Font-ils un tabac ? n°107

par Erwin Van Hove

01/06/20

TAK, M74

Allez hop, un petit quiz pour commencer. Est-ce que le sigle M74 désigne

  1. Une galaxie
  2. Une autoroute en Ecosse
  3. Un calibre de munition soviétique

Je suis certain que les puits de science que vous êtes, ne sont pas dupes. Vous avez raison : les trois réponses sont correctes. Mais voici que M74 est également le nom d'un blend composé de virginias, de perique et d'un soupçon de cavendish. Et ce blend, Tom Darasz l'a voulu pur et naturel et destiné à servir de all day smoke.

Dès que je hume le tabac, je comprends ce qu'il veut dire : j'ai rarement senti des odeurs aussi neutres. Une toute légère odeur d'herbe sèche et peut-être, caché dans le fond, un soupçon d'engrais chimique. C'est tout. En étudiant le contenu de mon ziplock, je me rends compte que le goût sera sûrement dominé par les virginias. Le pourcentage de perique et de cavendish me semble assez négligeable puisque je ne décèle pratiquement pas de brins vraiment foncés. Je vois surtout du fauve et du brun clair. La coupe me surprend : elle ne correspond pas à ce qu'on voit sur la photo. Je découvre des fragments de feuille XL comme sur l'image, mais les ribbons dans mon sachet sont nettement plus courts que ceux sur la photo.

Le tabac ne nécessite pas de séchage et le bourrage est un jeu d'enfant. Un seul allumage suffit pour découvrir le goût des premières bouffées. Un goût de virginia doux sans être doucereux. De l'herbe sèche. Et surtout une impression de tabac pure nature. Un goût discret, presque banal. Bientôt le perique fait son entrée sur scène. La fumée se met à développer une saveur épicée qui, en combinaison avec une acidité accrue, produit une sensation en bouche gentiment piquante constamment atténuée par la bienfaisante douceur des virginias.

Vu la coupe fine, le tabac se consume rapidement, mais sans jamais agresser la langue. Il développe une puissance certaine, mais parfaitement maîtrisée. Dans le dernier tiers, les sucres, les acides et le piment s'entrelacent pour former un tout harmonieux qui ne casse pas la baraque, mais qui me satisfait tout de même.

Tom Darasz a atteint son but. Le M74 est un mélange sans fioritures, honnête, franc du collier qui ne cherche ni à impressionner ni à flatter. C'est du tabac à l'état pur qui ne vise pas la complexité et la profondeur du chef-d'œuvre, mais qui, au contraire, se borne sciemment à vous livrer une expérience simple et plaisante. Le M74 tient donc sa promesse : c'est un all day smoke tout craché. Pour les novices, c'est également une bonne introduction à l'univers des VA/perique.

Personnellement, je suis davantage attiré par des mélanges plus opulents et plus sophistiqués. N'empêche que je salue à la fois l'intention du blender et son évident savoir-faire.

TAK, VB Twist

Le premier mai 2016 Thomas Darasz a repris la célèbre civette de monsieur Motzek, établie à Kiel. Pendant quarante ans Herbert Motzek s'était distingué de ses collègues parce que sa gamme entière de mélanges maison, il l'avait créée et produite lui-même. Darasz aurait pu s'en tenir aux recettes à succès de son prédécesseur, mais il a opté pour une tout autre voie. Non seulement il a sensiblement renouvelé le portefeuille des house blends, il s'est également et surtout jeté corps et âme dans l'expérimentation, tout en se laissant guider par un sacro-saint principe : pas d'additifs chimiques dans ses créations. Cela lui a valu des débuts difficiles, notamment avec des problèmes de moisissure.

Aujourd'hui, trois ans plus tard, Darasz n'a plus rien de l'apprenti-sorcier. Désormais il jouit d'une solide réputation. De plus en plus de pipophiles le considèrent même comme le blender le plus passionnant d'Allemagne. Et pour de bonnes raisons : non seulement, tel un producteur kendalien d'un autre âge, il a développé toute une série de plugs, de twists et de ropes, en outre son esprit à la fois inquisiteur et iconoclaste a donné naissance à quelques-uns des tabacs les plus étonnants que je connaisse, comme un tabac livré sous forme de boulettes.

En 2018, après avoir étudié des recettes fort anciennes, Tom Darasz a créé une série de quatre blends, un plug et trois twists, baptisée Aged. Le nom de la série fait référence au fait que tous les tabacs employés ont reposé et maturé pendant trois à cinq ans. Pourtant ce n'est point l'âge des tabacs qui fait la particularité des produits finis. Ce qui détermine le caractère des quatre tabacs, c'est le traitement qu'ils subissent. Ils sont d'abord submergés pendant six mois dans une sauce faite avec des herbes, des épices et du rhum. Ils sont alors pressés en twist ou en plug et ensuite conservés sous vide pendant six à huit mois avant d'être commercialisés. Mais ce n'est pas tout. Parallèlement, Darasz fait macérer des pétales de rose dans de l'alcool aromatisé aux herbes et aux épices, les sèche et en inclut une poignée dans chaque sachet de tabac Aged. Ah bon.

Evidemment ces pétales doivent parfumer le contenu des ziplocks et pourtant je ne détecte pas d'odeur de rose en ouvrant mon sachet de VB Twist. Je sépare les pétales et le tabac et les stocke dans deux boîtes différentes. Ça me permet de mieux juger de l'apport olfactif de la rose macérée. Et ça se confirme : pour moi, ça ne sent toujours pas la rose. Du tout. Je sens de l'alcool, mais sans pouvoir déterminer lequel, de l'acidité volatile et quelque chose d'épicé qui, bizarrement, me rappelle plus ou moins l'umami et qui ne me paraît pas particulièrement agréable.

Je suis surpris de ne trouver aucune indication sur le site web de Darasz de ce que je suis supposé faire de ces pétales. Est-ce qu'au moment du bourrage, je dois les écarter ou, au contraire, les incorporer au tabac ? Heureusement, je trouve sur le web un témoignage d'un dégustateur qui en a parlé avec le blender. Il s'avère que Darasz nous laisse libres : soit nous fumons le tabac et uniquement le tabac, soit nous mélangeons quelques pétales avec le tabac avant de bourrer notre pipe. J'ai donc testé les deux options et j'en suis venu à conclure que, plutôt que des arômes, les pétales apportent une note alcoolique qui alourdit quelque peu le tabac mais sans pour autant l'améliorer. Au contraire. Je préfère le tabac pur.

Venons-en à ce tabac. Les trois autres Aged sont pour ainsi dire des monocépages : un VA et deux burleys purs. Le VB Twist de son côté est un mélange de 70% de virginia, 20% de burley et 10% de perique. Une fois de plus, Darasz arrive à surprendre : les twists ont une forme conique. Avec leur extérieur de feuilles entières traversées de nervures, ils ont d'ailleurs fière allure. Quand on compare les deux images, il saute aux yeux que d'un twist à l'autre, il peut y avoir de sérieuses différences. Les miens sont moins blonds que sur la première photo, mais moins foncés que sur la deuxième. En les coupant en rondelles, je découvre divers bruns pointillés de fauve et ici et là des strates de tabac couleur aubergine. Souples sans être humides, les rondelles conservent plutôt bien leur forme. J'obtiens donc de beaux curlies.

TAK VB Twist

En sortant du ziplock, les twists sont pour ainsi dire inodores. Une petite note acidulée, c'est tout ce que je distingue. Contrairement à mes attentes, ni le bain aux épices ni les pétales de rose n'ont donc transformé le tabac en un aro parfumé. Après que les twists sont découpés, tout change : se dégage alors des rondelles une odeur complexe mais peu intense qui n'est pas particulièrement appétissante, mais qui est fascinante parce difficile à capter et à décrire. Je sens une note moisie, des acides et de l'alcool volatiles, quelque chose de vineux, peut-être même du gibier qui faisande. Des arômes quelque peu décadents qui me rendent curieux pour la suite.

Voilà le tabac allumé. Sans pétales. A l'instant même où la fumée m'arrive en bouche, je suis impressionné et totalement conquis. Subjugué. Quelle complexité ! Epicé et cependant rond et lisse comme un derrière de bébé. Délicieusement doux et fraîchement acidulé. Intense et subtil. Viril et sensuel. Profond, mais alors là profond, et en totale et parfaite harmonie. Un orchestre symphonique dirigé par un chef d'orchestre de génie.

Les virginias, le burley et le perique sont à pied d'égalité, font simultanément ce qu'ils sont censés faire et réussissent à le faire sans fausses notes et sans jamais se concurrencer. Leurs goûts individuels sont toujours perceptibles, même si je perçois essentiellement une combinaison de saveurs extrêmement bien balancée. La sucrosité et la saveur herbacée et gentiment épicée des virginias, l'évident goût de cigare d'un burley de derrière les fagots et le discret fruité légèrement poivré et acidulé du perique forment du début à la fin une unité serrée rarement atteinte par un tabac.

A condition d'avoir découpé des curlies pas trop épais, le mélange se consume tranquillement et sans nécessiter de fréquents rallumages. Il va de soi qu'une fumée aussi ronde et satinée cajole vos papilles plutôt que de les agresser. Par ailleurs, elle véhicule une puissance certaine mais qui, même dans le final, ne devient jamais pesante.

Etant donné que les tabacs macèrent dans une sauce aromatisée, j'étais franchement étonné que sur son site, le blender classe sa série Aged parmi les mélanges naturels. Mais après avoir dégusté le VB Twist, je dois admettre que je comprends ce choix. Si le casing doit bel et bien influer sur le goût et le ressenti du tabac, je n'ai absolument pas l'impression du fumer un mélange dénaturé par l'addition d'arômes. Il semblerait donc que ce casing, plutôt que de frelater les tabacs, parvient à les sublimer. Moi, je dis chapeau.

Que puis-je vous dire de plus ? Vous l'avez déjà compris : le VB Twist est à mes yeux un véritable chef-d'œuvre. Il prouve au-delà de tout doute que, toutes farfelues et tirées par les cheveux qu'elles puissent paraître à certains, les expériences de Thomas Darasz s'avèrent probantes. Il arrive même qu'elles aboutissent à des résultats extraordinaires et grandioses.

TAK, Twist & Sea

Je ne suis pas raisonnable. Je viens de les compter : en ce moment j'ai dix boîtes ouvertes, ce qui, me semble-t-il, dépasse de loin le nombre de mélanges nécessaires pour me constituer une rotation suffisamment variée. Et pourtant, alléché par la mémorable expérience du VB Twist, je ne peux m'empêcher de me ruer sur un autre twist de la série Aged. Cette fois-ci un pur virginia baptisé Twist & Sea.

Inutile de vous ressasser la méthode de production. Vous êtes au courant. Je peux donc passer immédiatement à l'ouverture du ziplock qui me réserve une surprise. Cette fois-ci, je sens bel et bien de la rose fanée. Remarquez que c'est une odeur fine et discrète qui ne verse nullement dans la caricature du pot-pourri m'as-tu-senti, mais elle est bien là. Je jurerais que ce ne sont pas les mêmes pétales que ceux du VB Twist et pourtant, je sais que ce n'est pas le cas. Fascinant. Force m'est de conclure que les arômes du perique contenu dans le VB Twist ont dû dénaturer ceux de la rose, alors que les odeurs nettement moins pénétrantes d'un VA pur n'ont pas le même effet.

Les deux twists coniques sont moins foncés que les VB. Je vois du fauve, du blond, du brun clair et du roux. Un mois seulement après l'achat, ils sont souples et légèrement humides. Côté olfactif, on est loin du feu d'artifice. D'abord, je sens uniquement une vague odeur d'herbe sèche et après avoir coupé un twist en rondelles, une modeste odeur de pain et quelque chose de crémeux. Un nez subtil et naturel.

Ne me demandez pas pourquoi, mais contrairement à mes habitudes, je découpe un morceau de twist en curlies assez épais parce qu'après les avoir défaits, je veux obtenir de longs brins bien larges. Il s'avère que c'est un choix peu judicieux car la combinaison de cette coupe XXL avec l'humidité assez élevée rend l'allumage particulièrement difficile et me causera des problèmes de combustion tout au long du fumage. Avant de passer aux essais suivants, je coupe donc ce qui reste du twist en curlies fins que je fais sécher pendant une journée.

La première minute de fumage passée, je suis déjà en mesure de tirer deux conclusions. Premièrement que c'est un VA fichtrement bon. Et ensuite que, tout bon qu'il soit, un virginia en solo a du mal à égaler la complexité d'un mélange bien ficelé. Bref, je sais d'emblée que le Twist & Sea n'arrivera pas à me bouleverser comme l'a su le faire le VB Twist.

Mais oublions un instant le VB Twist et jugeons le Twist & Sea sur ses propres mérites. De toute évidence, ce n'est pas un virginia comme on en trouve treize à la douzaine. C'est du trié sur le volet. Du de derrière les fagots. Du haut de gamme. Il est intense et profond, complexe et nuancé, plantureusement doux mais jamais sirupeux et en même temps énergiquement acidulé. Il développe des saveurs d'herbe sèche, de pain, de poivre, de citron, de réglisse sur un fond de chaleur alcoolique. Du début à la fin, il s'adonne à un jeu de variations et de permutations qui vous tient sur le qui-vive. Sa fumée aigre-douce épicée picote espièglement vos muqueuses pendant que, sans pour autant rouler des mécaniques, sa puissance satisfait à coup sûr votre besoin de vitamine N. Arrivé au dernier tiers, le tabac enclenche le turbo : l'acidité prend de l'ampleur et met en avant la saveur citronnée, mais il reste suffisamment de sucre pour équilibrer le tout.

Et les pétales de rose dans tout ça ? Je ne sais pas trop quoi vous dire. D'une part, les fragments de pétales que j'ai incorporés dans le tabac, ont eu un effet bénéfique sur la complexité des saveurs. Remarquez qu'ils n'ont pas apporté de touche florale, mais que le côté épicé du virginia a pris davantage de nuances. D'autre part, je perçois à nouveau la note alcoolique que j'avais déjà relevée dans le VB Twist et dont je ne suis pas fan. Ce qui est clair pour moi, c'est que les pétales s'harmonisent mieux avec le virginia pur qu'avec le mélange contenant 10% de perique.

Le Twist & Sea n'égale pas les exceptionnels virginias de McClelland, ni les virginias veloutés de Kendal. Mais pour un VA produit dans un pays qui n'est pas exactement connu pour l'époustouflante qualité de ses virginias, le Twist & Sea est une incontestable réussite. Il a du corps, du goût et du caractère. Dès lors, je peux le recommander à tout amateur de VA musclé mais jamais lourd.