Poèmes

Philis, Tabac, je vous estime...

Préfontaine


Philis, tabac, je vous estime,
De tous deux je me sens épris,
Tous deux règnent sur mes esprits,
De tous deux je suis la victime ;
Mais s'il faut céder au plus fort,
Philis, je n'aurai point le tort
De quitter l'ardeur qui me pipe ;
Vos yeux me donnent le trépas
Et dans le flambeau de ma pipe,
J'éteins celui de vos appas.



Eau-Forte

Richepin
"Chanson des Gueux" (1910)


Il tonnait. Il pleuvait. Les ruisseaux soulevés
Rebondissaient en boue aux angles des pavés.
Calme, un voyou sifflant recevait l'avalanche,
La casquette collée au front, la face blanche,
La pipe retournée et rouge par-dessous.
Il avait vu sauter une pièce de cent sous,
Se cognant au trottoir dans un bruit de cymbales.
Un écu flambant neuf, un blafard de cinq balles !
Il le pigea d'un bond, et le petit truand
Fit un grand pied de nez au ciel tonitruant.



Ô Pipe à deux sous

Rondeau extrait de "Nos plaies", recueil de poésies de Paul-Napoléon Roissard


Ô pipe à deux sous, pipe aimée,
Comme nous humblement formée
De fragilité, de limons !
Qui prends ta vie en nos poumons
Et la rends au ciel en fumée.

Pipe vulgaire et mal formée
Que le beau monde a blasphémée
Et qu'en extase nous humons,
Ô pipe !

Fi des dédains ! toi, embaumée
Volute que l'âme affamée
D'idéal souffle vers des monts
Perdus, où nous la sublimons,
Retombe à terre en renommée,
Ô pipe !



ma Vieille Pipe

Maurice Rollinat


Quand j'ai ma pipe en merisier,
Toute mon âme se parfume ;
Et je la fume et la refume
Sans pouvoir me rassasier.

Cet automne, à son cher brasier,
J'ai nargué le vent et la brume.
Quand j'ai ma pipe en merisier,
Toute mon âme se parfume.

Elle n'a qu'un tuyau d'osier ;
Mais les vers coulent de ma plume
Toutes les fois que je l'allume,
Et j'ai de quoi m'extasier
Quand j'ai ma pipe en merisier.



Concours de Fumeurs de Pipe

Emile Verhaeren


"C'est aujourd’hui,
Au cabaret du jour et de la nuit,
Qu’on sacrera
Maître et Seigneur des vrais fumeurs
Celui
Qui maintiendra
Le plus longtemps,
Devant les juges compétents,
Une même pipe allumée.
Or, qu’à tous soit légère
La Bière,
Et soit docile la fumée."
Ont pris place, sur double rang,
Près des tables, le long des bancs
Les grands fumeurs de Flandre et de Brabant.

Déjà, depuis une heure ils fument,
À petits coups, à mince brume
Le gros et compact tabac,
Qu’à resserré, avec une ardeur douce,
Leur pouce,
En des pipes neuves de Gouda.

Ils fument tous, et tous se taisent,
La bouche au frais, le ventre à l’aise ;
Ils fument tous et se surveillent
Du coin de l’œil et de l’oreille.
Ils fument tous méticuleusement,
Sans nulle hâte aventurière,
Si bien que l’on n’entend
Que l’horloge de cuivre et son tictaquement,
Ou bien encore, de temps en temps,
Le flasque et lourd écrasement
D’un crachat blanc contre les pierres.
Et tous, ils fumeraient ainsi,
Et les grands juges réunis
Inépuisablement, tout un après-midi.
N’était que les novices
Ne se doutent bientôt, à maints indices,
Que leur effort touche à sa fin,
Et que le feu, entre leurs mains,
S’éteint.

Mais eux, les vieux restent fermes. En vain
Les petites volutes
Tracent peut-être, avec leurs fins réseaux,
Le nom du vainqueur de la lutte,
Près du plafond, là-haut ;
Ils s’entêtent à n’avoir d’yeux
Minutieux
Que pour leur pipe, où luit et bouge
Le seul point rouge,
Dont leur pensée ait le souci.
Ils le tiennent à leur merci,
Ils le couvent à l’étouffée
Laissant de moins en moins les subtiles bouffées
Passer entre leurs lèvres minces
Comme des pinces.

O leur savoir est malicieux,
Et leurs gtestes mystérieux,
Et ce qu’il faut de temps et d’heures
Avant
Qu’un foyer clair, entre leurs doigts fervents
Ne meure !
Ils étaient dix, les voici cinq ; ils restent trois ;
Et de ceux-ci, le moins adroit,
Malgré les cris et les disputes,
Se lève et déserte la lutte.
Enfin, les deux plus forts, les deux derniers,
Un corroyeur, un batelier,
Barbe roussâtre et barbe grise
Le cœur ardant et sûr, se maintiennent aux prises.

Et c’est alors un unanime enfièvrement :
On se bouscule et l’on se regarde
Ces deux maîtres restant superbement
Calmes, parmi la foule hagarde,
Et qui fument, et se taisent jusqu’au moment,
Où tout à coup, celui de Flandre,
Tâtant du doigt le fond du fourneau d’or,
Pâlit, en ne trouvant que cendres ;
Tandis que l’autre émet encor
Patiemment à petites secousses,
Un menu flot de brouillard bleu,
Et ne prétend cesser le jeu
Qu’après avoir versé trois derniers brins de feu,
Victorieux,
Sur l’ongle pâle de son pouce.

Au cabaret du Jour et de la Nuit
Confèrent dans la grand’chambre,
Au champion du Vieux Brabant,
Luttant
Contre celui de Flandre,
Une pipe d’écume et d’ambre
Avec des fleurs et des rubans.