Le dessus du râtelier

3ème partie

Purdy, Will

Mises à part ses vieilles GBD et ses Castello chéries, ses Will Purdy sont les pipes préférées de Greg Pease. Et alors ?, me direz-vous. Et bien, d’après moi, le talentueux blender américain est un des plus grands connaisseurs au monde. De nature analytique et inquisiteur, Greg Pease examine, scrute, décortique chaque pipe qui lui tombe entre les mains. Et c’est un juge sévère. Bref, si cet esprit si critique donne sa pleine bénédiction à l’œuvre de Will Purdy, cela signifie quelque chose.

Bien sûr je pourrais vous présenter amplement ma Tadpole, probablement la plus belle pièce de ma collection et, aux dires de Will lui-même, la plus belle pipe qu’il ait jamais faite. Cependant, je préfère vous parler un instant d’une autre Purdy, celle-là plus sobre et classique. Il s’agit d’une zulu, également connue sous le nom de woodstock. En la taillant, Will s’est inspiré d’une Sixten Ivarsson en sa possession.

Avec sa ligne si élégante, avec sa teinture bordeaux qui met en valeur un straight grain en parfaite harmonie avec sa forme, avec son tuyau fin au bec discret, cette pipe a tout pour plaire. Mais ce qui la distingue vraiment, c’est la prédilection qu’elle semble avoir pour ce mélange légendaire et désormais indisponible qu’est le Edgeworth Sliced. Ce tabac est depuis toujours un de mes favoris absolus. Assez discret, sans ajout de tabacs qui servent de condiment, très légèrement aromatisé, il ne lasse jamais. Or, si ce tabac déçoit rarement dans toute une panoplie de pipes, j’ai constaté également qu’il ne révèle sa vraie grandeur noisettée que dans le foyer de quelques rarissimes élues de son cœur. Dans la woodstock de Purdy, il ouvre tous ses registres.

L’Edgeworth Sliced était le tabac préféré du père de Purdy. Que ça fasse plaisir à Will de savoir que je fume dans sa pipe le mélange de son papa, n’est évidemment pas pour me déplaire.

Random

Ah, Random. Ce type, c’est tout un chapitre dans mes mémoires de fumeur de pipe. Je me rappelle comme si c’était hier comment il a fait irruption dans la société posée qu’était à cette époque le groupe de discussion ASP. En moins d’une semaine, il s’était fait une impressionnante série d’ennemis mortels. Passé maître dans l’art de la provocation, il arrivait avec une déconcertante facilité à faire bouillonner le sang de membres pourtant jusque là connus pour leur caractère stoïque et bon enfant. Sa spécialité, c’était de poser aux pipiers des questions à première vue tout innocentes, puis, quand ils lui répondaient, de leur tomber sur le râble avec une véhémence féroce. Il savait tout mieux que les pros et, sans gants de velours, il les corrigeait en public. Je dis "il", parce que, passablement parano, le personnage refusait systématiquement de révéler son nom. Bref, un numéro.

Un jour, ne voilà-t-il pas qu’il s’écrie qu’avec pour seul outil son canif, il ferait du meilleur ouvrage que les artisans réputés. Evidemment que d’une seule voix tout ASP lui a dit chiche. Random s’est exécuté. Dire que les résultats de ses premiers essais faisaient sourire, serait un flagrant euphémisme. En vérité, les petits monstres qu’il présentait avec fierté, étaient la risée d’ASP. Cependant, la cuisante humiliation ne le décourageait nullement. Au contraire. Le voilà lancé dans la production de toute une série de pipes maladroitement taillées qu’il présente comme des inventions révolutionnant l’univers pipier si conservateur. Se succèdent ainsi le passage d’air baptisé "shotgun" au diamètre constant depuis la lentille jusqu’au fourneau, la pipe sans mortaise ni floc et à tuyau collé inamovible et enfin la pipe équipée d’un tuyau tourné dans une matière toute neuve, l’ultem. ASP se tape sur les cuisses.

Random

Moi pas. Ce Random commence à m’intriguer et certaines de ses idées ne me semblent pas si farfelues que ça. En plus, petit à petit, il commence à mieux maîtriser l’aspect esthétique, ce qui fait qu’ici et là je découvre une pipe qui ne me déplaît pas trop. Je décide donc de lui en acheter une, une création passablement bizarre dont l’évidente rusticité m’amusait. Avec son système shotgun et son tuyau en ultem collé à la tige, cette pipe constituait la parfaite illustration de la révolution randomienne. A ma grande surprise, elle fonctionnait parfaitement bien. C’était une vraie pipe et ce qui plus est, une bonne ! Qui l’aurait cru ?

Voilà que Random et moi commençons à échanger quotidiennement des courriels. Pendant à peu près deux ans. Et voilà que cette brute misanthrope qui vit littéralement comme un ermite, se lie d’amitié avec moi. Ca ne l’empêche pas de continuer à refuser de me dire ne fût-ce que son prénom, ni de piquer d’abominables crises de colère chaque fois que mes propos heurtent sa sensibilité à fleur de peau. En même temps, il s’exerce, il s’améliore, il finit par faire des pipes vraiment réussies, tout en restant fidèle à ses principes toujours novateurs. Je lui ai acheté trois autres pipes. Chacune s’est avérée tout simplement excellente.

La pipe que je veux vous présenter, a déjà fait l’objet d’un article : artrandom.htm. Depuis sa publication, rien n’a changé : cette pipe dont le guillochage en dentelle a nécessité une patience de moine, continue à me combler. Je la trouve superbe, elle fume comme un charme et elle restitue avec précision le goût des flakes VA/perique.

Aujourd’hui la carrière de Random est terminée. Obsessivement perfectionniste, travaillant comme un miniaturiste à une allure de tortue, il s’est heurté aux dures lois de la réalité économique. Et c’est dommage, parce que cet anonyme savait faire des pipes. Et je ne suis pas le seul à le penser : le célèbre connaisseur suisse Claude Wyss (pipesetbouffardes.com) était le client le plus loyal de Random et le collectionneur américain Neil Flancbaum a un jour déclaré en public que sa Random se fumait au moins aussi bien que ses Lars Ivarsson, Jess Chonowitsch et tutti quanti. Pas mal comme épitaphe, non !

Rasmussen, Kent

Certains destins de pipier sont tout tracés : quand un Todd Johnson, un Will Purdy, un Jeff Gracik, un Michael Parks ou un Stephen Downie sont apparus sur le devant de la scène, les connaisseurs pressentaient dans leurs œuvres encore imparfaites, les grandeurs à venir. Et il est vrai qu’à de pareils talents innés, il suffit de quelques années pour s’épanouir complètement et pour s’imposer définitivement.

Et puis il y a ces étoiles filantes qui, soudain, tombent du ciel et éblouissent. On crie au génie, tant elles semblent accomplies et incontournables dès qu’elles entrent en scène. Certaines, telles Cornelius Mänz, continuent à répandre avec autorité leur lumière. D’autres ont moins de consistance et de souffle et s’avèrent, certes, aveuglantes, mais nettement plus éphémères. C’est, me semble-t-il le cas de Kent Rasmussen. Serait-il la victime de son propre génie ?

La horn que voici, je l’ai achetée au moment où l’unique distributeur de Kent, c’était Greg Pease. Lui-même collectionneur averti, Greg avait eu un coup de foudre pour cet ex-sculpteur danois transformé en pipier. Je me souviens de l’instant où j’ai découvert les pipes de Rasmussen sur le site web de Pease : bouche bée que j’étais devant la combinaison si impressionnante de sens esthétique et de maîtrise technique. Sans hésiter, j’ai déboursé $300. Un an plus tard, Kent était une star dont l’offre n’arrivait aucunement à satisfaire la demande. En douze mois, ses prix avaient quintuplé. Kent était comparé à Bo Nordh. Peut-être même à juste titre. Kent paraissait incontournable. Pendant qu’un génie de la pipe comme Mänz continuait à pratiquer des prix somme toute plus qu’honnêtes, l’œuvre de Rasmussen semblait confirmer ce vieil adage américain : the sky is the limit. Ses toutes meilleures pipes se payaient $5000.

Apparemment, le marché n’a pas une confiance illimitée dans le rêve américain : les collectionneurs ont commencé à se poser des questions, des spéculateurs ont commencé à saturer le marché sur Ebay, les prix atteints étaient loin d’égaler ceux qu’atteignent les pipes de Bo Nordh, ni même de Teddy Knudsen, le précepteur de Kent. Bref, le marché a fini par dégrader le génie précoce. Aujourd’hui, Kent est toujours un pipier fort respecté, certes, mais il semble avoir perdu son auréole de demi-dieu.

N’empêche que ma horn est une pipe fabuleuse. De toute évidence une œuvre d’un pipier inspiré et accompli, ses lignes parfaitement exécutées m’émeuvent à chaque fois que je la prends en mains. Il n’y a aucun doute : elle est tout simplement superbe. Or, Kent ne s’avère pas uniquement un sybarite raffiné. Ma pipe prouve qu’il est également un vrai pipier hors pair. Confort évident, fumage exemplaire et saveur profondément satisfaisante contribuent à rien moins qu’une expérience orgastique pour tout pipophile passionné, voire blasé.

Reichert, Axel

Je l’avouerai d’emblée : cette pipe un peu futuriste ne fait pas particulièrement vibrer mes cordes esthétiques. D’ailleurs son achat était en fait une surprise, pour ne pas dire un accident. Pour tout vous dire, lors d’une enchère silencieuse pendant un pipe show, j’avais enchéri non pas dans l’espoir de décrocher cette pipe, mais pour faire monter le prix qui jusque là me semblait dérisoire pour une œuvre d’un pipier aussi accompli et perfectionniste. Il s’est avéré que plus personne n’a renchéri.

Bref, ce ne fut pas le coup de foudre. Pourtant, cette pipe a su me conquérir dès que je l’ai bourrée la première fois : elle a ce magique pouvoir de révéler les nuances et la douceur des flakes viriginia ou viriginia/perique. Pouvoir magique, vous dis-je, parce qu’il est de mon expérience que peu de pipes en disposent. Ceci dit, quand on découvre avec quelle maîtrise technique a été exécuté le passage d’air grand ouvert sur toute sa longueur de la tige et du tuyau, force est de conclure que dans ce cas-ci science et magie vont de pair.

Cette création confirme et amplifie les impressions que mes deux premières pipes de ce maître allemand avaient d’ores et déjà produites : Axel Reichert est un pipier peut-être encore méconnu en ce moment, mais dont la créativité débordante, les finitions superbes et l’esprit perfectionniste frisant l’obsession le vouent à un destin sans aucun doute exceptionnel.

A tous ceux qui déclarent d’un ton péremptoire que les contemporaines créations pipières à caractère sculptural sont tout juste bonnes à être exhibées dans le cabinet de quelque collectionneur, ce performant outil de fumage fait un formidable pied-de-nez.

Richard, Tom

Peut-être que les Tom Richard en bruyère manquent à mes yeux d’attraits. Cela expliquerait pourquoi je n’en possède aucune. Par contre, je suis le fier propriétaire de cinq mortas marquées TRP.

Oyez, oyez, amateurs de latakia, si jamais vous voulez découvrir les vraies profondeurs de vos mélanges chéris, offrez-vous une pipe en morta. Vous m’en direz des nouvelles.

Dans ma collection de mortas de Tom, il y a du lisse et du sablé, du svelte, du compact et du volumineux, du bambou, de l’olivier et du buis, du noir, du kaki et du beige. Et tout est beau, même très beau, en particulier les sablages tout simplement époustouflants.

Si j’ai un reproche à faire à ce pipier chaleureux et amical, c’est que parfois ses tuyaux pourraient être plus ouverts. Mais dans le pire des cas, il suffit de quelques tours de mèche et de quelques va-et-vient de lime pour obtenir une pipe dont la saveur est inoubliable.

Roush, Larry

Je suis passé par une période Roush. Quand, à cette époque, on me demandait qui était, tous comptes faits, mon pipier favori, je répondais invariablement : Larry Roush. Son style viril et terre à terre, son attitude no nonsense avaient tout pour me plaire. En plus, ses pipes à première vue passablement rustiques, voire lourdaudes brillaient par leur finesse d’exécution. Je n’ai jamais vu une Roush avec le moindre défaut de construction. Et puis, surtout, grâce à un traitement spécial du bois et à un préculottage absolument neutre (et mangeable !), les pipes de Larry s’avéraient systématiquement excellentes dès le premier fumage.

Depuis, mes goûts ont évolué, certes, mais pas mon appréciation pour ce pipier sérieux et consciencieux. Aujourd’hui, il m’en reste deux. Toutes deux, Larry les a faites pour moi. Ce n’est pas un hasard que ce soit justement celles-ci que j’ai gardées : c’étaient les moins volumineuses de ma petite collection. Il semble qu’en prenant de l’âge, je me détourne de plus en plus de bouffardes XL. L’une est une author rustiquée à tuyau en cumberland, l’autre une belge à la fois sablée et rustiquée, avec un tuyau en bakélite, une invention belge par ailleurs.

Ce sont deux chevaux de labour qui m’accompagnent souvent lors de promenades ou d’activités en plein air. Du Roush, c’est du solide. C’est aussi une garantie d’un fumage sans complications et d’une saveur profonde et toujours agréable. Ce sont de véritables high grades à fumer sans complexes ni craintes. Des high grades d’homme. Na.

Ruthenberg, Brian

D’accord, Ruthenberg ne verse pas dans le chichi. Il ne faut pas attendre de lui des prouesses esthétiques. Par contre, dans mes conversations avec plusieurs collectionneurs américains influents, j’ai appris que lorsque pour seul critère ils se fient au fumage, Brian est leur pipier favori. Après avoir fumé quatre ou cinq Ruthenberg, ce n’est pas moi qui vais les contredire.

Quel est alors le secret ? C’est simple : un passage d’air bien large et exécuté avec soin et un tuyau dont le bec est à la fois remarquablement confortable et visiblement ouvert. Si ces becs ne sont pas les plus fins au monde, ils se distinguent par leur forme tout en rondeurs, ô combien sensuelle en bouche.

En ce moment, il me reste trois Ruthenberg. Chacun d’elle n’est rien moins qu’excellente. Le passage d’air typique garantit un fumage extrêmement facile et un tirage naturel. Avec une pipe de Brian, on fume comme on respire. Et puis, je n’ai jamais fumé de Ruthenberg au goût décevant.

Bref, des pipes un tantinet rustiques, mais des outils de fumage toujours performants.

Schwartz, Roland

Quand, grâce à une transaction sur Ebay, j’ai fait la connaissance de Roland Schwarz, il n’était pas encore pipier, mais comme moi un passionné de la pipe. C’était le genre de collectionneur que je ne comprendrai jamais : pendant qu’il accumulait les plus belles high grade qui se morfondaient, toujours vierges, dans leurs vitrines, Roland fumait exclusivement des industrielles à filtre 9mm.

Comme il était fort actif dans le commerce des pipes estate, Roland Schwarz avait petit à petit développé un vrai savoir-faire de réparateur. Puis, après avoir perdu son boulot, il a pris la décision de devenir artisan pipier. Son objectif était ambitieux : proposer à des prix abordables des pipes techniquement irréprochables et équipées de tuyaux haut de gamme entièrement faits main.

La toute première pipe que Roland a jugée digne de sortir de son atelier, c’est à moi qu’il l’a offerte. C’était une apple lisse avec un tuyau en cumberland. Sa teinture et sa finition n’étaient pas parfaites, ni d’ailleurs la façon dont le floc était adapté à la mortaise. Par contre, je dois dire que je débordais d’enthousiasme devant le confort du bec. Ca promettait. En plus, cette pipe était un outil de fumage vraiment performant. Il était évident que Schwarz avait ce qu’il faut pour réussir.

Il est toujours pipier et il a une petite clientèle loyale qui apprécie l’excellent rapport qualité/prix. Toutefois, si la nouvelle génération de pipiers allemands a de toute évidence le vent en poupe, Roland ne semble pas vraiment profiter de ce vent favorable : il n’arrive pas à percer comme un Axmacher, un Reichert, un Moritz, un Mehret ou un Wallenstein. Cela est dû, à mon avis, à deux facteurs bien distincts : d’une part, Roland ne fait aucun effort de marketing : il se tient loin des nombreux forums allemands, il ne se rend pas aux pipe shows et il n’envoie jamais de courriel à ses clients potentiels quand il fait une mise à jour de son site ; d’autre part, si Roland est fin technicien, il n’est pas pour autant le plus fin des esthètes. Il manque parfois une certaine grâce à ses pipes.

A mon avis, ce n’est nullement le cas pour la blowfish que voici. Mais, outre sa forme réussie, cette pipe a des atouts autrement plus impressionnants, à commencer par ses œils-de-perdrix époustouflants mis en valeur par une teinture à contraste particulièrement bien réussie. Et puis, il y a le tuyau. C’est du Schwarz, donc c’est confortable. Pour finir, cette pipe XL me garantit de longs moments de plaisirs gustatifs quand me prend une envie de balkans.

Seiffert, Jan Harry

Etes-vous prêts pour une surprise ? Saviez-vous que les pipes qui à elles seules incarnent le typique style petersonien, c.-à-d. ce look nostalgique pour ne pas dire rétrograde si cher à la marque irlandaise, ont en réalité été conçues par un Allemand ? Et bien oui, plusieurs modèles de la célébrissime série Sherlock Holmes sont sortis de la planche à dessin de Jan Harry Seiffert.

Il y a quelques années seulement, fatigué d’une carrière au service de Peterson et de Savinelli, Seiffert s’est établi à son compte. Il a découvert alors que lorsque ce n’est pas une course contre la montre, la fabrication d’une pipe peut être une source de plaisir. Ce salarié devenu artisan s’est senti libéré.

Les deux Jan Harry que voici – le nom de famille n’est pas marqué sur les tiges – faisaient partie des toutes premières pipes que l’artisan fraîchement établi a proposées sur son site web. C’était Roland Schwarz qui m’avait invité à y jeter un coup d’œil. Il n’avait pas tort. D’emblée, ce couple de sablées me faisait de l’œil. Pas de doute, c’étaient des pipes pour moi. Et pour plusieurs raisons. A défaut d’être spectaculaires, ces sablées arboraient un grain bien défini, en dentelle. En plus, leurs finitions mates étaient du plus bel effet. Et puis, leurs formes convenaient parfaitement à mes goûts personnels : des interprétations intéressantes et réussies parce que bien proportionnées de thèmes classiques. Pour finir, toutes deux avaient des tiges en losange, ce qui ne me laisse jamais indifférent.

S’il y avait encore du progrès à faire au niveau du confort des becs et si certains détails d’ordre technique trahissaient clairement par un certain manque d’ambition que le nouvel artisan ne s’était pas encore suffisamment débarrassé de ses anciens gestes d’ouvrier pressé par le temps, je ressentais d’emblée pour ses pipes un désarmant sentiment de connivence. Cette émotion n’a plus jamais changé. Evidemment, quand des pipes se fument aussi bien que celles-ci et ne déçoivent jamais les papilles gustatives, il faut conclure que le cœur a ses raisons que la raison n’ignore absolument pas.

Skovgaard, Lasse

Dans un article paru sur ce site même (testjorgensen.htm), j’ai relaté mes déboires avec ma première Skovgaard. Il a fallu une intervention chirurgicale pour lui ouvrir les voies respiratoires. Depuis, elle se porte bien. Très bien même. Depuis, elle a été rejointe par une petite sœur. Celle-ci prouve avec autorité que pas toute la progéniture de Lasse ne souffre de problèmes de santé. Au contraire, elle jouit d’une santé de fer.

Ces deux pipes aux tuyaux en acrylique assez fins et confortables, se distinguent par leurs bons et loyaux services. L’une dédiée au latakia, l’autre au semois, elles développent des saveurs agréables et douces. Rien à redire. Ce sont des pipes solides, peu exigeantes, idéales pour des activités à l’extérieur, d’autant plus qu’elles sont bien équilibrées et fort légères par rapport à leur volume. Ajoutez à cela que toutes deux arborent un sablage régulier et bien défini et vous comprendrez que le plaisir est complet.

Stanwell

Je n’en fais pas de secret : de toutes les marques produites à échelle industrielle, c’est Stanwell que je préfère. Tout d’abord, la marque danoise livre toujours du travail plus que correct. J’admets qu’en cela, elle n’est pas seule. Par contre, j’ai la nette impression que Stanwell propose un pourcentage de pipes au grain attirant et bien mis en valeur nettement plus élevé que ses concurrents. Mais l’atout qui, à mes yeux, démarque vraiment le producteur danois, c’est la beauté et l’élégance de ses modèles. Ca ne doit pas étonner quand on sait que pour dessiner ses modèles, Stanwell fait depuis toujours appel aux innombrables artistes-pipiers scandinaves, de Sixten Ivarsson à Jess Chonowitsch et de Tom Eltang à Poul Winslow.

L’une des formes du catalogue de Stanwell qui me plaît le plus, c’est la célèbre 124, conçue par Sixten. Ma série favorite, c’est la Golden Contrast, aujourd’hui indisponible. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une finition qui copie la célébrissime teinture de Tom Eltang. D’ailleurs, certaines pipes de cette série sont marquées des lettres T.E., indiquant que c’est Eltang lui-même qui les a finies.

Bref, vous ne serez pas étonnés d’apprendre que ma Stanwell préférée est un modèle 124 en finition Golden Contrast. Cette pipe, je l’adore. Chaque fois que je la regarde, je me sens heureux d’avoir eu la chance de l’avoir découverte sur Ebay. Et puis, j’ai eu du bol : cette estate produit avec constance une saveur à la hauteur de son apparence. Que ça reste entre nous : en vérité, elle n’a rien à envier à une vraie Eltang.

Talbert, Trever

Ma petite collection de Talbert compte 4 Ligne Bretagne et 2 Talbert Briar. Chacune me plaît pour des raisons diverses, mais j’aimerais vous entretenir de trois d’entre elles en particulier, celles qui sortent le plus souvent de mes cabinets.

Commençons par une Ligne Bretagne canadienne et une poker droite, celle-là entièrement faite main. Ce qui frappe d’emblée, c’est leur sablage époustouflant. Malgré ses origines modestes et son prix plus qu’abordable, la canadian arbore un ring grain proche de la perfection. Les anneaux ont l’air ciselés dans le bois. Quant à la poker, elle illustre parfaitement bien à la fois le savoir-faire de sableur et l’esprit parfois contrariant de Trever : alors que ce bloc de bruyère se prêtait facilement au façonnage d’une pipe avec un ring grain profond et bien marqué, Trever s’est amusé à tailler la pipe de sorte que les anneaux ne suivent pas le pourtour du foyer, mais courent en sens inverse. Personnellement, j’aime beaucoup l’effet qui en résulte. Trever Talbert

Venons-en à la troisième pipe dont je veux vous entretenir. Il s’agit d’une pot sablée en finition vierge avec une longue tige en bambou et un tuyau en cumberland. C’est un cas spécial, pour ne pas dire fascinant. D’accord, sa surface a tout pour plaire à l’inconditionnel des beaux sablages que je suis. Ceci dit, cette pipe présente à mes yeux plusieurs défauts manifestes. Par rapport à la tige en bruyère, la partie en bambou est clairement disproportionnée. Or, je suis assez sensible aux proportions justes. En plus, si son bec n’est pas franchement inconfortable, il est quand même trop épais à mon goût. Or, je suis très attentif à l’épaisseur des becs. Finalement, je n’ai jamais trouvé le tabac qui lui convienne vraiment. Il est vrai qu’elle ne rouspète ni avec le semois, ni avec le burley, ni avec les virginia, mais il faut ajouter qu’elle ne se distingue pas non plus. C’est une maîtresse réservée qui ne se donne pas corps et âme. Or, j’ai une prédilection pour les pipes qui se donnent sans retenue. Pourtant, force m’est de constater que cette pipe imparfaite, je la fume très régulièrement. Et avec plaisir. Allez savoir pourquoi. Ce n’est pas exactement parce que je n’ai pas le choix. Mystère.

Trever Talbert

Serait-il possible que nous ayons parfois besoin d’un sentiment de connivence avec un ami qui a ses points forts, mais aussi ses défauts ? Serait-il concevable que parfois la perfection lasse et que son caractère impressionnant finit par nous gaver ? Ou est-ce qu’en fin de compte, nous apprécions davantage pardonner qu’admirer ?

Tao

De toutes les stars danoises, c’est Jens "Tao" Nielsen qui me convainc le moins. Si je suis plutôt sensible à son esthétique toute personnelle avec ses pipes compactes, tantôt mignonnes, tantôt classiques, j’ai plusieurs fois été déçu par un laisser-aller qu’on n’associe pas aux danoises, et notamment par des becs étonnamment balourds.

La billiard que voici ne fait pas exception : courte et ostentatoirement virile avec sa tige surdimensionnée, c’est une bouffarde terre à terre équipée d’un tuyau en acrylique, atypique pour une danoise, qui ne brille pas exactement par sa finesse. Par contre, ses œils-de-perdrix n’ont rien à envier aux bruyères d’Eltang. Mais ce qui lui a vraiment valu sa place dans ce florilège, c’est son goût extraordinaire. Un goût pareil me rend particulièrement indulgent.

Tatum, Paul

On a vraiment du mal à croire que Paul Tatum travaille comme ingénieur pour la NASA quand on regarde ses pipes souvent farfelues ou grotesques. Celle que je vous présente ici, n’est pas une exception : le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est pas triste ! Mais qu’on ne s’y trompe pas, monsieur Tatum est fin technicien qui sait parfaitement bien ce qu’il fait. Regardez cette créature si bizarroïde. Imaginez-la maintenant dépouillée de sa pèlerine en bruyère. Ce qui reste et ce qui forme le vrai cœur, c’est une pipe des plus classiques : une bent billiard. Que les sceptiques se rassurent donc : il n’y a aucune raison pour mettre en doute la fumabilité.

Quand on examine cette pipe de près, ce qui capte le regard, ce n’est ni la forme remarquable ni le tuyau tape-à-l’œil. Non, c’est le sablage qui laisse bouche bée. Bien sûr c’est une bonne illustration d’un style de sablage tout en relief qui exhibe le grain en 3D. Ce genre de sablage dont les pipiers américains semblent détenir le secret, est en soi déjà une petite prouesse. Mais ici, il s’agit de rien de moins qu’un tour de force. Pour obtenir un sablage aussi profond et rugueux, il faut évidemment pas mal de pression et des projectiles abrasifs. Il faut donc beaucoup de maîtrise pour mener à bien l’opération et la moindre petite erreur ne se pardonne pas. Or, les "ailerons" qui dépassent des deux côtés le foyer, ont une épaisseur d’autour de 1,6mm ! Essayez de sabler ça sans finir par vous retrouver avec des surfaces trouées. Bref, le travail de Tatum, c’est de la vraie dentellerie sur pipe. Chapeau.

Pour le reste, cette pipe se rapproche étonnamment de celle de Paul Bonacquisti susmentionnée : elle se fume comme un charme et surtout elle s’avère une compagne idéale de cette herbe qui me tient si à cœur : le latakia syrien. Bref, c’est une pipe d’intérieur qui ne cesse de me prodiguer de longs moments de plaisirs gustatifs.

Tsuge

Voici un véritable maître achat. Pour la somme modique d’une centaine de dollars, Smokingpipes m’a livré une pipe qui ressemble davantage à une high grade taillée par quelque artisan inspiré du grand Sixten, qu’à un produit fabriqué dans les ateliers d’une entreprise japonaise. Avouez qu’elle est svelte, que ses lignes sont harmonieuses et surtout qu’elle arbore un grain devant lequel pas mal de pipes trois fois plus chères doivent s’incliner.

A plusieurs reprises j’ai lu des plaintes dans notre forum sur la construction de ces Tsuge : la tige en bambou se décollerait. Ces commentaires, dois-je admettre, m’ont étonné. Les miennes – j’en ai une autre, sablée celle-là – ne m’ont jamais causé de problèmes. Au contraire, en examinant leur construction, je ne peux que conclure que c’est du bon boulot.

Il semblerait que l’exécution technique des Tsuge n’est pas la seule pierre de discorde. Le producteur japonais enduit ses foyers d’un préculottage dont le goût horripile les uns et laisse de marbre les autres. La subjectivité de nos papilles gustatives ne cessera de m’étonner. Quoi qu’il en soit, personnellement j’enlève la moindre trace de préculottage de mes Tsuge.

Au fumage, cette japonaise démocratique se comporte comme une de ses consœurs nettement plus aristocratiques : son tirage est facile, son confort en bouche plus que correct et la saveur qu’elle distille des latakias auxquels elle est dédiée, complexe et agréable.

Si toutes les pipes fabriquées par une équipe d’ouvriers anonymes avaient la classe de cette Tsuge, je serais un ardent et loyal défenseur de la pipe dite industrielle.