Comment j'ai fumé ma première pipe

par Bernard Mathieu

01/06/15

Je pense avoir fumé ma première pipe entre sept et dix ans. A cette époque nous habitions un deux pièces au rez-de-chaussée de la maison que ma grand-mère avait construite de ses mains, avec l’aide de son frère Claudius, qui était maçon.
Maçon de base, hein, juste au-dessus de terrassier.
Un jour il avait écrit au chef de gare : “monsieur le chef de gare, hier j’ai oublié un têtu à deux têtes dans le wagon de tête du train. C’est mon têtu à moi. Si vous le retrouvez, soyez assez gentil de me le mettre de côté.”
C’était une maison moche et raide, faite pour durer jusqu’à la fin des temps.
Les murs, en mâchefer, avaient un bon mètre d’épaisseur et pour planter un clou il fallait taper dessus à la masse de carrier !

Mémé aspirait à la longévité ! Elle avait bâti une maison pour résister aux ouragans des mers du sud, alors que nous étions naufragés au pied de montagnes qui n’étaient même pas de vraies montagnes mais des arrondis pierreux, sans caractère et sans attrait, une maison qui se serait même jouée de la bombe atomique si un pedzouille d’avion Russe, paumé dans le ciel bleu, l’avait larguée dans le coin en douce, pour se débarrasser avant de rentrer chez lui.
Et même, s’il avait lâché cette saloperie de bombe pile dans le conduit de la cheminée, la maison de mémé aurait quand même tenu le coup…
En tout cas, elle en était persuadée !
Il y avait peu de risques qu’une chose pareille nous arrive, parce que moins stratégique que cet endroit-là, on pouvait chercher longtemps, y avait pas !
Si on voulait passer totalement inaperçu, c’était là qu’il fallait taper !
Pas en Sibérie, pas dans la forêt pluviale d’Afrique, ni dans les Andes Péruviennes : non !
Juste là : sur la baraque à mémé !
Chez moi !
J’ai toujours pensé que la vraie place de cette baraque aurait été dans le mur de l’Atlantique, qui se trouvait à un bon millier de kilomètres, mais comme personne, dans la famille, n’avait une âme d’escargot, eh bien elle est restée là où mémé l’a construite : en surplomb de la voie de chemin de fer, sur un terrain en pente, qu’elle avait eu pour pas grand chose vu qu’il valait rien.
Les chiottes à la turque étaient à l’extérieur, dans un réduit, près de la cave. Il n’y avait pas de chasse d’eau parce qu’en hiver tout aurait gelé. On se torchait le derrière soit avec le journal de la veille, soit avec Le Chasseur Français.
Naturellement, je préférais le Chasseur Français. J’en cachais des pages à la cave pour avoir toujours une réserve devant moi.
Il n’y avait pas de salle de bain, le seul point d’eau était le robinet en laiton au-dessus de l’évier de la cuisine. On allait donc se décrasser la couenne le samedi, aux douches municipales !
Ah, les douches municipales !

Vapeur… champoing… savon… stupre…
A un mètre du sol, les parois étaient constellées de trous creusés dans la brique par les clients qui espéraient se rincer l’œil.
La première chose que faisaient les femmes en entrant dans la cabine étaient d’obturer lesdits trous avec du PQ avant de se foutre à poil, mais, avec un peu de bol, si la dame était distraite ou si elle avait envie de faire comme si elle ne savait pas que, de l’autre côté de la faïence, un rigolo ne perdrait pas une miette de ses charmes intimes, on pouvait se délecter d’un bout de nichon, ou d’une paire de fesses, ou même, émotion suprême, d’un petit bout de moquette!

Mémé était une dure. Un mètre cinquante-cinq, à tout casser, un chignon épais comme un crottin de cheval, et l’œil droit en berne. Elle disait que la paupière s’était fermée alors qu’elle était encore jeune femme.
“J’étais encore jeune femme quand j’ai perdu mon œil!”
Tu parles !
Comme si un jour elle avait été jeune femme !
Des fois elle disait que sa paupière en capote de fiacre était la conséquence d’une torgnole que sa mère lui avait assénée avec un torchon à vaisselle, et d’autres fois, elle pensait que c’était à cause qu’elle était tombée d’une balançoire avec laquelle elle tentait un looping.
Bref, mémé était convaincue que son œil en carafe, c’était le Bon dieu qui l’avait punie d’avoir fait la conne, d’une manière ou d’une autre !
Pierre, son époux, et par conséquent mon grand-père : pépé, que j’ai très peu connu valide parce qu’il a commencé à sucrer les fraises de bonne heure, à cause d’une méchante chorée de Huntington. C’était le seul héritage que lui avait légué son père, mort précocement, lui aussi, en dansant la java des damnés.
Pierre, donc, avait la paupière de l’œil gauche fermée de naissance.
J’aurais dû leur demander s’ils s’étaient fait de l’œil lorsqu’ils s’étaient rencontrés ?
Je leur poserai la question lorsque je débarquerai à mon tour chez les têtes en os.
“Dis-donc mémé, que j’lui dirai, pourquoi que t’as choisi pépé ?
Qu’est-ce qui t’a plu chez lui?
Son regard de velours?”
Ça ne les empêchait pas d’avoir encadré leur photo de mariage qui, depuis la noce, était accrochée sur le mur de la salle à manger, à la droite du carillon Westminster.
Je me suis longtemps demandé pourquoi on appelait ce putain de carillon comme ça ?
La clé de l’énigme m’est apparue longtemps, longtemps après : bien après que j’eus l’âge de raison, qui pourtant s’était fait attendre, bien après que j’eus appris qu’il y avait un carillon au palais de Westminster.
A Londres, chez les English !
J’étais pas très éveillé à l’époque, encore moins qu’aujourd’hui !
Avant de piquer l’heure, cette damnée mécanique commençait par jouer son fameux air de Westminster dans un effarant bruit de tringles cognées. Dans sa sonnerie éraillée on entendait le fer blanc, la tôle, la casserole qui avait été loupée et qu’on avait recyclée comme on avait pu.
Je préférais la pendule qui montait la garde à côte de la porte et qui disait doucement, de son air modeste de pendule à deux sous : “grouillez-vous les aminches! La sirène de l’usine a sonné. Si vous pointez en retard, vous connaissez le tarif !”

Deux pipes en porcelaine blanche décorée de motifs bleus, à long tuyau de merisier, ou de sureau, ou de je ne sais quel bois creux, étaient suspendues au mur de la cuisine.
Le foyer était fermé par un couvercle en métal chromé ajouré, un cordon vert, orné d’un gland, reliait le bec en plastique à la base du tuyau, à moins que ce ne fût à la tête de la pipe.
En suspendant ces deux merveilles, mon père les avait artistement entrecroisées de telle sorte qu’elles dessinaient sur le mur un accent circonflexe.

Je n’ai jamais su avec certitude d’où venaient ces deux pipes.
Il y avait deux hypothèses : soit mon père les avait gagnées à la foire. A la vogue, comme on disait chez nous, mais je ne me souviens pas que des pipes à fumer eussent été offertes comme lot dans quelque baraque que ce fut.
Les pipes de la vogue, elles défilaient pour être cassées.
On gagnait du mousseux, du vin blanc, qui, l’un et l’autre, faisaient dégobiller tripes et boyaux avant même qu’on eut mis à sec le cul de bouteille, des peluches, des ballons de baudruche que le type du tir à la carabine gonflait devant vous à l’hélium, des caramels, du nougat, du chewing-gum…
Mais des pipes bataves, belges ou teutonnes : nixt !
Tintin !
Que dalle !
Il n’y a jamais eu d’explosion ni d’incendie à la vogue, que se tenait à la fin septembre, ce qui est un miracle laïque compte tenu du fait que le type qui gonflait les ballons était souvent bourré et qu’il avait autour de lui une flopée de gaillards en casquette, tout aussi bourrés que lui, et qui, tous, avaient la clope au bec. Soit mon père les avait achetées en Allemagne et les avait rapportées en souvenir.
Lorsque le Reich avait envahi la zone libre, avec ses copains d’usine mon père avait fait sauter une voie de chemin de fer par ci, un pont par là, et puis, comme la Milice s’était mise à les suivre à la trace, toute la bande des joyeux saboteurs était partie se battre dans les Vosges, au sein d’une unité de FTP qui avait ensuite rejoint l’armée régulière au moment où elle passait la frontière Allemande.
On avait proposé à mon paternel d’intégrer l’armée avec le grade de lieutenant, il avait hésité un moment, mais comme la discipline n’était pas vraiment dans son tempérament, il était rentré à la maison avec ces deux pipes sous le bras et il les avait accrochées au mur de la cuisine comme une manière de trophée dérisoire.

Le seul fait de guerre dont mon paternel était vraiment fier, le seul qu’il m’avait raconté deux ou trois fois, c’était qu’un jour, il était couché dans la neige, en haut d’un col, avec le type du fusil mitrailleur, lorsque deux ou trois silhouettes étaient apparues dans leur ligne de mire.
Le mitrailleur avait marmonné qu’il attendait un peu et, lorsqu’ils seraient assez proches pour pas les louper, il les déquillerait comme à la vogue !
Quelque chose de ce genre.
“On sait pas qui c’est !” avait soufflé mon père, et lorsqu’il avait vu que l’autre ne l’écoutait pas et qu’il était sur le point de balancer la purée, il avait gueulé : “qui va là ?”
On lui avait répondu en Français !
Les silhouettes, c’était des gens de chez eux qui leur apportaient du ravitaillement et qui avaient oublié de nouer à leur bras le ruban qui était leur signe de reconnaissance.

Je reluquais ces pipes avec envie depuis un moment. Je trouvais triste de les laisser à pendouiller inutilement sur le mur alors qu’elles n’étaient pas faites pour ça.
Une pipe c’est fait pour être fumée !
Tout le monde le savait à l’époque.
Popeye, Mortimer, Haddock…
Un jour que personne n’était à la maison, j’avais osé en décrocher une, en grimpant sur une chaise, et je m’étais pavané un moment dans la cuisine, la pipe au bec.
“Pouf, pouf, pouf… Bonjour monsieur !”
“Salut mon vieux ! Serrez moi la pince, allez, serrez-m’en cinq ! Serrez-moi la paluche, nom d’une pipe!”
Et puis un jour je m’étais dit qu’il était temps que je voie enfin ce que ça faisait de fumer pour de vrai, comme un grand. J’étais fermement convaincu que ce serait un délice.
Dans la poche de veste de mon père, j’avais trouvé un paquet de clopes jaunâtre. Je crois qu’un de ses copains lui refilait des troupes qu’il avait je ne sais comment.
J’en avais fauché trois ou quatre, je les avais dépiautées, j’avais bourré le tabac dans le fourneau de porcelaine, j’avais allumé avec peine et comme ça menaçait de s’éteindre à tout instant, je m’étais mis à tirer comme un forcené.

J’avais eu le sentiment qu’une grosse main poilue m’entrait dans la gorge et m’arrachait les poumons.
Mes p’tits poumons de sardine !
Le boucher vendait du mou de veau qu’il suspendait à un à croc par la trachée. Ma grand-mère en achetait, parfois, elle le cuisinait avec du vin rouge. C’était gluant, mou, c’était dégueulasse, mais comme je l’ai déjà dit, mémé était une dure, et puis on n’économisait pas de quoi construire une maison en se gobergeant de bisteks, de rumstek ou de quelque autre morceau de cette délicieuse barbaque en tek, bardée de fines bandes de lard, qui coûtaient les yeux de la tête.
Hein mémé ?
Sans blague.
“Mange ton mou, mon grand, et ferme ton clapet !”
La fumée de troupe m’avait tellement ramoné le cornet que je m’étais mis à tousser furieusement ; des ruisseaux de larmes me giclaient des yeux.
J’avais lâché la pipe et je m’étais rué dans la cour.
Pourquoi dans la cour ?
Je sais pas.
Pourquoi pas dans la cour ?
Peut-être que je comptais y trouver le réconfort du clébard qui s’appelait Dick, mais je ne sais pas si on l’avait encore à ce moment-là?
A force de japper après tout ce qui passait sur la route, cette andouille de clebs avait fini par passer sous une roue de camion.

Lorsque ma mère était rentrée, elle m’avait trouvé assis par terre, dans un coin de mur, blanc comme un linge.
J’étais persuadé que je prendrais une peignée, mais ça l’avait fait rire de me voir avec une mine de papier mâché et la pipe à mes pieds, en morceaux, sur le lino.
“ Ça t’apprendra ! Elle m’avait dit, et maintenant t’es malade !… Et t’as cassé ta pipe !”
Celle-là, elle était bien bonne mais j’étais pas en état de répliquer quoi que ce soit !
En vérité, ma mère en avait ras le bol de ces deux pipes aux tuyaux entrecroisées sur le mur de la cuisine !
Elle voulait autre chose : une belle gravure, par exemple, avec un paysage de montagnes enneigées, comme on en voyait en Suisse, ou des fleurs peintes…
Un bateau !
Pas ces trucs de bonshommes, sans compter que, si un jour mon père se mettait dans la tête de fumer ses deux calumets, ça allait schlinguer à mort !
Déjà que ses cigarettes, elles sentaient pas la rose !
Quant à mon père, il avait trouvé sympathique qu’un lascar de mon âge veuille fumer “comme papa”.
“T’as le temps, il m’avait dit, sois pas pressé ! T’es encore en culotte courte ! On fume pas en culotte courte! On attend de porter des pantalons longs”
Ça me plaisait guère d’attendre. Vu l’âge que j’avais à l’époque, je devais attendre pour tout !
J’avais pas l’âge de conduire la moto, ni celui de fouiner dans le corsage des filles, quant à leur papouiller le minou, même pas en rêve ! C’est pas marrant d’avoir l’âge de rien, mais comme j’étais un bon garçon, bien obéissant, j’avais écouté ce que me disait mon père. J’ai pas fumé avant mes quatorze ans, mais j’ai tout de même refusé de bouffer le mou de veau de mémé.
On a sa dignité, même entre sept et dix ans !






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