La taille importe-t-elle ?

par Erwin Van Hove

10/05/21

Dans La récolte de quatre ans*, l’aperçu de mes achats entre 2017 et 2020, publié en février 2021, je m’étais extasié devant les exceptionnelles qualités gustatives d’une pot à semois de Bruno Nuttens. Dès son baptême du feu elle s’était avérée remarquablement douce. Dédiée non pas au semois mais au VA, non seulement elle arrivait à mettre en évidence le fond sucré des virginias et à arrondir systématiquement les angles des tabacs passablement acides, en plus elle produisait des saveurs profondes, complexes et harmonieuses. Bref, elle était capable de corriger les défauts de mélanges déséquilibrés, de bonifier des blends médiocres et de sublimer les qualités de virginias parfaitement réussis.

Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur pareille pipe. Confronté à ce genre d’heureuse anomalie, on s’émerveille, certes, mais on se pose également des questions. Qu’est-ce qui fait que cette pot est tellement bonne ? Serait-ce tout simplement un morceau de bois béni des dieux et donc un caprice de la nature ? Est-ce que c’est au contraire le mérite de l’exécution technique du pipier ? Ou bien cette pipe présente-t-elle une quelconque caractéristique qui la distingue de ses consœurs ?

nuttens pot

Pot 24 mm

Si je constate empiriquement que ma Nuttens est une fumeuse supérieure, je suis évidemment incapable de déterminer au fumage si le bloc de bruyère dans lequel elle a été tournée, possède intrinsèquement des qualités exceptionnelles. Il m’est même impossible d’en connaître l’origine géographique puisque dans la manufacture qui produit les têtes des pots à semois Vincent Manil/Bruno Nuttens, ils entremêlent les ébauchons de diverses origines avec lesquels ils travaillent. Tout ce que je sais, c’est que l’ébauche de ma pot magique provient du même atelier que la plupart des autres pipes faites par Bruno Nuttens à partir de têtes ébauchées. Or, si mes autres Nuttens finies à la main sont parfaitement respectables, elles sont loin d’égaler le goût de ma pot.ƒ

Après avoir examiné le passage d’air, la mortaise, le floc et le bec, je ne détecte rien de spécial. C’est du travail soigné, mais les entrailles de la pot ne se distinguent en rien. Par contre, avec son diamètre intérieur de 24mm et au niveau du rebord même de 27mm, le foyer sort des normes. En effet, très peu de pipes arborent un foyer aussi large. Serait-ce donc ça la clé du mystère ?

Je contacte Bruno pour lui demander si selon lui un foyer anormalement large permet, plus qu’un fourneau standard, de tirer le meilleur des tabacs. Et j’ajoute que c’est une question qui mérite d’être examinée. La réaction de Bruno est aussi surprenante que pertinente. Il m’envoie simplement deux autres pots de la même série avec deux diamètres différents : du 22 et du 20 millimètres. A moi de faire des tests.

C’est ce que j’ai fait et je suis désormais en mesure de vous présenter mes conclusions. Mais d’abord un mot sur la méthodologie que j’ai employée et sur les problèmes auxquels je me suis vu confronté.

J’ai décidé de mener le test avec deux sortes de tabacs. D’abord, j’ai choisi un virginia qui ne me déplaît pas, mais qui, à mes yeux, ne brille pas par son caractère marqué. En l’occurrence, j’ai ouvert une boîte de Peterson Flake tout jeune. Ensuite, j’ai sorti de ma cave à tabacs un de mes virginias favoris arrivé à pleine maturité, à savoir du 5100 Red Cake de McClelland datant de 2012. Les dégustations comparatives de chaque tabac ont été faites en séries de trois fumages consécutifs et toujours dans le même ordre : d’abord la miraculeuse pot en 24 mm, ensuite la 22 et finalement la 20.

Une méthodologie correcte veille à comparer ce qui est comparable. Or, peut-on vraiment comparer le goût de la première pot déjà légèrement culottée avec celui que produisent les deux pipes au foyer encore virginal ? En principe non. En l’occurrence j’ai une bonne raison de le faire tout de même puisque la pot au diamètre extra large s’est fait remarquer par ses qualités gustatives dès le tout premier fumage. Son goût exceptionnel ne s’est donc pas développé au cours du processus de culottage.

Par contre, je me heurte à un problème de méthodologie autrement plus épineux. Un problème fondamental. Une comparaison des performances des trois pots permettra-t-elle réellement de tirer des conclusions univoques ? Si au cours des tests je constate des divergences entre les pipes, comment pourrai-je déterminer si elles sont dues à l’influence des diamètres des foyers ou si, au contraire, elles sont provoquées par les propriétés du bois ? Impossible de trancher.

Je me suis donc à nouveau adressé à Bruno. Quand je lui ai exposé mon problème, il s’est avéré non seulement qu’il avait déjà lui-même cogité la question, mais en plus qu’il avait prévu une solution. Il m’a proposé de faire mes tests avec les trois pipes, puis de lui renvoyer celle au diamètre le moins large pour en faire agrandir le fourneau. Cela me permettra de la tester à nouveau avec un foyer dont le diamètre correspond à celui de ma première pot. L’intervention aura par ailleurs un autre avantage vu que les traces de culottage disparaîtront et que le bois sera remis à nu. Et pour rendre à cette pot toute sa virginité, Bruno enlèvera même 0,25mm du bois dans le passage d’air. Chapeau ! Certes, le fait d’élargir le passage d’air peut lui aussi exercer une certaine influence, mais elle ne doit pas être déterminante.

Après ma première série de dégustations pendant laquelle chacun des deux tabacs a été fumé à trois reprises dans chacune des trois pipes, j’ai donc renvoyé à Bruno la pot avec un foyer de 20mm. Après qu’elle a été modifiée, elle a subi une deuxième brochette de tests avec les mêmes tabacs.

Il me semble inutile de vous rapporter mes notes de dégustation de chaque fumage individuel. Je me borne donc à vous en présenter une synthèse.

nuttens pot

Pot 22 mm

Première série de tests

  1. Peterson Flake


Pot 24 mm
Elle confirme sa réputation. Sous son influence, le Flake se voit sublimé. Il gagne en richesse et en profondeur et se montre plus flatteur que d’habitude : dès les premières bouffées la pipe accentue le fruité et les sucres naturels des virginias, et, parallèlement, ôte toute causticité aux acides, ce qui fait qu’arrivé en milieu de bol, le tabac développe une rondeur et un équilibre exemplaires. Le final est intense et profondément satisfaisant : les saveurs se fondent en un tout particulièrement goûteux. Grâce à cette pipe, je comprends que l’ancien Dunhill Flake est tout de même un mélange très bien balancé.



Pot 22mm
A chaque fumage, je note le même phénomène. Les premières minutes sont un plaisir. Le rapport sucre/acidité/amertume se montre en équilibre, la pot développe d’harmonieuses saveurs d’un virginia classique avec le trio foin, pain, citron. A ce stade, c’est très bon. Ensuite on change de registre : l’acidité accroît et parallèlement se développe un épicé piquant. Les sucres peinent à contrebalancer les acides et les épices ne laissent plus guère de place aux autres saveurs. Cette évolution ne me surprend pas : par le passé je l’ai souvent notée dans d’autres pipes. Mais voilà que la structure se rééquilibre et que le foin, le pain et la note citronnée réapparaissent. Je goûte désormais un ensemble correct et assez agréable, mais qui me semble manquer de personnalité. Ça revient à dire que la pipe exprime les saveurs du Flake telles que je les connais. Dans le final, les goûts se fondent et s’intensifient. Le plaisir monte d’un cran mais sans pour autant atteindre l’orgasme gustatif que m’a procuré la première pot. C’est une bonne pipe qui est finalement assez neutre.



Pot 20mm
L’entrée en matière est discrète : le tabac développe moins de goût que les deux précédentes. La fumée semble comme diluée. Petit à petit les saveurs se précisent. Je constate alors que je goûte avant tout la structure : de l’acidité citronnée, une légère douceur sous-jacente et surtout une évidente amertume absente dans les deux pipes précédentes. Pas question d’un quelconque fruité et même les saveurs de pain semblent se cacher. Pour le reste, il ne se passe plus grand-chose, même dans le final. Bref, la pipe a un goût assez vert qui prend le dessus sur ce que le tabac a à offrir. Je note en même temps qu’elle s’éteint facilement en cours de route.



  1. McClelland 5100 Red Cake


Pot 24 mm
Du début à la fin la pipe se met au service du célèbre aigre-doux qui caractérise le 5100. Les acides sont vivaces mais jamais caustiques, les sucres plantureux et caramélisés avec une évidente note de grillé. La gamme entière des saveurs du 5100 est mise en évidence avec précision et netteté. Plutôt que de sublimer le tabac, la pipe se dévoue à lui faire justice.



Pot 22mm
Rien à redire. Chaque fumage est fort agréable. Pourtant la pipe n’atteint pas le niveau de la précédente : le côté grillé semble lui échapper, les sucres sont moins opulents et l’acidité un poil plus agressive. La fumée est plus épicée, voire piquante. L’intensité et l’harmonie des saveurs est clairement moins évidente. Bref, c’est confirmé : c’est une bonne pipe sans plus qui, vraisemblablement, gagnera en profondeur une fois qu’elle sera culottée.



Pot 20mm
Celle-ci me livre une autre version du Red Cake. Les sucres se font plus discrets, alors que l’acidité épicée est plus incisive et plus piquante que dans les autres pots et se met même à me mordiller la langue. Tout au long du fumage je perçois également une note amère. Je retrouve le grillé de la première pot et cette fois-ci il domine. A la longue les acides percutants et le côté tabasco commencent à fatiguer le palais, d’autant plus que la fumée est assez rêche. Le fumage terminé, j’ai la langue qui picote. C’est sans aucun doute la version la moins ronde et la moins équilibrée.



Les premiers tests ne laissent pas de place au doute : la pipe au diamètre le plus large est bel et bien meilleure que les deux autres, alors que celle au foyer le plus étroit est clairement la moins bonne des trois. Il serait évidemment aberrant d’en conclure qu’il est d’ores et déjà prouvé que les meilleures fumeuses sont les pipes au fourneau XXL. D’abord parce que rien ne me permet de généraliser, mais en outre parce que j’ai la nette impression que la pot la moins bonne a été tournée dans un ébauchon au goût passablement vert, ce qui évidemment exerce une influence négative sur la façon dont elle rend les saveurs du tabac. En fait, ça tombe bien. Cela me donnera l’occasion de déterminer après que son foyer aura été agrandi et que la bruyère aura été remise à nu, si le goût de bois vert continuera à impacter ses prestations gustatives ou si, au contraire, l’élargissement de son fourneau lui permettra d’escamoter le défaut intrinsèque de la bruyère, voire de produire des saveurs sensiblement plus harmonieuses.

nuttens pot

Pot 20 mm

Deuxième série de tests avec la pot modifiée

  1. Peterson Flake


Le phénomène de dilution constaté au cours des premiers tests se répète : pendant le premier tiers, la fumée est passablement insipide. Ensuite, les saveurs se définissent mieux. Je note que l’amertume est nettement moins présente qu’avant. Ce n’est pas pour autant que la fumée se distingue par sa douceur. Ce sont surtout des acides citronnés et des épices que je distingue. A partir de la deuxième moitié du bol, la fumée gagne en profondeur avec des goûts plus complexes et plus fondus dans lesquels l’acidité épicée continue à dominer. Comme dans les premiers tests, j’ai l’impression de goûter la structure du tabac plutôt que les saveurs que j’attends d’un VA classique. Si je ne peux plus dire que la pipe a un goût vert, elle a tout de même du mal à révéler les sucres naturels du virginia.


  1. McClelland 5100 Red Cake


Même s’il n’est plus question d’acidité incisive et de piquant agressif, la pipe continue à accentuer les acides et l’épicé plutôt que les sucres. Elle ne restitue donc toujours pas l’équilibre exemplaire entre l’aigre et le doux qui caractérise le Red Cake. En revanche, le goût de grillé est mieux intégré dans l’ensemble. Pendant le premier tiers du fumage, la fumée est trop fluette parce que la braise peine à consumer une si grande surface de tabac. Une fois que la combustion se normalise, les saveurs s’expriment plus librement, mais pas avec l’intensité que j’attends de ce McClelland bourré de goût. La pipe ne présente plus les évidents défauts notés pendant la première série de tests, mais n’arrive toujours pas à faire justice au 5100.



Conclusions

Malgré leurs foyers aux diamètres identiques, la pot repercée par Bruno Nuttens et la pot 24mm de référence se comportent fort différemment. C’est sans appel : la pipe modifiée n’arrive pas à la cheville de celle qui lui a servi de modèle. Ce n’est pas exactement une surprise, mais au moins c’est désormais prouvé : ce n’est point le pipier, mais Mère Nature qui a doté le bois de la pot magique de qualités gustatives exceptionnelles.

Toutefois, il s’est avéré que l’élargissement du foyer a tout de même exercé une influence bénéfique sur le fumage. Le défaut le plus manifeste de la pot 20mm, notamment un goût vert qui s’exprimait par une amertume désagréable ou par une acidité incisive, a pour ainsi dire disparu. Certes, la pipe continue à accentuer les acides et l’épicé au détriment de la douceur, mais elle ne le fait plus de façon excessive.

Ce constat nous permet-il de conclure qu’un foyer extra large arrive à atténuer sensiblement les tares d’une bruyère au goût déplaisant ? Peut-être. Il faudrait des tests plus poussés. Il n’est en tout cas pas à exclure que dans un foyer pareil l’impact gustatif du bois soit moins important vu la plus grande quantité de tabac qui se consume. Mais si c’est le cas, comment expliquer alors l’évident effet bénéfique qu’exerce la bruyère sur la pot au goût exceptionnel ?

Résumons-nous. S’il est possible qu’un foyer extra large réussit à modérer les effets d’une bruyère au goût âcre, il est incontestable que le secret de ma pot au goût exceptionnel, ce n’est pas la taille de son diamètre. C’était à prévoir. Parmi mes pipes qui se distinguent par la qualité des saveurs qu’elles produisent, il y en a autant avec un foyer au diamètre modeste qu’avec un fourneau large. Je dois donc admettre que Bruno Nuttens et moi, nous nous sommes livrés à un exercice de futilité. Comme dirait l’ami William : Much ado about nothing.

pots nuttens pipe