Lasse Skovgaard et Benni Jörgensen

par Erwin Van Hove

12/02/06

A première vue il peut paraître bizarre de dédier une seule critique à deux pipiers différents. Mais si je vous dis que le nom complet de Lasse Skovgaard, c’est Lasse Skovgaard Jörgensen, je suis sûr que vous comprendrez mieux mon approche. Lasse, c’est le fils de Benni. Et puis, j’ai une autre raison valable : achetées à quelques mois d’intervalle, les deux pipes sont très similaires, tant au niveau de leurs qualités qu’à celui de leurs défauts.

Benni Jorgensen

Benni Jorgensen

Lasse Skovgaard

Lasse Skovgaard

Si papa Jörgensen a déjà une belle carrière de 25 ans derrière lui comme pipier chez Larsen, on ne peut pas vraiment prétendre qu’il appartient à l’olympe des pipiers danois. A dire vrai, pour la vaste majorité des pipophiles, c’est un illustre inconnu. Pourtant les autres pipiers qui taillaient la série Straight Grain pour l’entreprise danoise, tels Teddy Knudsen, Peter Hedegaard ou Tonni Nielsen, ne sombrent pas exactement dans l’anonymat, c’est le moins qu’on puisse dire. Quant au fils, voici quelques années il est arrivé en trombe sur le devant de la scène. Plutôt anonyme à l’ouverture du Pipe Show de Chicago, Lasse s’était fait un nom avant que les portes ne se ferment : il avait vendu en quelques jours la soixantaine de pipes qu’il avait emmenées au show et ainsi il avait été l’artisan le plus couronné de succès de l’événement. Dans les forums américains, on se passait le mot : une nouvelle star était née. Dès lors Skovgaard était contacté par toute une série de propriétaires de civettes. Sa carrière était bel et bien lancée.

Il n’y avait pas de formule secrète à la base du succès instantané de Lasse : il proposait des pipes séduisantes dans le style scandinave et qui réussissaient à se démarquer de la concurrence par un style déjà reconnaissable. Ce n’est pas tout. Il les proposait à des prix nettement inférieurs à ceux de ses compatriotes. A cette époque, une belle lisse, on pouvait se l’offrir pour le prix d’une italienne moyenne. Aussi, pour pas mal d’Américains, victimes de la faiblesse du dollar et de plus en plus irrités par les prix exorbitants de l’élite pipière européenne, Lasse Skovgaard était une sorte de Robin des Bois, version Viking.

Pour en revenir au père, il a pu profiter de la soudaine renommée du fils pour enfin sortir de l’ombre. Dorénavant ses pipes portant son nom sont proposées par quelques-uns des plus prestigieux distributeurs.

Toujours anxieux de découvrir l’œuvre de nouveaux pipiers, je me jetai à l’eau et commandai une Skovgaard. Une forme typiquement danoise, une classique sans fioritures, mais avec un beau sablage, ma finition favorite. Elle m’a coûté autour de 150 euros. En effet le prix d’une italienne. Est-ce une vraie affaire, comme ne cessent de le répéter toute une série d’amateurs américains ? Pas vraiment. La pipe est montée d’un tuyau prémodelé, tout comme la vaste majorité des pipes artisanales transalpines. A mon sens, il est donc tout à fait normal qu’une pipe pareille se situe plutôt dans la fourchette de prix des italiennes que dans celle des danoises artisanales typiques. Par ailleurs, ce tuyau m’aura causé pas mal de problèmes…

une pipe de Lasse Skovgaard

Lasse Skovgaard sandblast

Quand la pipe est arrivée, j’étais enchanté par son aspect extérieur : belles forme et proportions, jolie couleur, un ring grain bien défini et régulier sur le pourtour entier du fourneau, un tuyau parfaitement bien monté sur la tige. En ouvrant la pipe, j’étais nettement moins enthousiaste : un floc bien ouvert, mais assez rudimentaire et surtout une mortaise pas polie et donc assez rugueuse. En outre, une chenillette arrivait à passer du bec au foyer, mais pas vraiment facilement. Elle coinçait dans le tuyau. Pas bon signe, ça. Et en effet, dès que je l’ai allumée, j’ai dû me rendre à l’évidence : elle ne fumait pas comme il se doit. Problèmes de tirage, sifflement et enfin le si redouté glougloutage.

Pas étonnant. En examinant de plus près le passage d’air dans le tuyau, j’ai découvert plusieurs aspérités. Il ne fallait donc pas chercher plus loin. Par conséquent une demi-heure de chipotage avec mèches et limes-aiguilles : limer le passage d’air, ouvrir l’ouverture en V, polir avec de la laine d’acier. Résultat : plus de sifflement, plus de glougloutage. Un tirage nettement amélioré et enfin normal et naturel. Deuxième épreuve du feu donc. Et voilà que la bête est domptée : plus de problèmes et un goût nettement meilleur. Depuis, la pipe est devenue une compagne fidèle qui produit une saveur agréable et profonde.

Un coup de malchance ? Serais-je tombé sur un simple accident de parcours ? Pour en avoir le cœur net, j’ai contacté une série d’amis américains, tant des collectionneurs que des pipiers. Surprise. Dans l’intimité d’un contact privé, on ne dit pas les mêmes choses qu’en public. Finis les cris d’admiration. Plusieurs de mes contacts m’avouaient qu’ils avaient eu un problème avec leur Skovgaard et un pipier me confiait même qu’à la demande de certains de ses clients fidèles, il avait dû travailler sur deux Lasse pour les rendre fumables. Bref, je n’étais certainement pas le seul à avoir des raisons de me plaindre de l’exécution technique de ces pipes.

Mais bon, j’avais réussi à régler le problème et depuis, ma Skovgaard se fume parfaitement bien. Ce qui explique que quelques mois plus tard, quand j’ai découvert toute une série de Benni Jörgensen et notamment une sablée sublime, je n’ai pas vraiment hésité. Il me la fallait, celle-là. Et je n’étais pas le seul à être séduit : plusieurs amis, entre autres Will Purdy, se sont montrés sincèrement impressionnés par cette beauté. Le prix, autour de 170 euros, était par ailleurs tout sauf prohibitif.

une pipe de Benni Jorgensen

Benni Jorgensen acorn

Et c’est vrai qu’elle est belle ! J’adore la combinaison de cette si séduisante teinture avec ce sablage qui s’harmonise parfaitement avec la forme. Sans tarder, premier fumage : malgré le tuyau en acrylique, la pipe est confortable en bouche et en plus le tirage est bon. Ouf. Quant au goût, il est très voisin de celui de la pipe du fils. Père et fils se partagent probablement le même bois. Après le fumage, je la nettoie donc, content de mon achat. Deuxième fumage. Hein ? Quoi ? Comment ? Tirage anormal, plus de goût. J’ouvre donc la pipe et immédiatement je découvre le problème : dans la tige des peluches de chenillette bloquent le passage. Les enlever ne s’avère pas facile : quelque chose les retient. Quand je réussis enfin à tout enlever, je regarde dans la tige avec une lampe de poche. Mortaise non polie, écharde pointue clairement visible, passages d’air dans le fond de la mortaise. Oui, au pluriel. Le pipier a percé deux fois, faisant deux trous l’un au-dessus de l’autre et qui se recouvrent partiellement. Les perçages ne sont pas lisses, mais il en ressort des filaments. Et ben, chapeau ! Je veux bien qu’un pipier aille vite pour pouvoir modérer ses prix, mais il y a des limites. Ceci, c’est du travail bâclé. Donc, mèches, limes, laine d’acier, vous connaissez la routine désormais.

Maintenant, la pipe se fume bien, merci.

Est-ce que je regrette l’achat de ces deux pipes ? Non. Toutes deux sont devenues des pipes que j’aime bien fumer et qui me procurent de réelles satisfactions. En plus je les trouve vraiment belles. Est-ce que je vous conseillerais l’achat d’une Lasse Skovgaard ou d’une Benni Jörgensen ? Non plus. A moins que je sois sûr qu’en cas de problème, vos talents de bricoleur averti vous sortiront de l’auberge. Est-ce que ces pipes renommées pour leur excellent rapport qualité/prix sont vraiment des aubaines ? Non plus. A ce prix-là vous avez l’embarras du choix en Italie. Or j’ai rarement vu des pipes avec de tels défauts chez nos amis de Pesaro, Recanati, Cantù ou Cucciago.

Conclusion : on en a toujours pour son argent. Quiconque attend d’un pipier danois qui travaille dans une fourchette de prix atypique, de proposer une qualité comparable à celle de ses compatriotes trois fois plus chers, caresse un espoir naïf et irréaliste.