’un des tout meilleurs pipiers américains s’est installé depuis peu sur le sol français. Ou devrais-je dire breton ? Trever Talbert a en effet repris l’affaire de Patrice Sébilo, le pipier dont le nom est indissociablement lié à la pipe en morta, cette matière fascinante qui se situe à mi-chemin entre le végétal et le minéral. Il va de soi que Trever donne libre cours à sa créativité en taillant des mortas élégantes et raffinées. Cependant, la bruyère reste son matériau premier. Et il y en a pour tous les goûts.

La Ligne Bretagne, produite à partir d’un vieux stock de têtes prétournées, s’adresse à un public amateur de formes classiques et qui veut s’offrir à petit prix une œuvre d’un grand pipier. Pour les passionnés et les collectionneurs, Trever propose les Talbert Briar, des créations superbes, entièrement fait main, qui prouvent clairement son remarquable talent. Pipes au style éclectique, souvent très personnelles et avec une exécution et une finition vraiment haut de gamme, ces chefs-d'œuvre peuvent satisfaire les collectionneurs les plus blasés. En revanche, la série la plus rare et donc la plus chère, baptisée Halloween, peut faire sourciller. Comme ce nom l’indique, il s’agit de créations bizarres qui semblent tout droit sorties d’une peinture de Bosch ou d’un film d’horreur. Tours de force spectaculaires, ces objets s’adressent plus au collectionneur invétéré qu’au simple fumeur. A noter également, depuis qu’il s’est offert une nouvelle installation de sablage, Trever Talbert produit des pipes sablées qui sont tout simplement époustouflantes.

Talbert Halloween pipe
Talbert Goblin pipe

Todd Johnson prépare un doctorat en langues classiques et en théologie. Pas étonnant donc que ce jeune académicien ait baptisé sa marque de pipes Sto Briars ou que les trois lignes qu'il propose portent des noms inspirés de l'Antiquité grecque : les Spartan guillochées, les Athenian sablées et les Alexandrian lisses. Attiré et inspiré par les monstres sacrés danois, Todd Johnson est passé par une période où son objectif était de maîtriser le style de ses héros et de leur rendre hommage.

Depuis peu, il s'est affranchi et s'est forgé un style personnel. Fameux avant tout pour ses lisses remarquablement élégantes, avec des accents décoratifs du plus bel effet ou avec des tiges en bambou, il est devenu incontournable : du vrai haut de gamme, tant au niveau de la qualité que des matériaux employés, qu'au niveau de l'exécution et de la finition. Désormais ce jeune Américain est le pair des Danois : ses créations se vendent comme des petits pains à des prix comparables à ceux de Tom Eltang ou de Bang.

Larry Roush est considéré par la crème des connaisseurs américains comme le meilleur pipier du moment. Soutenu à ses débuts par Mike Butera, Larry a hérité de son mentor l’aspiration à la perfection technique. Apparu au début des années 90, puis disparu de la circulation, Larry Roush a fait l’année passée un come back remarqué. Depuis son retour, ses pipes ont encore progressé et trahissent une réelle passion et une maîtrise parfaite. Ses tuyaux entièrement faits main, sont d’une finesse et d’un confort exemplaires, ses flocs exécutés en delrin sont tous parfaitement adaptés aux mesures de la tige de chaque pipe, l’équilibre des pipes est excellent. Comme Larry est également orfèvre, l’argenterie dont il décore ses pipes, est splendide, quoique discrète. L’œuvre de Roush a cette vertu dont très peu de pipiers peuvent s’enorgueillir : tout en restant dans le carcan d’un classicisme contemporain, son style est immédiatement identifiable : un parfait équilibre entre virilité et élégance. Des formes fortes et compactes avec des lignes et des courbes naturelles, harmonieuses. Sa spécialité, c’est les pipes guillochées dont la couleur, parfaitement assortie au cumberland des tuyaux, vire entre le brun foncé et le bordeaux. Un régal et pour les yeux et au toucher. Des pipes sans forfanterie. Du sérieux. Du solide. De l’intemporel.

Pour finir, un cas à part et à plus d’un titre. Tout condamne Rolando Negoita à être exclu de cette liste : il n’est pas américain et c’est à peine plus d’un an qu’il fit son entrée dans l’univers pipier. En effet, Roumain d’origine et sorti d’une famille d’artisans, Rolando Negoita fit ses études à l’Académie des Beaux Arts à Bucarest. Vu la pénurie de pipes décentes, il apprit à tailler lui-même des bouffardes en tous bois. Vint l’exil aux Etats-Unis où il devint professeur d’orfèvrerie et de design. Parallèlement il créa son propre atelier où il se mit à créer couteaux, accessoires pour pipes et, c’était à prévoir, pipes. Tout inspire ce designer, des baleines aux noix, des amphores grecques à l’esthétique Bauhaus. S’il y a un seul pipier dont on peut dire avec certitude que tôt ou tard ses créations finiront au musée, c’est bien Rolando. Elégantes, sensuelles, fascinantes, parfaitement proportionnées, elles révolutionnent l’objet qui nous est si cher. Sans choquer, sans tomber dans le piège du tape-à-l’œil. Côté finitions, Rolando est polyvalent. Il est même le père d’une finition nouvelle, la walnut finish, un procédé de guillochage qui imite l’aspect d’une noix. Quant à la fumabilité de toutes ces merveilles, pas de soucis à se faire, grâce aux conseils de pipiers comme Tom Eltang ou Trever Talbert, elles sont parfaitement bien exécutées. Du grand art pipier et un immense potentiel. A suivre !

Rolando Negoita est manifestement le plus original et le plus prometteur de la dernière génération. Mais il n’est pas le seul jeune loup qui a profité du pipe boom aux Etats-Unis. Parmi les dizaines de nouveaux pipiers qui se sont manifestés ces dernières années, certains méritent d’être mentionnés. Mike Lindner, qui aspire à la perfection technique, s’inspire de toute évidence des maîtres danois, tout en créant des modèles qu’il peut appeler les siens. Tyler Lane et Brian Ruthenberg cherchent encore leur style propre, mais proposent d’ores et déjà des pipes jolies et bien exécutées, avec des tuyaux remarquablement confortables. L’œuvre de Jody Davis est clairement marquée par ses mentors Lars Ivarsson et Jess Chonowitsch. D’ailleurs ses pipes se distinguent par leur goût excellent. Walt Cannoy qui s’est récemment retiré à cause de problèmes de santé, a impressionné les amateurs par son exécution et sa finition soignées et par son style tout personnel. A vrai dire, certaines de ses créations conviendraient parfaitement à un emploi peu orthodoxe dans une messe noire. Et voici, mais gardez le secret, un nom à retenir : Will Purdy. Ce pipier n’est pas encore entré dans l’arène. Pour le moment il refuse de vendre ses créations. En toute tranquillité il est en train de se perfectionner. Et croyez-moi, il a du talent à revendre.

Tyler Lane pipe

Tyler Lane

Mike Lindner pipe

Mike Lindner

Walt Cannoy

Walt Cannoy

Denny Souers

Denny Souers

Au terme de cet aperçu, une question s’impose : la pipe américaine se distingue-t-elle de son pendant européen ? Ce qui frappe d’emblée, c’est que le parcours personnel des pipiers d’Outre-Atlantique n’est en rien comparable à celui de l’artisan typique du Vieux Continent. Chez nous, que ce soit en France, au Royaume-Uni, en Italie ou au Danemark, les mots-clés sont tradition et continuité. Le savoir-faire est transmis de génération en génération, grâce aux confréries et aux ateliers où maîtres et apprentis se côtoient. Ces rapports intenses et quotidiens entre pipiers expérimentés et jeunes loups sont d’ailleurs favorisés par le fait que souvent la production se concentre dans un périmètre fort restreint. Saint-Claude, Pesaro ou Svendborg en sont de parfaits exemples. Aux Etats-Unis, en revanche, rien de tout cela. Pas de confréries, pas d’ateliers qui, à l’instar de Larsen, engagent, guident et développent systématiquement les nouveaux talents. En outre, dans ce vaste pays où les pipiers sont éparpillés de la Floride au Montana et de New York à la Californie, des contacts fréquents sont évidemment exclus. Dès lors, les pipiers américains sont fondamentalement autodidactes. Et fiers de l’être.

Cependant, il faut nuancer quelque peu ce tableau. Vivant à l’ère des moyens de communication et des autoroutes digitales, les artisans américains sont moins isolés qu’il n’en paraît au premier abord. Plusieurs jeunes pipiers m’ont raconté que le téléphone et le courrier électronique leur permettent de s’adresser à leurs aînés. En plus, Trever Talbert, un des artisans les plus respectés, a publié sur son website une description détaillée de ses méthodes de travail et une panoplie de conseils et de tuyaux pratiques. Maints débutants m’ont rapporté que ce site leur a été d’un grand secours. Et puis, il y a ce phénomène typiquement américain des pipe shows. La plupart des valeurs établies, tant américaines qu’européennes, s’y rendent et les néophytes en profitent pour leur demander conseil. D’ailleurs lors de ces rencontres, les pipiers venant des deux côtés de l’Atlantique fraternisent et échangent idées et tuyaux. Bref, il existe quand même une certaine transmission du savoir-faire, même si, de toute évidence, elle est moins systématique qu’en Europe. Et ce n’est pas tout. Certains pipiers américains font le pèlerinage au paradis de la pipe haut de gamme : le Danemark. Ainsi Todd Johnson a fait un stage chez Tom Eltang et Tony Rodriguez, un artisan inconnu du grand public, a été assisté par les légendaires Lars Ivarsson et Jess Chonowitsch. Et comme la pipe artisanale américaine couvre maintenant au moins deux générations, il va de soi que les pionniers ont formé ou influencé certains de leurs successeurs. Trever Talbert ne cache pas son appréciation pour le soutien que lui a apporté Paul Perri, Mark Tinsky a débuté sous l’égide de Jack Weinberger et Mike Butera, ce parrain de la pipe artisanale américaine, a exercé une influence sur plusieurs pipiers contemporains, tels Larry Roush, Mike Frey ou le récemment décédé Steve Weiner.

Butera pipe

Mike Butera

Weinberger pipe

Jack Weinberger

Et le style dans tout cela ? Existe-t-il un style américain au même titre qu’il existe un style typiquement danois, italien, anglais ? La réponse est à la fois simple et irréfutable : pas du tout. Rappelez-vous : ni confréries, ni ateliers employant plusieurs pipiers, ni apprentissage organisé. Dans ces conditions, il était à prévoir que ces artisans éparpillés aux quatre coins d’un vaste territoire étaient destinés ou peut-être même condamnés à un individualisme pur et dur. La caractéristique la plus fondamentale de la hand made in U.S.A. est donc bel et bien son éclectisme. Pourtant, en étudiant l’œuvre des meilleurs pipiers, on peut nettement distinguer deux tendances contradictoires.

D’une part – et si c’est peut-être regrettable, c’est pourtant un phénomène fort compréhensible – il y a les pipiers qui s’inspirent tellement de la pipe européenne, que leur œuvre pèche parfois par un manque de personnalité. John Eells par exemple s’est posé comme objectif d’égaler les Dunhill de la grande époque. L’œuvre de Michael Kabik, retraité depuis des années, ressemblait à s’y méprendre à celle de Preben Holm. Quant à Todd Johnson, s’il est manifestement très doué, ses créations ne détonneraient pas dans une vitrine à Copenhague. A cet égard, il est remarquable à quel point l’esthétique et la perfection technique des maîtres danois exercent une fascination quasi obsessive sur de nombreux jeunes loups. Il est symptomatique que plein d’Américains s’efforcent de copier des créations typiquement danoises, telles que la blowfish, la pickaxe ou l’ukelele. Par ailleurs, cette révérence qui risque de paralyser la créativité personnelle, irrite pas mal de pipiers et de collectionneurs américains. Mais que ça reste entre nous !

D’autre part, il y a ces pipiers inclassables, farouchement individualistes et originaux et dont l’œuvre n’a rien en commun ni avec la pipe européenne, ni avec la production de leurs collègues américains. Ainsi, les créations de Joe Mariner ou de Denny Souers tiennent plus de sculptures martiennes que de bouffardes. Et nous avons déjà amplement souligné l’originalité de l’œuvre de Lee von Erck, Trever Talbert, Walt Cannoy ou Rolando Negoita.

Si la hand made in USA vous tente, inutile de courir à votre civette préférée. Les pipiers américains ne sont pas distribués en Europe. La raison est double. D’une part, le marché européen est saturé. D’autre part, la demande locale excède l’offre. Toutefois, Trever Talbert a l’intention de proposer dans son commerce en Bretagne les produits de plusieurs pipiers américains. Mais la façon la plus simple et peut-être la plus agréable pour acquérir des américaines, c’est en contactant directement les pipiers par courrier électronique. Ce qui plus est, la plupart des artisans disposent d’un website pour vendre leurs produits. Allez-y en toute confiance. Vous serez d’ailleurs charmé par l’accueil chaleureux que ces passionnés de la pipe vous réserveront. Et les problèmes de communication ? Rassurez-vous, entre amateurs de la pipe, on finit toujours par se comprendre.