Font-ils un tabac ? n°21

par Erwin Van Hove

24/06/13

Gauntleys of Nottingham

Le blending est un métier. A l’origine cela a toujours été une affaire d’entreprises, grandes ou petites, qui sélectionnaient à bon escient des tabacs aux quatre coins du monde, qui les stockaient dans des conditions idéales, qui disposaient d’un outillage souvent séculaire pour les presser, infuser, fermenter, étuver, couper et conditionner. De Germain’s à Mac Baren, toutes ces maisons traditionnelles emploient à ce jour un ou plusieurs blenders qui connaissent sur le bout des doigts toutes les herbes qui vieillissent dans les dépôts, leurs origines, leurs âges, leurs propriétés organoleptiques. A l’instar des parfumeurs, ils savent par expérience lesquels de tous ces ingrédients ils peuvent combiner avec bonheur. En outre, ils décident quels tabacs ont besoin d’un dopage au sucre, d’un pressurage à chaud ou d’une subtile aromatisation. Les recettes qui finissent par être commercialisées sont le résultat d’innombrables essais et expériences et d’une longue et pénible mise au point.

Plus récemment est apparu le blender artisanal qui ne travaille pas pour une entreprise mais qui opère en tant qu’indépendant. Greg Pease et sa marque G.L. Pease ou Hans Wiedemann et son HU Tobacco démontrent brillamment que des individus doués et connaisseurs sont capables de concurrencer les grandes compagnies et de nous présenter une gamme de tabacs à pipe de très haute qualité. Cet indéniable succès inspire et suscite de nouvelles vocations et voilà que dans divers pays des blenders amateurs se mettent à proposer à la vente des mélanges nouveaux. L’un deux s’appelle Glynn Quelch et il travaille chez Gauntleys, une civette fondée à Nottingham en 1880. (cigars.gauntleys.com) C’est un passionné qui s’occupe du pipe club local, qui publie son propre blog intitulé Mr Tobacco (http://glynnquelch.co.uk/ - fermé depuis), et qui poste régulièrement sur YouTube des évaluations des tabacs qu’il déguste. (http://www.youtube.com/playlist?list=PL3F52DC248FCFE0A4)

Quelch joue-t-il dans la même cour que Pease et Wiedemann ? Se pourrait-il que nous soyons en la présence d’une nouvelle étoile au firmament du tabac d’artisan ? Avant de passer à la dégustation de ses créations, il convient d’examiner les méthodes de travail du Britannique. Et là on remarque d’emblée qu’en comparaison avec le professionnalisme de Pease et de Wiedemann, Quelch pèche par un amateurisme qu’on peut trouver désarmant, mais qui fatalement le condamne à un rôle anecdotique en marge du l’univers du blending authentique.

Greg Pease et Hans Wiedemann partagent la même approche. Tous deux collaborent intimement avec une manufacture de tabac importante et respectée. Pease s’est lié avec Cornell & Diehl alors que Wiedemann a choisi comme partenaire la Deutsche Tabak Manufaktur (DTM). Ce genre d’alliance leur permet d’avoir accès au stock entier d’un fabricant professionnel et par conséquent de disposer de tout un éventail d’ingrédients âgés et traités dans les règles de l’art. C’est grâce à cet embarras du choix qu’ils sont en mesure de composer des mélanges savants et complexes. En plus, s’ils passent leur temps à expérimenter et à fignoler leurs recettes, une fois ces recettes définitivement mises au point, leur travail est terminé. C’est alors à la manufacture de s’occuper de la production et du conditionnement. Bref, dans ce business model intelligent et efficace, le produit final est le résultat d’une part du talent d’un blender passionné qui a à sa disposition tout un entrepôt d’herbes variées et d’autre part du savoir-faire d’un fabricant à la fois chevronné et bien outillé.



De son côté, Glynn Quelch a opté pour une démarche toute différente. Quand il explique sur YouTube comment il procède, on comprend d’emblée que son blending relève du dada plutôt que du métier. Il vous est probablement déjà arrivé de faire vite fait bien fait un mélange personnel à partir de quelques tabacs qui traînent dans votre stock. Fondamentalement, Quelch fait comme vous, même si, bien évidemment, il pousse plus loin que vous ses expériences. Pour faire l’ensemble de ses blends, le Britannique dispose en tout et pour tout d’une bonne vingtaine de tabacs et de quelques flacons d’arômes et d’épices. Les herbes qu’il emploie, il ne les sélectionne pas dans les dépôts bien fournis de quelque manufacture qui a pignon sur rue. En vérité, il travaille exclusivement avec des produits finis disponibles dans le commerce de détail. A mes yeux, l’art du blending, c’est quand même autre chose que de combiner quelques tabacs de chez Planta avec deux ou trois mélanges de chez Gawith & Hoggarth. Qu’en est-il de la production ? Quelch s’en occupe lui-même avec les moyens du bord et dans des quantités toutes petites. Il va sans dire que dans ces conditions, il est quasiment impossible de garantir une qualité constante et une parfaite uniformité d’un lot à l’autre. Reste le conditionnement. Oubliez les belles boîtes dans lesquelles vos tabacs peuvent tranquillement mûrir. Les mélanges Gauntleys sont livrés exclusivement en vrac, dans des sachets en plastique.

Bref, par rapport aux pur-sang que sont Pease et Wiedemann, Quelch semble un piètre canasson. Mais, qui sait, peut-être que les apparences sont trompeuses et qu’injustement je sous-estime la qualité des mélanges du blender dilettante. Après tout, the proof of the pudding is in the eating. Passons donc sans tarder à la dégustation de cinq mélanges de Gauntleys of Nottingham.

A l’ouverture du bocal dans lequel j’ai conservé les cinq sachets, j’encaisse une étourdissante gifle olfactive : un capharnaüm d’exhalaisons envahissantes. Quelle cacophonie d’arômes fruités, de senteurs florales, de chocolat, de noix de coco, de vanille ! On dirait que j’ai ouvert une boîte d’échantillons de parfums. Ca sent tout, sauf le tabac.

Le premier mélange que je m’apprête à essayer, c’est le Bayou Blend. Avec un nom pareil, on s’attend à un classique VA/perique. Or, dès que j’ouvre le sachet, mes narines s’emplissent non pas de subtiles odeurs de figues et de raisins secs, mais au contraire d’un vulgaire fumet chimiquement fruité de bonbons genre couleurs criardes. C’est écœurant comme tout. Déconcertant aussi parce qu’à travers ce brouillard de relents artificiels, on devine ni du perique, ni du virginia, mais du fire cured kentucky. Hein ? Je dois me tromper parce qu’il ne viendrait jamais à l’idée d’un véritable blender de combiner des arômes fruités avec la typique odeur fumée du kentucky. Pourtant, vérification faite, ça se confirme : Glynn Quelch a assemblé du kentucky en shag et en flake avec du dark virginia, un soupçon d’Izmir et 16% de perique. Au toucher, le tabac est nettement trop humide. Me voilà donc obligé de le sécher à l’air libre pendant 48 heures, ce qui fait que pendant plusieurs journées mon bureau pue le rayon friandises chimiques. Après la première pipée, mon jugement est fait et ce ne sont pas les fumages suivants qui me feront changer d’avis. 16% de perique, c’est énorme et cependant je n’arrive pas à reconnaître l’apport de l’herbe cajun. Je goûte avant tout du kentucky et des notes savonneuses et fruitées en provenance du Lakeland. Ce tabac se veut viril et il est vrai qu’il contient une bonne dose de nicotine, mais en même temps, il a un caractère veule et mièvre qui s’exprime sur la bergamote et qui, en combinaison avec du kentucky, me coupe l’appétit. Bref, pour moi la recette ne marche pas, faute d’harmonie, de style et de définition, même si dans la deuxième moitié du bol, les saveurs se marient mieux. Certes, le Bayou Blend est loin d’être infumable et je peux même comprendre que d’aucuns apprécieront ce genre de mélange, mais pour moi il est moins bon qu’un Lakeland blend ou que le St Bruno. C’est un exercice de style sans plus.

Passons au Deliverance. Rebelote. A l’ouverture du sachet, mes narines sont envahies par un véritable tsunami de parfums lourds et écœurants, cette fois-ci de liqueur au chocolat, de vanille et de noix de coco avec dans le fond les notes empyreumatiques de latakia chypriote. C’est littéralement insupportable. Je pose le sachet ouvert sur une table basse et la soirée entière le salon sent la manufacture de chocolat. Le lendemain le tabac est suffisamment sec et les arômes qui s’en dégagent, devenus nettement moins envahissants et clairement plus équilibrés. Premier essai donc qui me réserve une surprise : ma foi, ce n’est pas mauvais et la combinaison de latakia, de cavendish vanillé et de virginia chocolaté n’est pas désagréable. Heureusement la vanille reste vraiment dans le fond, alors qu’une évidente note de réglisse se mêle avec bonheur aux saveurs de tabac. Ceci dit, petit à petit on se rend compte que la structure manque de velours et que la fumée tend à devenir aigre et à développer un côté nettement cendreux. Voilà donc un deuxième mélange qui ne réussit pas à me convaincre.

Dégustation suivante : le Yataghan. Encore un tabac trop humide, mais au nez, il est nettement plus civilisé que les précédents. D’ailleurs sa composition trahit une volonté de retenue : des dark virginias, des tabacs turcs et une pincée de kentucky. Voilà une combinaison qui n’offusque personne : de beaux virginias naturels, assez puissants et passablement crémeux qui ne sont pas sans me rappeler les virginias africains de chez Gawith & Hoggarth, une pointe amère et fumée due au kentucky et des accents acidulés et espièglement légers de tabacs orientaux. Au début, l’équilibre entre le sucré, l’amer et l’acide est réussi et les saveurs ne s’entrechoquent pas. Niveau structure, l’onctuosité des premières bouffées s’estompe pour faire place à une fumée plutôt granuleuse au goût trop âcre. Ma gorge se met à picoter et en bouche j’ai à nouveau cette impression de cendre qui me déplaît. Simultanément, le goût devenu par trop amer et acide commence à me peser, ce qui fait que je dois me forcer à terminer ma pipe. C’est clair : c’est pas ça.

Hop, au suivant. Avec de moins en moins de motivation. Cette fois-ci il s’agit d’un autre mélange non aromatisé, le Private Blend 17, également baptisé Sweet English. Sa recette m’intrigue : du latakia et de l’Izmir, des virginias rouges et fire cured, et surtout du Black XXX Rope de chez Gawith & Hoggarth. Là encore il me faut sécher le tabac pendant au moins 24 heures. Franchement, je commence à en avoir ras le bol de payer de l’eau au prix du tabac. Par ailleurs, je commence à me poser des questions. Y aurait-il un rapport de cause à effet entre ce systématique excès d’humidité et les vagues relents que j’associe à chaque fois que j’ouvre une pochette, à l’alcool voire à l’ammoniaque ? Au moment de l’allumage, je râle : un cheveu a dû tomber dans la pipe, parce que le typique goût sale d’un poil qui brûle, pollue mon palais. Soudain je m’en souviens : en fait, ce goût, c’est celui du Black XXX Twist ! Cette saveur si particulière, il faut apprendre à l’apprécier, c’est le moins que l’on puisse dire. Personnellement, je continue à avoir du mal, vu que je n’arrive pas à me sortir de la tête cette foutue association. En général, les ropes et les twists de Gawith & Hoggarth partagent deux caractéristiques : d’une part leur taux en nicotine qui va du Dieu merci que j’ai l’estomac bien rempli pour supporter ça au Docteur, la dernière chose que je me rappelle avant de m’évanouir, c’est que je me suis mis à transpirer, et d’autre part une fumée plantureusement onctueuse. Le Blend 17, lui, est viril, sans plus, et ne brille pas exactement par son caractère crémeux. Je n’y peux rien, mais à part le Black XXX, je ne goûte pas grand-chose dans ce mélange monolithique et ennuyeux. Par ailleurs, vu son caractère assez austère, je me demande d’où sort son sobriquet Sweet English. Si vraiment vous voulez déguster un anglais à l’assise bien douce, essayez le Sweet Latakia de Hans Wiedemann. C’est autre chose, ça !

Le dernier alors. Avec un soupir et par pur sens du devoir. Le Nottingham Blend est le mélange le plus ancien de chez Gauntleys. Il y a du black cavendish, du latakia, deux virginias, du kentucky et du tabac à cigares. Tout un programme. N’empêche que Glynn Quelch a jugé nécessaire d’aromatiser le tout à la cannelle et à la noix de muscade. Malgré mes réticences à la lecture de cette recette, je dois dire qu’après une journée de séchage à l’air libre, l’odeur est équilibrée et agréable. L’aromatisation semble très discrète parce que ça sent simplement le latakia/cavendish. J’aime bien les premières bouffées : la fumée est épicée, riche en goût et passablement complexe, alors que l’assise sur laquelle s’appuie le latakia est bien douce. Après quelques minutes, je dois me raviser : la structure est trop rugueuse et astringente, ce qui fait que la sensation en bouche est désagréable. Moi, ça me coupe l’appétit, d’autant plus que bien vite le goût commence à manquer de précision. C’est mou et confus, et ça lasse. Très médiocre comme blend.

Conclusion. Des arômes envahissants et des relents parfois « ammoniaqueux » à l’ouverture des pochettes. Des saveurs qui manquent de pureté, de définition, d’harmonie et de profondeur. Du monolithique et du barbant. Des fumées rugueuses. Mes craintes sont confirmées. Un sympathique apprenti sorcier, tout passionné qu’il soit, n’arrive pas à la cheville d’authentiques blenders artisanaux comme Pease et Wiedemann. Pour créer et manufacturer de nouveaux mélanges, il faut toute une panoplie d’ingrédients de qualité, de vastes connaissances, de l’intuition, un fin palais et un outillage professionnel. Glynn Quelch n’a rien de tout ça, ce qui fait que les mélanges Gauntleys ne dépassent pas le niveau du candide dilettantisme. Dommage.