Non, cette marque de tabac n’a strictement aucun lien avec le respecté fabricant de pipes britannique d’antan et non, cette gamme de tabacs n’est pas produite dans la capitale du Royaume-Uni. C’est du tabac danois. Le Scandinavian Tobacco Group, toujours lui. Le marketing de la marque est assez étonnant. Si jusqu’à récemment les divers blends Cask suivi d’un numéro se vendaient partout en Allemagne, quand même le marché européen le plus important, je n’en trouve plus aucune trace. Par contre, aux Etats-Unis toute la gamme de huit mélanges est disponible à la fois en boîtes et en vrac. Et puis, en Grande-Bretagne et dans quelques autres pays européens, les Comoy’s of London sont complètement différents : au lieu des huit Cask sont proposés quatre mélanges baptisés Cornish, Irish, Scottish et English Mixture. Allez comprendre.
L’échantillon que je déguste est la version bulk sortant tout frais de la civette. C’est un flake VA/perique légèrement pressé, de couleur brun clair. Si on trouve ici et là du blond, il n’y a aucune trace de noir. Bizarre pour un tabac qui devrait contenir du perique. Comme les flakes se désagrègent au toucher, il n’est pas possible de les enfourner tels quels. Le tabac est suffisamment sec pour s’en bourrer une sans séchage préalable. Côte nez, il n’y a pas grand-chose à raconter : il est extrêmement fermé. Du foin. Au loin quelque chose de chimiquement fruité. C’est tout, et encore.
Les premières bouffées correspondent à ce qu’on est en droit d’attendre d’un virginia blond : du foin, du miel, du citron, puis, petit à petit, je décèle un petit goût fruité/floral qui doit être le résultat d’un léger sauçage. Très vite et malgré moi, c’est lui qui absorbe toute mon attention. Et ce n’est pas une bonne nouvelle : outre son côté produit WC, il apporte une âcreté chimique qui me coupe l’appétit. La fumée perd son équilibre, devient acide et piquante. Rien à voir avec le poivré et les acides nobles du perique. Ça, c’est la combinaison de virginias verts et d’une aromatisation chimique. D’ailleurs, la fumée manque particulièrement de velouté. Ça gratte et ça griffe de partout. Ma langue devient rugueuse et crie au secours. Je laisse donc ma pipe s’éteindre. Me reste en bouche un arrière-goût chimique et une sensation de poisseux.
C’est mal me connaître si vous pensez que j’abandonne. Remarquez, si vous n’étiez pas là, impatients de connaître la suite, c’est exactement ce que je ferais. Très conscient du sacrifice que je fais pour vous, je rallume donc. Hop, une nouvelle vague de piquant acide déferle sur ma langue. Mais où est donc passé le sucre des premières bouffées ? Pfff, regardez-moi ça : il reste encore deux tiers du bol. Ah mais il y a du nouveau : à la saveur chimique se mêle un petit goût de cendre. Ça complète le tableau.
Deuxième moitié. Le tabac gagne en force pendant que le goût artificiel et l’acidité s’estompent. Ça ressemble déjà plus à un VA/perique. Mais alors dans une version franchement pitoyable.
Bon, écoutez. Normalement, je fume un minimum de trois pipées avant de vous faire part de mes impressions. Ici, vous m’excuserez et vous m’accorderez une dérogation à cette règle. A deux reprises, j’ai bu le calice jusqu’à la lie. Basta.
Je ne peux que saluer la décision du Scandinavian Tobacco Group d’avoir retiré pareil fiasco du marché européen. Ceci dit, dans un souci d’objectivité, je tiens à mentionner que la personne qui m’a fait parvenir l’échantillon, semble apprécier ce flake et que sur Tobaccoreviews, le N° 4 obtient un score respectable de 3,2. Peut-être que la version en boîte est meilleure. Par ailleurs, j’ai également observé que lorsque je le fume en vaquant à mes occupations, sans me concentrer sur le fumage, il me dégoûte moins.
Après vous avoir présenté le Springtime Flake dans le numéro précédent, il serait logique de passer maintenant, c’est-à-dire en plein mois d’août, à l’English Summer Flake. Le temps en a décidé autrement. Depuis plus d’une semaine il fait maussade : de déprimants ciels gris, à peine 20°, de la bruine et des averses. Vous comprendrez que ce n’est pas exactement l’ambiance pour ouvrir un tabac qui se veut estival. D’ailleurs on ne cesse de nous le répéter dans Le trône de fer : l’hiver arrive !
Je découvre effectivement des couleurs automnales : il y a davantage de la couleur rouille que des bruns et des fauves. Les longs flakes sont assez épais, mais peu denses, ce qui permet une transformation aisée en broken flakes, d’autant plus que l’hygrométrie est parfaite et que le tabac ne colle pas aux doigts. Les arômes n’ont rien de spectaculaire, mais sont du genre rassurant : du pruneau, de la croûte de pain, du terreau, de l’aigre-doux. Après une semaine d’ouverture, la boîte dégage avant tout de bonnes odeurs de tabac.
Allumage facile et c’est parti : le flake étant composé exclusivement de virginias, il se met à s’exprimer dans un registre restreint. Si au tout début, il y a encore de petites notes fruitées, elles s’effacent rapidement devant le cœur du mélange : des saveurs aigres-douces dans lesquelles les acides dominent, pas mal d’épices piquantes, quelque chose de terreux. Au cours de mes essais, je constate que dans la plupart des pipes le tabac ne se montre pas au mieux. Ici et là il y a une pipée qui me comble, mais ce sont là des exceptions. La plupart du temps, l’insistante présence acidulée rehaussée par un effet Tabasco me coupe l’appétit, d’autant plus que mes muqueuses n’apprécient nullement le picotement caustique qui en résulte.
Je crois que c’est la première fois que j’ai à me plaindre d’un manque de velouté dans un virginia en provenance du Lakeland. La raison me paraît évidente : tout comme le Irish Springtime Flake, ce mélange-ci n’a pas été manufacturé à Kendal, mais chez Stanislaw en Tchéquie. Quoi qu’il en soit, à part par son côté incisif, le Scottish Autumn Flake me déçoit par son goût unidimensionnel et morne. Franchement, terminer le bol relève de la corvée.
Ce n’est pas la première fois que ça arrive : me voilà en total désaccord avec le score jubilatoire de 3,7 sur Tobaccoreviews. Même des dégustateurs que je tiens en estime se montrent enthousiastes. Ça doit être moi. Un problème d’incompatibilité. Ne vous fiez donc pas à moi. C’est à vous de juger.
Il est impossible de vous entretenir du Legends sans vous présenter au préalable son créateur, le formidable Fred Hanna. A en juger son cv et sa bibliographie, ce professeur d’université qui forme à Chicago des psychologues et des thérapeutes, est sans conteste une grosse pointure dans son domaine professionnel. Ça ne l’a pas empêché de devenir également une sommité dans l’univers de la pipe. Le décrire simplement comme un collectionneur passionné et un fin connaisseur serait lui faire injustice. C’est avant tout un penseur de la chose pipière. Même si lui et moi n’avons pas toujours partagé les mêmes opinions, nos longues discussions m’ont fait réfléchir et, parfois, revoir mes positions. Je n’exagère donc pas quand je le considère comme celui qui a écrit les textes les plus intéressants et les plus intelligents au monde sur la pipe et le tabac. D’ailleurs, son recueil d’articles The Perfect Smoke est pour moi le livre le plus indispensable sur le fumage de la pipe. C’est donc à juste titre que lors de l’édition 2010 du Pipe Show de Chicago, sa carrière de penseur pipophile a été couronnée de ce qu’on pourrait appeler le prix Nobel pipier : le Doctor of Pipes award.
Dès les années 70, Fred s’est essayé avec assiduité au blending. Avec succès d’ailleurs puisque certains de ses mélanges se vendaient dans une civette à Toledo, dans l’Ohio. A cette époque, il ne s’intéressait qu’au latakia, mais en 1999 il découvre le somptueux dark stoved virginia et se met à rêver d’un mélange de ce virginia longuement étuvé et de latakia. Pendant dix ans il concocte des blends qui lui paraissent satisfaisants mais qui ne correspondent pas encore au tabac idéal qu’il a en tête. Il manque quelque chose. Quand McClelland sort sa série Grand Orientals, Hanna met enfin le doigt sur le je-ne-sais-quoi qui lui faisait défaut. Mike et Mary McNiel de McClelland lui mettent alors à disposition leur stock entier de tabacs et lui donnent l’opportunité de composer le blend de ses rêves. Ainsi naît le Legends en 2011.
3% de latakia chypriote, du dark stoved virginia, des red virginias, du drama et du mahalla, voilà les ingrédients. Quand on regarde le mélange, on pourrait pourtant penser qu’il est dominé par le latakia, tant il y a des ribbons couleur de charbon. Ce serait perdre de vue que le dark stoved virginia est lui aussi noir. Pour le reste, on découvre surtout l’aubergine et l’acajou des red virginias et en moindre mesure les fauves et les bruns clairs des herbes orientales. A l’âge de six ans et demi, le tabac a un aspect huileux. Pourtant il ne colle pas aux doigts. Fondu par le temps, le nez est complexe et harmonieux : de la base aigre-douce remontent des relents de résine et de cire de chaussure, des notes vineuses et de crème de cassis, du boisé, de l’umami.
L’allumage est un plaisir : voilà une fumée veloutée à l’équilibre évident dans lequel on reconnaît l’apport de chaque ingrédient : le fumé et le cuir du latakia chypriote, le subtil aigre-doux des tabacs grecs, l’opulence des typiques red virginias de McClelland, le pruneau et les épices du dark stoved virginia. Après cette entrée en matière, se développent graduellement des accents toastés, des touches de café, des notes boisées et poivrées, et surtout d’évidentes saveurs de cardamome, pendant que l’acidité gagne en ampleur et que les sucres se font plus discrets.
Malgré la coupe fine, le tabac se consume lentement et sans chauffer. Même l’acidité marquée laisse votre langue en paix. Rien à signaler non plus côté vitamine N. Par ailleurs, rien à signaler résume bien ce qui se passe après la première moitié : la fumée cesse de véhiculer de nouvelles saveurs. Au contraire, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle perd en complexité et en profondeur et que le boisé et le fumé du chypriote commencent à dominer. Et comme ces jours-ci le latakia me gave facilement, j’avoue ne pas être mécontent quand enfin la pipe s’éteint.
Objectivement parlant, le Legends doit satisfaire les latakiophiles. Personnellement, je regrette que des tabacs aussi fabuleux que les red et les dark stoved virginias de McClelland ainsi que leur sublime combinaison de drama et de mahalla aient été dénaturés par du latakia qui n’a rien d’extraordinaire. Je n’y peux rien. Et dire que j’aurais tellement aimé chanter les louanges du blend de Fred ! J’espère que le Wilderness et le Samovar me donneront l’occasion de me rattraper.