Mondial de la Pipe : un Pipe Show ?

par Erwin Van Hove

2005

On a l’impression que depuis des années toute ville américaine qui se respecte, organise un pipe show. Dans ce vaste pays où le fumeur de pipe qui réside dans un environnement rural, doit faire plusieurs heures de route pour se rendre à la civette la plus proche, le succès de ces foires est garanti et pour plusieurs raisons : le choix de pipes, d’accessoires et de tabacs proposés y est impressionnant, souvent il y a des conférences et des tables rondes intéressantes, on peut y admirer toutes sortes de collections, tout comme on peut y faire des échanges ou vendre les pipes dont on veut se séparer et puis, surtout, ces foires permettent aux producteurs de tabacs, aux représentants des gros canons de la pipe industrielle, aux pipiers artisanaux établis et débutants, aux détaillants et vendeurs de pipes estate, et aux collectionneurs et passionnés de se rencontrer et de fraterniser.

A part la foire organisée par la Retail Tobacco Dealers of America Association (RTDA), réservée aux professionnels, tous les shows sont ouverts au grand public. Les plus célèbres comme le CORPS show à Richmond et surtout le Chicago Pipe Show sont des événements qui, chaque année, attirent d’innombrables artisans et visiteurs du monde entier. Ce sont de véritables célébrations de la pipe qui nous font rêver, nous autres, pipophiles européens.

Heureusement, l’année passée Rolf Osterndorff, détaillant allemand et véritable passionné, a eu l’excellente idée d’organiser à Cuxhaven le premier pipe show européen. Le succès fut immédiat : quelques dizaines d’exposants venant de quatre continents présentèrent leurs produits à plusieurs centaines de visiteurs. Avec les Bisgaard, Per Billhäll, Achim Frank, Heiko Jahr, Tarek Manadily et Lucca di Piazza, la crème des détaillants européens s’était réunie et quiconque espérait rencontrer des pipiers célèbres, pouvait s’entretenir en toute tranquillité avec entre autres Maurizio Tombari, Luigi Viprati, Baldo Baldi, Luigi Radice, Tonino Jacono, Rainer Barbi, Karl-Heinz Joura, Cornelius Maenz, Rolando Negoita, Lee von Erck, Tonni Nielsen, Bengt Carlsson, Tom Eltang et même avec la Sainte Trinité : Jess Chonowitsch, Lars Ivarsson et Bo Nordh.

La prochaine édition aura lieu en 2006. Rien cette année. Ce fut donc une agréable surprise d’apprendre qu’à l’initiative de la Revue des Tabacs et de Boutique Pipe sera organisé en septembre prochain à Issy-les-Moulineaux le premier pipe show français, baptisé Mondial de la pipe/Pipe world.

Je suis au regret de dire que ce sentiment de joie fut de courte durée. En vérité, cette semaine j’ai pris la ferme décision de m’abstenir. La raison est très simple : ce show n’a rien à m’offrir. Je me demande même si j’y suis le bienvenu.

Il s’avère que les intentions et les objectifs de l’organisateur ne répondent absolument pas à l’idée que je me fais d’un pipe show. Pour moi, c’est une occasion d’inspecter l’œuvre d’artisans pipiers des quatre coins du monde, de m’offrir quelques belles pièces, de découvrir de nouveaux tabacs, de papoter avec pipiers et pipophiles et de fumer fraternellement une bonne pipe en leur compagnie. Dans le cas du Mondial de la pipe, ça restera vraisemblablement une chimère.

Fumer fraternellement une bonne pipe, que je disais. Exclu. Il sera interdit de fumer dans les locaux où se tiendra le show. Pardon ? Un événement qui s’adresse exclusivement aux fumeurs de pipe et où il sera proscrit de fumer une pipe ! Même les Américains, pourtant habitués à une législation anti-tabac fort stricte, se sont esclaffés quand je le leur ai raconté. Il y a des limites à la connerie. D’accord, la loi Evin. Mais il me semble qu’en jouant un peu des coudes, l’organisateur aurait pu obtenir une dérogation, d’autant plus que le député-maire d’Issy-les-Moulineaux est lui-même fumeur de pipe. Ou est-ce que le bon sens est vraiment une vertu en voie de disparition en France ?

Par ailleurs, ce sera pareil pour les tabacs : vous pourrez regarder, à la limite toucher, mais sûrement pas goûter. Ni d’ailleurs acheter !

Il y a pire. Je me demande quels artisans pipiers, surtout étrangers, participeront au show. J’ai contacté pas mal de pipiers pour leur demander quelles étaient leurs intentions. Surprise. La grande majorité des pipiers connus n’est absolument pas au courant de cet événement. Et les quelques-uns qui le sont quand même, n’ont pas été contactés par l’organisateur, mais ont été informés par le biais d’un forum en ligne où Trever Talbert avait présenté le show. La communauté internationale de pipiers et pipophiles ignore donc l’existence de ce « Mondial ».

Les quelques artisans que je connais qui considéraient faire le voyage à Issy-les-Moulineaux, ont finalement décidé que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je les comprends parfaitement. Les prix pour un stand demandés par l’organisateur sont en effet outranciers et en rien comparables aux prix pratiqués dans les shows établis. Pourtant l’organisateur avait été clairement informé des tarifs en vigueur à Chicago et à Richmond. Jugez vous-même : à Richmond un artisan paie $75 (€60) pour une table d’exposition. A Chicago, le tarif est de $120 (€95). En outre, pas mal de pipiers vedettes y sont invités et ne paient rien. L’organisateur du Mondial de la Pipe, lui, avait d’abord pensé à un prix de 2500 euros, mais s’est finalement limité à la somme de 700 euros. Quand certains pipiers ont appris ce tarif, ils m’ont demandé si par hasard l’organisateur n’avait pas oublié de marquer la décimale !

Pensez-y. A Richmond ou à Chicago, les exposants sont sûrs qu’il y aura la foule et que la vaste majorité des visiteurs sont des passionnés et des collectionneurs qui assistent au show avec la ferme intention d’acheter. L’investissement de 60 ou 95 euros, somme toute assez symbolique, est donc tout à fait justifié à leurs yeux. Mais qu’en est-il d’un show qui n’a pas encore gagné ses galons et qui, en outre, est organisé dans un pays qui n’est pas exactement connu pour ses collectionneurs de pipes prêts à y mettre le prix ? Le public n’y sera-t-il pas davantage constitué de curieux que de gens qui viennent vraiment pour acheter ? Les artisans ne risquent-ils pas de devoir rentrer bredouilles ? Et dans ces conditions, ils seraient censés non seulement payer voyage et hôtel, mais en plus la coquette somme de 700 euros…Evidemment, le compte est vite fait.

Pourtant l’organisateur est convaincu que ce tarif est parfaitement justifié. D’une part, il souligne que dans cette somme est inclus le prix d’un dîner gala pour deux personnes. Et puis, il argumente qu’il a invité plusieurs commerces importants de divers pays et que dès lors il offre aux artisans la possibilité de conclure de belles affaires avec ces détaillants des quatre coins du monde. Un peu naïf. Tout d’abord, à l’ère de l’autoroute digitale où il est facile de voir l’œuvre des artisans et d’entrer en contact avec eux, les propriétaires de civettes qui ont vraiment la volonté de vendre des fait main, ont déjà fait les démarches nécessaires. Ils n’attendent pas la naissance d’un pipe show à Issy-les-Moulineaux pour se jeter à l’eau. Prenons pour preuve le cas de Roland Schwarz, pourtant pas un pipier d’une renommée incontournable : il a été contacté par des civettes en Allemagne, en Russie, en Chine, à Taiwan et aux Etats-Unis. Et puis, il y a autre chose que l’organisateur semble oublier : les pipiers préfèrent vendre à vous et à moi plutôt qu’à un propriétaire de civette. Ils sont en effet obligés d’accorder aux détaillants une remise de 50%. Du moins, c’est la règle générale. Bref, les artisans devraient dépenser de l’argent pour le voyage et le séjour, puis débourser 700 euros et tout ça pour vendre leurs produits à 50% du prix normal. Il faudrait vraiment être désespéré ! Or, la plupart des pipiers établis ne peuvent pas tailler assez de pipes, la demande excédant l’offre. L’organisateur croit-il vraiment qu’un Tom Eltang ou un Teddy Knudsen ont besoin de trouver des détaillants ?

Parlons-en de ces détaillants. Avec fierté l’organisateur a annoncé qu’il a par exemple invité les propriétaires des dix-sept civettes les plus importantes d’Afrique du Sud. Ouais. D’après mes sources, les commerçants invités ne devraient payer ni voyage, ni hôtel. Généreux que vous me dites. Pas vraiment, puisque les tarifs élevés des stands serviraient entre autres à récupérer l’argent dépensé pour soigner les commerçants aux petits oignons. De là d’ailleurs le prix exorbitant que doivent cracher les producteurs industriels pour un stand : 5200 euros. A titre de comparaison, je tiens à mentionner le prix d’un stand au RTDA show, la foire la plus importante d’Amérique pour professionnels du tabac : $1600, soit €1275. Pas gêné. Mais l’organisateur emploie toujours le même argument : en invitant ces détaillants, il offre aux gros canons de la pipe industrielle la possibilité de faire affaires. D’accord. Ceci dit, je me demande si la foire d’Issy-les-Moulineaux, quatre fois plus onéreuse que le RTDA show, offrira aux exposants quatre fois plus d’occasions de signer des contrats que la foire américaine. Franchement, ça m’étonnerait vu qu’au dernier show de la RTDA, il y avait exactement 1148 stands !

En tout cas, il est évident que pour la Revue des Tabacs, une publication qui s’adresse exclusivement aux professionnels de la branche, ce ne sont pas les artisans pipiers qui constituent la base d’un pipe show, mais les commerçants. En vérité, le Mondial de la pipe n’est donc pas un pipe show à proprement parler, mais une foire où les fabricants viennent faire la cour aux commerçants. J’entends d’ailleurs chuchoter que ces fabricants seraient des amants plutôt froids. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’ils se séparent de leurs 5200 euros. Mais que voulez-vous ? Ils ne peuvent pas se permettre d’être absents.

Et vous et moi alors dans cette histoire ? Ben nous pouvons payer l’entrée pour voir les pipes des gros producteurs. Bien sûr que nous pourrons y découvrir leurs derniers modèles, mais fondamentalement nous y verrons à une échelle surdimensionnée ce que nous pouvons acheter dans des civettes traditionnelles. Mais pour rencontrer enfin ces artisans dont les pipes vous font rêver depuis tout ce temps, il faudra vraisemblablement attendre la prochaine édition du show à Cuxhaven. Du moins, c’est ce que me disent les pipiers avec qui je me suis entretenu de la foire.

Quoi qu’il en soit, à quelques mois de son ouverture, le Mondial de la pipe semble s’orienter vers une foire axée sur les professionnels. En tant que véritable pipe show à l’instar des shows américains, le World pipe semble un enfant mort-né. Une occasion ratée.