Font-ils un tabac ? n°124

par Erwin Van Hove

20/12/21

Erinmore, Balkan Mixture

Au fil du temps Erinmore est devenu synonyme du légendaire aro dans sa boîte jaune. N’empêche que sous cette bannière le STG nous propose quelques autres tabacs, entre autres ce Balkan Mixture.

L’acception du terme Balkan a déjà fait couler des fleuves d’encre. Pourtant, pour moi les choses sont simples : si le goût d’un mélange à base de virginia, de latakia et d’orientaux est dominé par le latakia, les orientaux se bornant à un rôle de condiment, il s’agit d’un mélange anglais ; si, au contraire, ce sont les saveurs des tabacs d’Orient qui occupent le devant de la scène, le latakia servant de soutien, c’est un balkan blend. J’avoue que cette distinction ne marche pas à tous les coups, notamment avec les tabacs où le latakia et les orientaux jouent des rôles d’égale importance. N’empêche que c’est un fil conducteur pratique qui neuf fois sur dix vous permettra de trancher.

Il faut dire que trop souvent les producteurs eux-mêmes créent la confusion. Des mélanges présentés comme des Balkan blends qui s’avèrent des bombes à latakia, il y en a à profusion. Et plus d’une fois, les termes English et Balkan sont employés comme des synonymes. C’est d’ailleurs le cas de l’Erinmore. Le couvercle annonce fièrement Balkan Mixture, alors que sur le fond de la boîte nous lisons ceci : …its unique English Mixture character… Ça fait sourciller, non ?

L’imbroglio ne s’arrête pas là. Si plusieurs sites affirment que le Balkan Mixture est une copie exacte de l’Early Morning Pipe, les notes de dégustation sur Tobaccoreviews ne le confirment nullement. La plupart des dégustateurs ne mentionnent aucune similarité avec l’EMP et ceux qui comparent tout de même les deux mélanges, sont unanimes : le Balkan Mixture a plus de carrure que le l’aérien Early Morning. J’espère qu’ils ont raison.

A première vue, il s’agit bel et bien d’un Balkan blend. Le ribbon cut fin et court contient nettement plus de fauve et de bruns divers que de noir. Le nez le confirme d’ailleurs : plutôt que des odeurs empyreumatiques, je sens du terreau et du cuir. Et une légère touche mentholée. C’est un nez passablement discret, mais harmonieux et agréable.

Le degré d’humidité permet un bourrage immédiat. Vu la coupe fine, l’allumage est fort aisé, ce qui me permet d’emblée de découvrir une fumée aux saveurs plaisantes et fort bien équilibrées. Les virginias apportent de la douceur qui contrebalance les notes légèrement acides des orientaux ; le latakia se borne à accompagner de sa basse les tabacs d’Orient qui développent des goûts divers : épices, musc, cuir, terreau. Bref, plutôt que le latakia chypriote, ce sont les orientaux qui déterminent le caractère du mélange et par conséquent, c’est en effet un authentique Balkan blend.

Ceci dit, ce caractère n’est pas du genre m’as-tu-vu. C’est au contraire un balkan modeste, discret, peu puissant. Il ne cherche pas à impressionner, il préfère vous faire passer un moment agréable. Pour les amateurs de Balkan blends, c’est donc le parfait all day smoke, alors que pour les autres c’est une excellente introduction dans l’univers des délices balkaniques. C’est même un tabac que je recommande aux débutants : les goûts sont suffisamment prononcés sans pour autant risquer d’écœurer, ils sont d’ailleurs stables du début à la fin sans s’altérer, la combustion ne nécessite aucun soin particulier, la vitamine N ne peut étourdir personne et même quand on oublie de fumer posément, la fumée se montre indulgente et fiche la paix à votre langue.

Je dois dire que cet Erinmore m’a agréablement surpris, notamment par son équilibre évident. Même si je tends à préférer des sensations plus fortes, la nature réservée du blend ne m’a nullement gêné. Reste à trancher une question : le Balkan Mixture est-il effectivement une copie de l’Early Morning Pipe ? Je rejoins les dégustateurs qui décèlent des similarités, mais qui jugent l’Erinmore plus ample et plus costaud que l’éthéré EMP.

Rattray’s, Hal O’ The Wynd

Rattray’s Hal O’ The Wynd

En 1911 Charles Rattray établit son commerce de tabac à Perth, l’ancienne capitale de l’Ecosse. Pendant plus de cinquante ans, jusqu’à la mort du fondateur en 1964, la marque Rattray’s jouit d’une excellente réputation. D’ailleurs, Greg Pease qui a eu l’opportunité de déguster du Black Mallory datant de cette période, a raconté à quel point il avait été impressionné par la finesse et la subtilité du blend. Avec la succession commence le déclin : au courant des années 70, le fils de Charles confie la production à Robert McConnell établi à Londres et en 1980 l’entreprise familiale ferme définitivement les portes. Dix ans plus tard, Kohlhase & Kopp devient le propriétaire des marques Rattray’s et McConnell. Depuis, les mélanges sont produits en Allemagne et au Danemark.

Je me souviens qu’il y a un quart de siècle, alors que j’étais encore un latakiophile pur et dur, l’envie m’a pris d’explorer l’univers des virginia blends avec ou sans perique. J’ai évidemment essayé plusieurs McClelland, l’Escudo et le Three Nuns de la grande époque et des tabacs en provenance de Kendal, mais également un quartet de mélanges de chez Rattray’s qu’on recommandait systématiquement dans les forums américains et allemands, notamment le Brown Clunee, le Marlin Flake, le Old Gowrie et le Hal O’ The Wynd. Comme je fumais avec plaisir le Red Rapparee et le Black Mallory de la marque, j’ai suivi ces conseils sans aucune méfiance. Je dois dire que j’ai été fort déçu. La qualité des virginias de ces Rattray’s n’arrivait pas à la cheville de celle des McClelland et des Gawith. Franchement, ces mélanges m’ennuyaient et me laissaient sur ma faim. Il faut dire qu’à cette époque, je les ai goûtés dans leur jeunesse. Peut-être qu’il leur faut du temps. C’est ce que je m’apprête à tester avec une boîte de Hal O’ The Wynd âgée de cinq ans.

Je suis surpris de lire sur l’étiquette qu’il s’agit d’un mélange unusually strong parce que dans mes souvenirs Hal n’était pas particulièrement puissant. Ils ont peut-être raison vu qu’à part une variété de virginias, le Hal O’ The Wynd contient également du fire-cured kentucky et du perique. Le tout est pressé puis hand rubbed.

Divers bruns et de l’aubergine. Ici et là un morceau de broken flake perdu dans le ready rubbed. Un nez intense et séduisant avec du vinaigre, des pruneaux, de la noisette, du boisé. Par contre, je ne sens rien qui me rappelle le kentucky. Quoique le tabac soit passablement humide, il s’avérera que même sans séchage préalable il se consume sans problèmes.

Je ne me suis pas trompé : les premières bouffées confirment que le tabac est tout sauf inhabituellement fort. Au contraire, la fumée manque de carrure. Et c’est pareil pour les saveurs : l’aigre-doux, les fruits secs, une touche de viennoiseries s’expriment avec retenue. Ce n’est pas mauvais, mais ça me laisse plutôt indifférent.

Le premier tiers passé, la fumée gagne en puissance et les saveurs sont plus concentrées. Elles s’assombrissent et s’approfondissent. Si désormais elles sont plus viriles, elles perdent leur fruité. Une pointe d’amertume rejoint l’aigre-doux et apparaissent à côté du goût de viennoiseries une pincée d’épices, du boisé et par instants une touche empyreumatique. Ce nouvel ensemble ne me déplaît pas vraiment, mais ne m’enthousiasme pas non plus. Je note par ailleurs que dans plusieurs pipes, les saveurs tendent à former un amalgame qui manque de définition et qui est pollué par un goût qui me rappelle la cigarette. Côté fumage, rien à redire : combustion facile, pas la moindre tendance à la morsure. La fin du bol est plus virile encore alors que le boisé et la structure douce-acide-amère dominent. Reste en bouche un arrière-goût assez impur.

Sur Tobaccoreviews le Hal O’ The Wynd obtient le score plus que respectable de 3,4. Moi, ça me laisse bouche bée. Il y a tellement mieux, même sans partir à la recherche de tabacs confidentiels. Ceci dit, ce score étant basé sur l’avis de 256 dégustateurs, j’estime qu’ils ne peuvent pas tous se tromper. Prenez donc mon avis avec un grain de sel et jugez par vous-même.

Deer tongue, Cornell & Diehl vs Wingzofpower

Autour de 1980, après une ribambelle d’essais et une décourageante série de déceptions, je suis enfin tombé sur le premier tabac qui me comblait vraiment. C’était le semois en grosse coupe de chez Windels, célèbre civette située à Malines entre Bruxelles et Anvers. Il se distinguait clairement des autres semois qu’il m’était arrivé de tester : d’une part, au lieu d’être uniformément brun, il contenait des fragments vert gris et kaki, d’autre part il était nettement plus parfumé et dégageait un arôme complexe dans lequel je ne sentais pas uniquement les odeurs rustiques du semois, mais également des notes de vanille et de pâte d’amande.

Monsieur Windels m’a expliqué qu’il faisait lui-même ce mélange en incorporant dans le semois du deer tongue. Cette plante originaire d’Amérique du Nord dont la feuille ressemble à une langue de cerf, c’est la liatris ou la trilisa odoratissima. Aux Etats-Unis, on l’appelle communément vanilla leaf, ce qui explique d’emblée le parfum que je décelais dans mon semois.

Il s’avère que cette petite plante a servi pendant des décennies à relever nombre de tabacs, vu qu’elle contient de la coumarine, un puissant aromatisant. Mais voilà qu’aujourd’hui, elle est devenue extrêmement rare, d’une part parce que la cueillette et le tri à la main en font un ingrédient trop onéreux, d’autre part parce que les gourous de l’hygiénisme de l’Union Européenne en ont interdit l’emploi, étant donné qu’à forte dose, cette herbe peut causer des problèmes de santé. Monsieur Windels a donc arrêté d’utiliser l’herbe et voilà que du jour au lendemain son semois a perdu sa magie. D’autres blenders ont remplacé l’herbe odoriférante par la fève de tonka qui, malheureusement, n’atteint nullement la complexité et la subtilité du deer tongue.

Des années durant j’ai amèrement pleuré la disparition de mon semois aromatisé, jusqu’au jour où je suis tombé sur un site qui vendait du deer tongue en vrac de Cornell & Diehl. Je l’ai essayé sans tarder en le mélangeant aux semois de Manil et de Couvert et j’étais ravi du résultat. Ça n’a pas duré : C&D a annoncé la fin du stock. J’ai donc raflé ce qui restait. Aujourd’hui, il me reste un bocal, ce qui fait que je me sers de son contenu avec parcimonie.

Mais voilà que Nightcap m’a annoncé un jour qu’il avait acheté du deer tongue chez wingzofpower.com, une boutique eBay spécialisée dans les herbes traditionnellement utilisées par les Amérindiens. Sur ce site on spécifie que les Native Americans se servaient du deer tongue pour traiter certaines affections, mais surtout parce qu’il suscite des rêves érotiques. Ca alors !

Nightcap m’en a gracieusement fait parvenir un sachet afin de le comparer avec mon C&D. C’est chose faite.

Visuellement il y a une nette différence : le deer tongue indien est clairement plus vert que celui de C&D qui exhibe beaucoup plus de teintes : vert, kaki, gris, fauve, brun clair. Ce qui frappe également, c’est que le sachet contient une bonne quantité de poudre alors que mon C&D n’en contient nullement.

Wingzofpower

Passons au nez. L’herbe de wingzofpower dégage un parfum assez intense qui me rappelle l’odeur du semois de Windels et que j’associe immédiatement à l’odeur des petits pots de colle blanche de mon enfance qu’il fallait étaler avec une spatule. C’est une odeur claire et nette d’amandes. Le bocal de C&D, en revanche, me réserve des arômes plus profonds et plus complexes : la base d’amandes est identique, mais je décèle également une note vanillée et une bizarre odeur de reboucheur Polyfilla. Ces odeurs forment un tout à la fois agréable et fascinant.

Pour tester le goût, je mélange 10 grammes de semois Cordemoy de J.P. Couvert avec autant de deer tongue qu’il faut pour obtenir une mixture qui visuellement ressemble au semois d’antan de Windels. En saupoudrant le semois, je note que wingzofpower contient énormément de morceaux durs de tige, alors que le Cornell & Diehl est composé uniquement de fragments de feuilles. Je bourre ensuite deux pipes comparables dédiées au semois, par exemple deux anciennes Butz-Choquin Maître Pipier, avec les deux mélanges et je les fume l’une après l’autre. Je répète l’opération à trois reprises.

En vérité, ces essais répétés, je les fais purement par acquit de conscience parce que dès les premières bouffées, il n’y a pas photo. La différence de qualité entre les deux herbes est énorme.

Les pipes avec le wingzofpower ne sont pas mauvaises, mais si le semois de Windels avait produit une saveur pareille, je n’en serais jamais tombé amoureux. Certes, le deer tongue parfume le semois, mais l’aromatisation qui en résulte, est faiblarde, simple et monotone. Le goût correspond parfaitement au nez manquant de complexité. En plus, je remarque dès l’allumage une note amère assez désagréable qui ne provient pas du Cordemoy.

Chaque fois que j’allume une pipe avec l’herbe de C&D, je soupire d’aise. D’emblée, mon palais reconnaît ces extraordinaires arômes délicieux et envoûtants et indescriptibles qui s’harmonisent si bien avec le semois. C’est du Windels tout craché.

A côté du deer tongue de Cornell & Diehl, composé de fragments de feuilles multicolores aux arômes affriolants et aux saveurs langoureusement troublantes, celui de wingzofpower, excessivement poudreux, bourré de déchets durs, à l’odeur monolithique et aux saveurs maigrelettes et sommaires, fait vraiment piètre figure. Il est évident que le deer tongue qu’a sélectionné un blender professionnel, est dix fois plus approprié au fumage qu’une herbe distribuée par quelqu’un qui vend surtout des produits servant aux rituels de purification au moyen de fumée.

Pour les rêves érotiques, je vais me fier exclusivement à Cornell & Diehl.