Errances d’une volute

par Laurent M

30/05/22

Saison 21 - Mcclelland Dark Star, l’étoile évanescente

Allons bon ! L’imagination joue toujours des tours et nos biais cognitifs ne font rien pour la calmer bien au contraire. On s’imagine des choses que la réalité s’empresse de contourner. Quand il regarde des tableaux, le fumeur de pipe voit des pipes partout, de la fumée partout. Il est enveloppé de nuées, brumes, effilochés de brouillards, cumulus, stratocumulus, tous fruit d’un pétunage plus ou moins intense. Lorsque j’ai vu le tableau de ce maître de la nature morte que fut Sebastian Stoskopff, et qui est partiellement reproduit ci-dessous, je me suis demandé d’abord pourquoi le faune (ou le Triton) avait d’une part des feuilles de tabac autour de la tête et, d’autre part, une pipe aussi longue. Puis je me suis demandé pourquoi il soufflait, ce benêt, alors que la bienséance pipière demande de légèrement inspirer pour produire de la fumée. Mon instant d’égarement passé, la raison m’a rappelé que ce n’était pas une pipe mais une trompette célébrant la victoire de Galatée sur Polyphème (c’est marqué sur l’étiquette !). On bascule de l’éblouissement de la découverte fortuite à l’étourdissement du retour au réel, ou presque réel car nous sommes dans un registre mythologique où, objectivement, deux types à poil se tapent une orgie avec une fille tout aussi dénudée, qu’un des deux joue de la trompette sur des dauphins, le tout avec des voiles qui tournicotent,genre Patrick Sébastien de “tournez les serviettes” ou délire à la Blake Edwards dans “The Party”. On sait que cela se termine en bain mousse et lavage d’éléphant*.

The Party

Le Sebastian devait avoir des fins de soirée un peu perchées en lisant les histoires grecques. Bref, passons sur cette digression et revenons à notre herbe. Quand on dit “Virginia”, on a tout de suite en tête l’image d’un tabac de couleur fauve, allant du jaune clair à la paille mouillée. Jaune clair, c’est la couleur du soleil, l’étoile, le côté “Star”. Et quand on voit la couleur ce McClelland, on se dit que ce n’est pas un VA tant il est sombre, “Dark”. C’est un brun très foncé, à la limite du noir que nous offre le produit de la feue maison pleurée par tous les pipoteurs du monde.

Un broken flake très dense, au feuillage serré, dont on se dit, en le regardant, qu’il va falloir que les feuilles se détendent, se déstressent un peu. Il y a de la contraction au niveau des épaules ! Cela ressemble à des copeaux de bois exotique, des brisures de bois séché. Il faut le malaxer quelques instants pour assouplir la matière, la rendre malléable et apte au fourneau de la première pipe dans laquelle je l’essaye, une Eltang Basic. Petit fourneau donc et cela n’a pas été une bonne idée, autant vous le dire !

D’emblée, il y a tout de suite du piquant qui monte à l'allumage, avec une note épicée et poivrée. En rétro-olfaction, cela se jette sur mes cellules nasales comme un tigre sur sa proie. Un petit goût de cacao amer se développe. Le côté piquant s’atténue peu à peu durant le premier tiers du fumage et s’assoupit. On retrouve alors des tonalités classiques de VA avec une saveur de foin séché assez lointaine ou de bois fraîchement scié. Du pain grillé est aussi décelé mais très ténu. Ce premier essai n’a pas été concluant, le Dark Star reste sur une réserve tout au long du fumage.

Le second essai se réalise avec une Castello Sea Rock Briar très habituée aux VA. Comme pour le premier essai mais en insistant plus, je malaxe bien le broken flake afin de le réduire en éléments qui n’empêchent pas la propagation de la braise. C’est lorsqu’on le malaxe bien que monte l’odeur caractéristique du VA, cette odeur de croûte de pain grillé. Il faut bien prendre le temps de le préparer. Pas juste le rouler au creux de la paume mais l’effriter longuement du bout des doigts. Fumer la pipe est un art de la préparation et de la lenteur. Il faut casser la fibre de la plante, briser sa rudesse jusqu’à retrouver l'élasticité. A ce moment, et seulement à ce moment, il faut laisser tomber simplement deux pincées dans le fourneau et tasser très légèrement. Avec ce malaxage préalable, le goût épicé disparaît à l’allumage, sans vraiment s’estomper. Viennent se superposer des saveurs fugaces d’écorce d’orange, de sucre d’orge avec toujours ce saupoudrage épicé léger en mode wasabi. Le piquant développé par le Dark Star n’agresse aucunement le palais ni la langue et laisse une saveur de fruits à coque en bouche.

C’est un Straight VA et d’habitude, les VA de ce type me laissent sur ma faim. Toutefois, avec ce défunt Dark Star, le goût évolue lentement et montre toute la complexité de l’assemblage réalisé par Mcclelland. C’est une réussite qui ne fait que regretter la disparition de cette maison. Question nicotine, c’est très acceptable. Ce tabac ne bouscule absolument pas et est d’une sagesse de vieux brahmane barbu.

Le troisième essai est à bord d’une Falcon, le machin métallique industriel qui fait la pige aux pipes d’artisan et fume super bien. La combustion est bonne et le goût piquant est là encore atténué, preuve que les bols larges sont plus adaptés.

Dernier essai de ce tabac noir dans une pipe aussi noire que le tabac, une Castello Perla Nera, exclusivement dédiée aux VA. Le tabac a un peu séché depuis son émiettement total. Le bourrage est léger et le fumage lent, très lent. Les saveurs se développent lentement et là, on sent mieux le côté sucré du VA, plus que son côté épicé. C’est somme toute une saveur très classique, sans agressivité.

McClelland Dark Star McClelland Dark Star

Comment te dire adieu ?

Doit-on dire cependant que ce Dark Star sort du lot ? Pas à mes yeux car un tabac, au-delà de la qualité de sa composition, de la matière première et de l’art du blender, tous éléments indéniables en l’espèce, doit pouvoir faire ressentir au fumeur et fumeuse la jouissance de celui et celle qui pousse une porte sur un monde inconnu. Or, rien de ceci ne se produit avec le Dark Star. J’ai sans doute une prédilection pour les produits avec un goût plus “fumé” en bouche, lesquels convoquent les souvenirs plus que les straight VA. C'est pourquoi, même si le Dark Star est très bon, je ne le retiens pas dans ma liste des grands crus. Qui l’eut cru ?

Sebastian Stoskopff


Source : Sebastian Stoskopff, extrait du trompe l’œil représentant le “triomphe de Galatée”, 1643-1644, Vienne Kunsthistorisches Museum