Voici quelques années, quand Marty Pulvers, le vendeur de pipes californien aussi célèbre pour ses vastes connaissances que pour sa provocante franchise et son sens de l’humour grinçant, était venu me rendre visite, il m’avait offert, entre autres, une vieille boîte de Crown Achievement, un tabac jadis mythique, mais qui était mort d’une mort lente : après que Lane en avait modifié la recette vers le milieu des années 2000 et l’avait dégradé au rang de tabac en vrac, la clientèle avait tellement boudé cette pâle ombre du mélange d’origine que le fabricant avait fini par arrêter la production pour de bon. Pourtant, Herman Lane avait toujours considéré ce blend comme son chef-d’œuvre et à la grande époque, le Crown Achievement était le tabac le plus cher d’Amérique.
Remarquez qu’en 2014 Lane a ressuscité l’ancien Crown Achievement, le vrai, après avoir retrouvé dans un vieux cahier manuscrit la recette originelle : virginias, latakia chypriote, mahalla, dubec et perique. Pour reproduire le conditionnement d’origine, il a fallu partir à la recherche de la machine à faire des boîtes plates à l’européenne que Lane avait égarée au cours de son histoire mouvementée et ensuite recréer l’étiquette en relief qui imite le cuir.
Mais vous et moi, nous allons donc déguster une boîte ancienne sans en connaître l’âge exact puisque Marty ne l’a pas précisé. It’s old, m’a-t-il dit sur son ton laconique. Je trouve cependant une indication sur l’arrière de la boîte. Made in USA. Container made in West Germany. La boîte a été fabriquée en Allemagne de l’Ouest. Et comme l’Allemagne a été réunifiée en 1990, la boîte doit dater d’avant.
Sous l’effet de l’âge, les couleurs se sont fondues en un tout brun et anthracite dans lequel scintillent des cristaux. Le nez lui aussi forme un ensemble cohérent : un fond terreux, à peine fumé, avec des notes de moisi dues au perique. En sort de l’acidité volatile qui véhicule une appétissante odeur d’orientaux de qualité. Les brins ne collent absolument pas et sont restés suffisamment souples et humides.
La fumée veloutée s’épanouit comme une fleur en révélant différentes couches de saveur : un fond de latakia qui s’exprime sur le vieux cuir, un lit de soyeux virginias discrètement sucrés, une strate d’épices piquantes vivifiées par une nappe d’acidité incisive, un voile de tabacs macédoniens qui parfument le tout à l’eau de rose. Cette entrée en matière est prodigieuse. Voilà le feu d’artifice d’un grand balkan à son apogée. Ensuite, le jeu se calme : les différents ingrédients perdent leur individualité pour se mettre en symbiose. En résulte une fumée goûteuse, épicée et aigre-douce qui n’a plus la fascinante complexité du début, mais qui se borne à bercer le palais de saveurs fondues et cependant vives.
Pourvu que ça dure, aurait soupiré la mère Bonaparte. A raison. Parce qu’une boîte aussi âgée doit être fumée au plus vite. Et en effet, après quelques jours, un phénomène bizarre se produit : si dans certaines pipes, le fumage reste un vrai plaisir, dans d’autres l’équilibre chavire et le virginia n’arrive plus à contrebalancer l’acidité qui se fait caustique. Dans ces pipes-là, pourtant elles aussi dédiées aux balkans, le changement est brusque et total : soudain je fume du tabac aigre qui me pique le palais et qui finit par me couper l’appétit.
Morale : les très vieux tabacs peuvent être sublimes. Mais régulièrement ils se trouvent dans un état d’équilibre instable que le soudain apport d’oxygène causé par l’ouverture de la boîte, peut briser. Idéalement, il faudrait donc déguster ce genre de boîte d’un trait lors d’un dîner de pipophiles ou au cours d’une réunion d’un pipe club. Un tabac de partage.
Depuis des années j’éprouve une haine profondément enracinée pour la liesse forcée des fêtes de fin d’année. Au moment où j’écris ces lignes, Noël est passé. Restent le réveillon et le nouvel an. Je mérite donc amplement une bonne dose de consolation sous forme de tabac et quoi de mieux approprié pour un sarcastique dans mon genre que le Christmas Cheer ?
J’en profite pour rendre ici hommage aux blenders de Kansas City qui systématiquement nous livrent des tabacs de Noël pure nature et triés sur le volet, alors que partout au monde la concurrence croit dur comme fer que sans écœurantes sucreries bourrées d’arômes artificiels, point de joyeux Noël. La version 2009 de l’annuelle édition limitée a donc été faite avec une sélection spéciale de virginias récoltés en 2003 en Caroline du Sud.
Il s’agit de morceaux de flake épais et brun-orangé qu’il faut triturer assez longuement. Bien que suffisamment humides, ils ne collent absolument pas. Toujours bon signe, ça. Pour le nez, je vous laisse deviner. Exactement, c’est ça, vous ne vous êtes pas trompé. Ce typique parfum McClelland intense et riche, je l’adore.
Quand la fumée arrive en bouche, on découvre un virginia somptueux qui en jette. Des sucres réconfortants, une bonne dose d’acides sans aucune agressivité, de la chaleur épicée, de la compote de pommes, des crêpes au sucre candi, du boisé masculin. Le 2009 est un grand millésime et une fois de plus force m’est de constater qu’il y a deux manufactures au monde dont la qualité des virginias surclasse toute la concurrence : le groupe fusé de Samuel Gawith et Gawith & Hoggarth et McClelland.
Le mélange est d’ailleurs évolutif à souhait : après la première moitié, les saveurs s’intensifient et s’assombrissent. Se développe petit à petit une amertume qui complémente le couple sucre/acide et qui s’intègre parfaitement dans l’ensemble. Plus de pommes ni de crêpes, mais davantage de boisé, d’épices piquantes et de réglisse. Le tabac devient moins complexe, mais plus percutant et viril, d’autant plus que le vitamine N se fait nettement plus sentir. J’avoue que personnellement, je préfère la câline suavité de la première moitié de bol.
Si vous êtes amateur de grands virginias, il ne faut pas hésiter : en achetant chaque année du Christmas Cheer, vous pouvez être sûr de vous constituer une petite collection de virginias de terroir au caractère bien trempé.
La bonne âme qui m’avait fait parvenir une pochette de Scaferlati Bleu, était tellement surprise que j’aie apprécié ce tabac prosaïque, qu’il m’a promis de m’envoyer également la version verte. C’est chose faite. Mais ça n’a pas été simple : il paraît que pour en dégoter une pochette, il a dû parcourir de long en large la belle ville de Rouen. Qu’il soit remercié de tous ses efforts.
Il s’agit de la version la plus récente fabriquée par Mac Baren. Le nouvel emballage est éminemment instructif. J’apprends à la fois sur le devant et sur l’arrière de la pochette que le fumage bouche mes artères et quand j’ouvre le paquet, je suis informé que le fumage tue et que la fumée du tabac contient plus de 70 substances cancérigènes. Et comme une image vaut mille mots, on m’en a mis deux – pour être sûr que le message pédagogique passe – d’un pied qui semble sortir tout droit d’un film d’horreur : il manque un des orteils alors qu’un autre est complètement nécrosé. Bref, pour vous mettre en appétit, c’est le pied !
Malgré mes recherches, je ne trouve nulle part la composition exacte de ce Scaferlati revu et corrigé par les Danois. C’est à croire que pour Mac Baren, la gamme entière de ses tabacs français, c’est du pareil au même puisque tous les descriptifs sont identiques : The Dark Fired Kentucky is balanced by the naturally bright Virginia tobaccos. What makes this blend special is the adding of air-cured and fermented tobacco. Bref, il y a du dark fired kentucky, du virginia blond, des tabacs séchés à l’air libre, comme du burley ou des orientaux, et des tabacs fermentés. Pas de mention de tabacs torréfiés alors que c’est justement la caractéristique par excellence de tout tabac brun. Bizarre.
Les ribbons sont assez fins mais rien à voir avec les cheveux d’ange du Caporal d’antan. Beaucoup de roux avec des accents fauves et châtains. A l’ouverture du paquet, mon nez décèle une odeur dominée par le kentucky. Mes notes du lendemain sont différentes : écurie, urinoir. Le jour d’après : discret, rustique, shag, brun typique.
Le Vert a toujours été la version la plus douce de la gamme Caporal et Mac Baren a respecté cette caractéristique historique. N’allez cependant pas croire que c’est un tabac sucré comme savent l’être certains virginias. Il s’agit plutôt d’une douceur sous-jacente qui contrebalance l’acidité du kentucky et l’amertume du burley. Et il faut dire que l’équilibre qui en résulte, est vraiment plaisant. Côté saveurs pas de surprises : il y a des notes salines et de graphite et de temps en temps je découvre de nets arômes de café fraîchement torréfié, mais fondamentalement c’est bel et bien du brun à la française, avec un fond terreux et avec un goût proche du cigare hollandais épicé, mais cette fois-ci en plus doux. La combustion est facile et la fumée ne mord nullement. Quant à la puissance, il y a suffisamment de vitamine N pour vous assouvir et pas assez pour vous mettre mal à l’aise. Pour le reste, c’est un mélange stable plutôt qu’évolutif.
Même si je ne suis pas en mesure de comparer avec le Vert de la Seita, il me semble que Mac Baren a parfaitement capté l’esprit du brun français. Cela mérite notre appréciation. D’autant plus que Mac Baren nous livre du tabac frais, parfaitement conservé.