Font-ils un tabac ? n°6

par Erwin Van Hove

27/02/12

Murray & Sons, Mick McQuaid Plug

Que dire de ce plug made in Britain luisant, dur et compact ? Il serait légèrement aromatisé à l’amande et à l’alcool. Ah bon. Ce n’est pas ce que mon pif me dit. A l’ouverture de la pochette, ce tabac a un nez plutôt neutre et après avoir été découpé en fines lamelles, réduites à leur tour en brins, plutôt que l’amande, il évoque la figue sèche, le pain d’épices ou le cinq épices chinois. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’arômes discrets et introvertis qui, plutôt que d’enthousiasmer, ne font ni chaud ni froid.

A condition de l’avoir finement haché, ce plug s’allume très facilement sur toute sa surface et ne pose aucun problème de combustion. C’est parti, mais pas exactement pour le septième ciel. Je ne me sens donc pas particulièrement appelé à me lancer dans une analyse détaillée des saveurs. Il suffit de mentionner que le goût confirme le nez : ce n’est pas désagréable, mais c’est assez fade et c’est à peine si le palais détecte les arômes épicés. Pour moi, le goût et le taux en nicotine manquent de cojones. C’est poli et civilisé, c’est modéré et raisonnable. Et pour un plug, c’est donc passablement barbant. Bien sûr, comme il se doit, la finale est plus intense et plus corsée, mais ça reste si petit bourgeois et si politiquement correct qu’on a envie de bailler.

Certes, les virginias ne mordent pas, l’équilibre entre le sucré, l’acide, l’amer et le salé est réussi et la sensation en bouche lisse et bon enfant, ce qui n’est déjà pas mal, mais personnellement j’attends davantage de caractère et de punch de la part d’un plug.

Bref, le Mick McQuaid Plug est un tabac respectable qui ne pèche par aucun défaut manifeste, mais qui, à chaque fumage, m’a plutôt laissé sur ma faim. Anonyme et anodin.

Gawith Hoggarth & Co, Dark Birds Eye

Voici un tabac qui sort de l’ordinaire. Et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a sa composition déroutante : du kentucky et du dark-fired virginia, c’est-à-dire que pour le sécher, ce virginia, tout comme le kentucky, a été fumé. Dès lors, le nez est surprenant : ni fruits secs, ni herbe séchée, ni effluves doucereux, ni même la si typique essence savonneuse du Lakeland. Non, le Dark Birds Eye sent le tabac rustique, style tabac brun, avec une évidente touche empyreumatique. D’ailleurs sa couleur uniformément brun foncé ne rappelle en rien ni les virginias fauves, ni la couleur presque noire des VA longuement étuvés. Puis, il y a sa coupe qui est presqu’aussi fine que celle d’un tabac à rouler. A remarquer qu’Il s’agit de feuilles entières qui ont conservé leur nervure centrale, ce qui fait qu’on découvre ici et là de petites rondelles de tige qui ressemblent étrangement à des oeils-de-perdrix. Le Dark Birds Eye a donc été baptisé fort judicieusement.

Disponible uniquement en bulk, le contenu de la pochette m’a été livré passablement humide. Notez qu’il est parfaitement possible de fumer le tabac tel quel, mais je préfère le sécher pendant quelques heures avant de le conserver dans un bocal à stériliser.

Il va de soi que l’allumage et le fumage de brins aussi fins se déroulent sans problème aucun. Dès les premières bouffées, on découvre un tabac d’homme : peu de sucre, une certaine amertume, pas de flatteuses notes fruitées ou florales. Un tabac fort, rustique et sans fioritures à ne pas fumer sur un estomac vide, qui correspond parfaitement aux promesses du nez : on est dans le règne des tabacs bruns avec des notes de fumé et de torréfaction. Dans le dernier tiers, quand les saveurs s’intensifient, les sucres sous-jacents du virginia expriment leur présence pour livrer une finale harmonieuse et satisfaisante.

Même si le Dark Birds Eye n’est pas un favori, c’est un tabac à l’ancienne que j’apprécie pour sa franchise et pour son punch. Ceci dit, ce n’est pas un mélange que je conseillerais à des fumeurs qui supportent mal la nicotine. Même pour moi, le taux en nicotine est à la limite du supportable. Plutôt recommandé aux amateurs de kentucky qu’à ceux qui cherchent des saveurs de virginia traditionnel.

Ogden’s of Liverpool, St. Bruno Flake

Pour beaucoup de Britanniques, l’odeur d’une pipe, c’est celle du St. Bruno. Cela se comprend : depuis des décennies, c’est le tabac à pipe anglais le plus populaire, vendu jusque dans les grandes surfaces. Faut-il par conséquent s’attendre à un produit médiocre qui pèche par un manque de personnalité, vu que sa vocation première est de ne pas déplaire ? Que du contraire ! En vérité, de la personnalité, le St. Bruno en a à revendre. Démonstration.

En ouvrant la pochette, on découvre une barquette en plastique, scellée au moyen d’un papier aluminium. Les flakes à l’intérieur sont visuellement attractifs : fins, allant du brun foncé à la tête de nègre, avec des accents fauves et blonds. Le parfum complexe qui en ressort, est indéniablement le résultat d’une aromatisation alliant un fond sucré et chocolaté à des effluves acides d’agrume et à une touche florale, voire savonneuse si typique de bon nombre de blenders anglais. Cependant, quoique franc et expressif, ce parfum ne cache pas l’odeur d’un virginia doux et appétissant. A vrai dire, je suis surpris par l’équilibre et l’harmonie des arômes. D’emblée, il est clair que ce tabac peut à la fois satisfaire l’adepte des aros et séduire l’amateur de mélanges plus naturels.

Vu la finesse des flakes, il n’est pas nécessaire de les émietter ; on peut facilement bourrer une pipe en pliant ou en enroulant un ou deux flakes dans le foyer. L’allumage et la combustion s’avèrent par ailleurs exemplaires. A peine les brins allumés, la fumée se montre bourrée de goût. Ce tabac, c’est une petite bombe qui fait exploser le palais de saveurs riches et nettes. Il y a des notes salées, il y a une belle touche amère probablement due à la présence de kentucky, mais surtout et avant tout il y a un parfait équilibre entre une profonde et réconfortante sucrosité et une revigorante acidité qui s’exprime de vive voix sur la bergamote. Une telle intensité de goût est rare et pourtant, au cours du fumage, je ne me sens à aucun moment ni gavé ni écœuré par tant de fougue. Certes, c’est un aromatique, mais pas du genre mièvre et doucereux qui vous fait oublier que vous fumez de l’herbe à Nicot. Au contraire, la vitamine N ne laisse planer aucun doute sur la virilité du dénommé Bruno et sous le voile de sucre et de bergamote, le tandem du virginia et du kentucky roule sérieusement des mécaniques. Plutôt que d’évoluer, les saveurs restent constantes, ce qui n’empêche pas que tout à la fin, ce tabac nous réserve une surprise sous la forme de notes de café fraîchement moulu.

Il est vrai que le St. Bruno tapisse le fond de la gorge d’une amertume qu’il faut aimer, mais il ne chauffe pas, il ne mord pas, il n’irrite pas. En outre, il se consume très régulièrement et nécessite donc un minimum d’interventions du tasse-braises ou du briquet. Bref, c’est un flake que je peux recommander même à des fumeurs peu chevronnés.

Tout détracteur des aros que je sois, je dois dire qu’avec ce tabac populaire, Ogden’s arrive à m’impressionner. C’est sans conteste le meilleur aromatique que j’aie fumé à ce jour. Remarquez que je ne me vois pas fumer le St. Bruno à longueur de journée. Pour cela, il est trop typé et prononcé. Mais je me vois très bien jouir de temps à autre de ses capiteux effluves pendant de longues soirées hivernales.

Un dernier caveat : le petit Bruno a la réputation de laisser sa marque sur vos pipes. Moi, je le fume dans une Prungnaud, une pipe en terre, ou dans une écume ancienne un peu délaissée. Vous êtes avertis.

Joseph Martin, Vieux Bohan

Le semois se fume sec, ça se sait. Et voilà qu’à l’ouverture du paquet de Vieux Bohan, je tiens entre les doigts des brins passablement humides. Rien d’exagéré pour un mélange anglais ou pour un VA/perique par exemple, mais surprenant quand même quand on est habitué au semois de Manil. Passons au nez. Je n’y peux rien, il me déplaît. Plutôt qu’un arôme qui rappelle à la fois la terre et le cigare, je décèle une odeur peu appétissante d’étable mal entretenue, voire de fumier. Et ce qui me hérisse vraiment le poil, c’est que quand j’aspire fort, une vague de puanteur d’ammoniaque déferle dans mes narines. Beurk. Pour être honnête, il faut ajouter qu’à condition de ne pas humer longuement, on finit par s’habituer à ces effluves si particuliers.

L’allumage terminé, je me rends vite compte que l’hygrométrie assez élevée du Vieux Bohan présente un avantage non négligeable : elle permet un fumage particulièrement lent pour un semois. Et grâce à cette combustion tranquille, je découvre à ma grande surprise un tabac autrement plus séduisant que ce que le nez semblait faire pressentir. Nulle trace de fumier ou d’ammoniaque. Un très bel équilibre entre salé, sucré, amer et acide. De la puissance, certes, mais maîtrisée. Une saveur harmonieuse et assez délicate où le semois, tout en restant fidèle aux saveurs de son terroir, prend des accents presque fruités. L’adage préconisant que pour tirer le meilleur du semois, il faut qu’il soit sec, ne serait-ce donc qu’un mythe ? Quoi qu’il en soit, ce semois de Martin, suave et quasi féminin, se trouve aux antipodes de celui, rustique et viril, de Manil.

Je vous vois venir. Vous voulez savoir lequel des deux est le meilleur. Impossible de trancher. On ne compare pas un bordeaux et un bourgogne. Tout ce que je peux dire, c’est que dans leur genre, ils sont tous deux réussis. Personnellement, j’ai tendance à pencher pour La Brumeuse pour ses accents de cigare et de torréfaction et pour son caractère franc et extraverti. Mais je m’empresse d’ajouter que je comprends parfaitement ceux qui préfèrent le caractère plus subtil et flatteur du Vieux Bohan.