Font-ils un tabac ? n°83

par Erwin Van Hove

02/04/18

Hearth & Home, Louisiana Red

Bien que Russ Ouellette s’adonne depuis une trentaine d’années à l’art du blending, il a fallu attendre le lancement de sa marque Hearth & Home pour qu’il perce définitivement. Je me rappelle qu’à cette époque, j’avais dégusté une série d’échantillons de ses mélanges qui m’avaient paru respectables, mais sans me laisser de souvenirs impérissables. Le seul qui, pour moi, sortait du lot, c’était le Louisiana Red. Voyons ce que j’en pense aujourd’hui.

Le nom du tabac ne laisse pas de place au doute : c’est un VA/perique fait à partir de deux virginias rouges. Aux dires de Ouellette, le mélange contient une bonne portion de perique. Les ribbons dans ma boîte semblent pourtant le contredire : je décèle fort peu de brins anthracite. Par contre je reconnais aisément les deux virginias, l’un fauve et l’autre nettement plus foncé. La boîte dégage pas mal d’acidité volatile qui rappelle le vinaigre balsamique, alors que du fond montent des relents de pruneau et de terre. Un nez plutôt discret et assez agréable.

Le degré d’humidité est parfait, ce qui permet un bourrage immédiat. Les premières bouffées véhiculent un fruité complexe qui combine les notes basses de pruneau et de figues sèches avec les notes aigues de pamplemousse et de citron. Immédiatement après arrive une vague d’acidité pimentée qui se met à dominer le palais. Trop même. Ce qui se passe ensuite dépend largement de la pipe : dans une majorité de bouffardes, l’acidité et surtout le poivre continuent à tyranniser les virginiennes vierges effarouchées, alors que dans d’autres, les virginias réussissent à opposer au caustique et piquant perique un bienfaisant fruité et des notes de réglisse, voire de café.

En général, les VA/perique sont des mélanges dont les saveurs évoluent au cours du fumage. Le Louisiana Red, lui, se comporte comme un monolithe. Ça veut dire que dans les pipes où c’est mal barré, ça ne s’arrange plus. Dans la plupart de mes pipes, je subis donc pendant une heure l’assaut du tabac-sco. Je vous garantis que ça fatigue.

Franchement, je n’y comprends rien. A l’époque, le Louisiana Red me paraissait vraiment bien fait et voilà qu’aujourd’hui, je le trouve affreusement déséquilibré. Dans ces conditions, il m’est impossible de vous présenter une conclusion probante. Par ailleurs, je viens de me rendre compte que le Louisiana Red a servi de tabac du mois dans le forum et qu’une dizaine de membres ont partagé leurs impressions. Force m’est de constater que le même paradoxe apparaît : une majorité de dégustateurs décrivent un mélange agréable quoique peu évolutif, alors que quelques-uns, dont Guillaume, sont abasourdis par l’excès de poivre. Il semblerait donc que c’est le genre de tabac qui ne fera jamais l’unanimité. Fiez-vous à votre propre palais. C’est le seul conseil que je peux donner.

HU-Tobacco, Great Dixter

Great Dixter est le nom de la splendide propriété dans le Sussex du paysagiste-jardinier et auteur de livres sur le jardinage le plus influent du Royaume-Uni, feu Christopher Lloyd. (greatdixter.co.uk/) La raison pour laquelle Hans Wiedemann a fait l’association entre son mélange et le légendaire country garden est évidente : il a voulu créer un blend floral aromatisé principalement au géranium. Si vous estimez l’idée saugrenue, c’est oublier que l’extrait de pélargonium est un ingrédient classique des célèbres tabacs parfumés du Lakeland.

Le mélange est composé de virginia brun en ready rubbed, de virginia blond en loose cut et d’un peu de burley blanc. Si le descriptif de Wiedemann mentionne uniquement une aromatisation aux essences florales, selon Tobaccoreviews le blend contiendrait également des arômes de fruits, notamment de citron. Je ne sais pas ce qui en est et franchement, je m’en contrefiche royalement parce que dès que j’ouvre la boîte, je comprends que le Great Dixter est le genre de tabac qui, à l’instar de l’infâme Erinmore Flake, me hérisse le poil. D’emblée il évoque dans ma tête non pas des visions de romantiques jardins fleuris, mais au contraire d’insistantes images de pastilles urinoir qui se fondent et se morfondent dans des pissoirs publics qui semblent exercer une irrésistible attirance sur tout butor incapable de viser juste. Bref, c’est foutu. Mon dégoût est viscéral et paralyse mes facultés d’analyse et d’objectivité. Je ne suis par conséquent qu’à moitié surpris lorsque je fais passer la boîte à mes convives, de constater qu’en humant le tabac, ils expriment tous des jugements passablement positifs. Eux, ils perçoivent des odeurs fleuries et se moquent de mes impressions à moi. Je me console à l’idée qu’aucun d’eux n’avait reconnu l’évident arôme de fruit de la passion que dégageait le noble sauvignon néo-zélandais dégusté ensemble.

J’allume, la mort dans l’âme. Courageusement, je tiens dix minutes. Qu’est-ce que c’est écœurant ! J’attends une demi-heure et je rallume. Beurk de chez beurk. J’arrête. Une heure plus tard, je rassemble tout mon courage. Cette fois-ci, mon dégoût est moins aigu, ce qui me permet de terminer la pipe, sans pour autant éprouver le moindre plaisir. Je regrette amèrement de m’être servi d’une dublin pencil de Bruno Nuttens parce qu’à coup sûr le fantôme du Great Dixter se fera un malin plaisir de hanter cette pauvre pipe.

Pour les essais suivants j’utilise uniquement des pipes en terre, notamment une Prungnaud et des gouda à double paroi. Je ne l’apprécie toujours pas mais je dois dire que l’odeur me paraît moins répulsive. Le géranium domine, mais je sens également du citron et quelque chose sur lequel je n’arrive pas à mettre le doigt. De l’encens ? En tout cas, l’ensemble fait très savon bon marché ou parfum de bobonne. Et c’est pareil en bouche : un goût omniprésent de pélargonium et de citron, des saveurs d’Earl Grey, du poivre et un petit fumet de vieille dame sapée pour la messe. Et le tabac dans tout ça ? Noyé dans une fiole de parfum. Si Hans Wiedemann a voulu émuler les scented blends de Kendal, il a échoué. Dans les Lakeland, il s’opère une symbiose entre tabacs et arômes. Ici l’aromatisation écrase les tabacs. D’ailleurs, quand je fais une pause, l’arrière-goût qui tapisse mon palais rappelle le parfum ou le savon et non pas le tabac. Côté structure, le Great Dixter est d’une carrure moyenne. Fort acidulé avec une discrète douceur sous-jacente. Il brûle gentiment et ne mord pas malgré le côté poivré et acide. Dans le dernier tiers, les tabacs font des efforts pour remonter à la surface, mais n’y arrivent pas vraiment, le palais étant imprégné d’un goût savonneux.

Je comprends qu’il en faut pour tout le monde. Mais franchement, en faut-il même pour ceux qui confondent pipe et diffuseur de parfum ?

Synjeco, Kentmere Sliced Twist

Le Bad Nun m’ayant procuré beaucoup de plaisir, je m’attends à passer de bons moments en compagnie du Kentmere, un autre house blend produit dans le Lakeland pour Synjeco. Je constate sur le site web de l’entreprise suisse que cette fois-ci le terme mélange maison est à prendre au pied de la lettre. C’est en effet le genre de mixture qu’il arrive à tout pipophile qui se respecte de préparer chez soi en ajoutant simplement à un blend existant un tabac condiment tel du latakia ou du perique. En l’occurrence, le blender s’est borné à doper l’Oxenfisl Twist, un pur VA pressé en rouleau, avec 7% de perique. Ensuite le twist a été coupé en rondelles avant d’être vendu en vrac.

A l’âge de trois ans et demi, le tabac dans mon bocal semble différent de celui sur la photo : il est nettement plus foncé et les curlies se sont défaits. Le nez est bizarre et ne met pas en appétit : pas toujours mais quand même à plusieurs reprises, le tout premier arôme que je décèle furtivement, est celui de la mayonnaise. Cette seconde passée, je suis à chaque fois frappé par un insistant nuage d’acidité volatile et par une légère odeur de chaussette sale. Rien, mais alors rien de flatteur. Le tabac ne colle nullement, ce qui fait qu’un minimum de triturage suffit pour pouvoir bourrer une pipe.

Franchement, je n’ai pas envie de m’étendre sur le fumage. Je vous livre d’emblée ma conclusion : le Kentmere s’avère foncièrement désagréable et déséquilibré. Si les toutes premières bouffées révèlent un VA/perique respectable, la suite est désastreuse : des acides omniprésents et incisifs doublés de l’agressif piquant de piments meurtrissent le palais et étouffent tout plaisir. Comment est-il possible que ce mélange manque tant de douceur et de velouté ? Où diable sont passés les emblématiques virginias voluptueux de Kendal ? Pourtant, sur Tobaccoreviews le Oxenfisl Twist, le virginia qui constitue le cœur du Kentmere, a obtenu un excellent score de 3,7. Faut-il en conclure que ce n’est pas parce qu’on ajoute un ingrédient à un mélange réussi qu’on obtient un nouveau blend qui tient la route ? Ou plutôt que Greg Pease qui un jour m’a appris qu’au-delà de 5% le perique risque de devenir écrasant, a raison ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que le Kentmere Sliced Twist manque cruellement d’harmonie et injecte vos muqueuses d’un mélange de vinaigre et de tabasco.

15 jours après l’ouverture du bocal, le tabac se montre moins agressif. N’empêche qu’il est toujours déséquilibré et qu’il continue à me déplaire. Voilà une déception de taille. Néanmoins, je suis parvenu à en faire un blend autrement plus équilibré en le mélangeant à proportions égales avec du John Sinclair Highland Sliced. Je vous dirai même que j’ai été étonné par la métamorphose du Kentmere et par le résultat réellement réussi. Tout est bien qui finit bien.