Errances d’une volute

par Laurent M

09/05/22

Saison 20- Confessions d’un infidèle tabacophile sur les heures qu’il occupe à souffler de la fumée - Complies

Complies, où l’on parle du McClelland Drama Reserve, du Dunhill Three Years Matured et du Pirate Kake, entre autres herbes impies mais néanmoins délicieuses, ou presque.

Fratres, le soir tombe et ma parole se fait pesante. Je sens que je n’arriverai pas au bout et que mes forces me manquent quand il faut écluser et éponger toutes les goutûres de mes pipes. Oui, tous ces petits échantillons que j’appelle de ce drôle de nom car elles sont comme les chocolats que l’on prend les uns après les autres dans les boites qu’on vous offre sans imaginer un instant que l’amoncellement vous jette à la fois dans une envie insatiable de tendre la main pour en prendre un autre et un effet terrible de manque. Mais voilà, il faut bien terminer la journée et ne point ternir votre attention. C’est notre dernière heure canoniale de la journée et je vois le soulagement pointer sur vos visages avant que nous regagnions nos cellules pour méditer sur les vertus des volutes avant de s'ensommeiller. Voici donc les trois derniers tabacs de cette confession enfumée.

Mc Clelland - Drama Réserve

C’est un tabac sombre qui s’offre aux yeux, sorti de cette petite pochette portant mention de l’année 2015. L’odeur est délicieuse au premier abord, avec des tonalités sombres de fruits rouges, un fond de lie de vin, de prune et de sucre. Une sorte de liqueur dont les ingrédients auraient tendance à me piquer le fond des narines, ce qui éveille aussi ma méfiance immédiate. C’est un peu comme les odeurs devant les magasins de parfums ou de savonnerie qui attirent le chaland avec des diffuseurs alors que c’est parfaitement écœurant. Un peu séducteur tape-à-l’œil ce “Drama réserve”, lequel ne m’offre par contre aucune fragrance d’huile d’olive comme semble l’indiquer la description de Tobacco Review. Certains des critiques sentent la noix, des dattes, des épices et je n’irai pas sur ce chemin de la devinette olfactive, par crainte de faire sombrer ma propre estime et de m’engager sur le chemin de l’orgueil. La coupe est assez moyenne, en longs brins, et ce tabac se bourre facilement. Le premier essai que j’ai fait fut dans une bruyère respectable, bonne mère calinante et caressante. Le moindre que l’on puisse dire est que le résultat fût des plus médiocres. Si le tabac se fume bien, le parfum et les saveurs sont en retrait, sans attrait ni résonance particulière. Alors je suis passé sur une maïs et là encore, j’ai trouvé ce tabac extrêmement mollasson. Je ne suis sans doute pas habitué ou sensible aux feuilles des orientaux. Le Basma m’avait fait cet effet et il semble que les feuilles de Drama suivent le même chemin. Pour un fumeur qui préfère le latakia et apprécie moyennement les Va, ce tabac reste au milieu du chemin, sans mordant. Il n’est pourtant pas inintéressant avec sa douceur qui repose le palais et développe des fragrances très discrètes mais je me demande si ce n’est pas moi plus que ce tabac qui est en cause dans cette appréciation pour un produit qui a une note vraiment très respectable non seulement sur le site de notation américain mais aussi par les adeptes de notre chapitre. Ah ! Fratres, avoir les yeux qui brillent à l’énoncé d’un grand nom et finalement lui trouver une personnalité terne est une purge de l’esprit.

Dunhill Three Years Matured

Sincèrement, dans la vie d’un fumeur de pipe, on se trompe souvent, voire énormément et sans faire appel à une mémoire d’éléphant, animal qui se trompe aussi comme chacun sait, il aurait mieux valu que je me remémore la sentence de frère Erwin* au moment où j’ai ouvert cette boîte : “Pas d’inacceptables défauts, pas d’atouts particuliers. Un mélange anonyme et anodin, barbant du début à la fin. Une fumée qui manque de relief et de profondeur. Une saveur peu marquée avec des notes citronnées, un côté terreux, une touche de levure, quelques épices, avec en plus un goût impur qui me rappelle la cendre de cigarette. Côté structure, on reste dans la petitesse : des sucres sobres, des acides discrets, une petite amertume et quelques grains de sel.” Mais vous le savez, l’expérience est une lanterne qui n’éclaire que celui qui la porte et il est difficile de comprendre le mot “brûlure” jusqu’au moment où on se colle la flamme du briquet sur la main.

Alors oui, ce tabac est une pénitence de fumeur et on se traîne la boîte durant des semaines et des semaines en espérant, malgré tout, en un acte de foi désespéré que, avec l’insistance de nos prières tabagiques, l’inspiration vienne. Las, les invocations à la limite païenne que je fis n’ont rien changé. Un tabac terne reste un tabac terne quelque soit la pipe. Dunhill n’est plus qu’un nom tout aussi vivace qu’une momie dans son tombeau.

Cornell & Dielh - Pirate Kake

Scaferlati Gris

Dans le petit sachet plastique qui reste au fond d’un bocal, le pirate kake me regarde autant que je le regarde. Qui me l’a donné, qui a glissé l’échantillon dans cette pochette de cellophane : frère Daniel, frère Hassan ? Les dîners du chapître parisien sont un tel échange d’herbes rares et de potions que l’on en vient à perdre la mémoire de la circulation de nos plantes fermentées. C’est donc une petite barrette de kake qui est devant moi, sans odeur particulièrement prégnante mais avec une légère fragrance vinaigrée. La malaxer, faire revenir les herbes à la décompression me permet de remplir trois pipes confortablement. A l’allumage, c’est le choc ! Le choc de la douceur d’un baiser, du velouté de la peau d’un bébé, de la caresse du vent dans les cheveux. Mais cette douceur, qui se caractérise tout le long du fumage, sans aucune pointe d'agressivité ne serait rien sans ce développement du goût que l’on dit “anglais”, car le Kake est un bon anglais avec des saveurs noisettes, du boisé léger et un fumé discret qui relève le tout avec une élégance terrible. Avec plus des deux tiers du mélange en chypriote on pourrait se dire que cela va napalmiser la langue et le palais mais c’est sans compter la retenue apportée par le tabac turc et l’équilibre du burley. Tout cela se conjugue en harmonie sans lasser. C’est tout simplement formidable et même si ce mélange n'est pas un sommet du genre, il y grimpe en droite ligne sans fanfaronner. Alors bien entendu, il faut aimer le latakia mais pour celles et ceux qui aiment le goût fumé léger et qui craindraient que ce haut taux d’herbe de Latakia leur porte préjudice, je dirai que la crainte est mauvaise conseillère. C’est du bon, du simplement bon, du velours.

Avant d’aller dormir sous les étoiles

Ah ! Fratres, j’en ai désormais fini de cette longue litanie. On le voit, il a fallu plusieurs heures, plusieurs longues heures pour avouer mes déviances volutières par rapport au souhait, au vœu que j’avais prononcé de ne plus fumer qu’une boîte à la fois. La liste est longue et s'étale comme un lundi pluvieux. Il y en a tant et tant. Je me suis exprimé devant vous avec l’humilité qui sied à ma pauvre condition mais sachez que de nombreuses autres goutûres m’attendent, lovées dans de petits sacs rangés sous ma paillasse. Mais que dire de cet état de fait si ce n’est l’absolue nécessité qui me ronge de faire partager savoir et connaissance. Fratres, je vous vois déjà sourire en coin, convaincus que vous êtes que je vais continuer. Ah ! la voie de la volute est étroite, croyez-moi.

Alors, est-ce une erreur de ma part que de m'éparpiller plutôt que de me concentrer sur une boîte, puis une autre, patiemment ? "Brûlez-les toutes, le fumeur reconnaîtra les bonnes” dirait un contempteur de l’hérétique que je suis et de mes pareils et c’est finalement exactement ce qu’il faut faire ! Brûler, brûler, brûler, allumer le feu, ainsi que le vociférait Saint Johnny Franco Stadium. Oui, il faut le bûcher, ce sujet tabac et y toujours bouter la flamme purificatrice, encore et encore, pour libérer l’âme tabagique de son corset végétal.

Je le vois à vos regards, vous prononcez déjà un “te absolvo” pour le fumeur que je suis. Soyez assurés, frères fumeurs, que je vous remercie et ferai en sorte de me tenir droit sous la lumière claire du briquet. Je le sais, je le sais, le Tentateur m’attend en ricanant, mais qu’y puis-je ? Ce n’est aussi que pour votre modeste plaisir que je suis aussi assuré de retomber dans mes travers pour faire tomber encore et encore des petits échantillons dans des fourneaux de pipe où les braises odoriférantes des volutes me laisseront sans volonté aucune.

Devil with pipe


Source : Douglas - Fine Art