Le vieil homme et la pipe

par Renzo

09/11/09

Plagiat, plagiat !

Mille pardons l’ami Ernest pour cet emprunt. En grand fumeur de cigares que tu étais, tu te montreras indulgent, j’en suis persuadé.
Cet emprunt se veut juste être un hommage à l’écrivain. De là à plagier son œuvre… faudrait-il déjà avoir une once de talent !

J’ai voulu écrire ce petit texte en mémoire à un vieil homme que je n’ai pas connu, mais que j’ai imaginé, ressenti. Vieil homme qui est quelque part dans mon cœur, mélange de souvenirs d’enfance, d’images glanées dans mon parcours d’humain. Envie d’un grand-père que je n’ai pas connu et d’un père qui n’est plus depuis longtemps, mais que j’aurai voulu connaître autrement.

En prenant une pipe et quelques pincées de tabac, c’est un peu comme si je prenais des morceaux de vies passées, les réunissais et en percevais une présence bienveillante en regardant la fumée dessiner des formes improbables et éphémères dans l’air, à l’image de nos vies.

Nous étions le septième jour de la semaine, un jour que certains disent être celui du Seigneur. Mais cela faisait longtemps qu’il n’avait plus la foi. Enfant il avait bien tenté de croire à cette belle histoire où il était question d’amour du prochain, de paradis et d’égalité entre les humains. La vie lui avait appris très tôt la cruelle différence entre ces paroles écrites et récitées avec emphase dans des temples bondés d’hypocrisie et la réalité quotidienne d’une société broyeuse d’enfants, mangeuse de femmes et d’hommes.

Tout jeune il avait appris que la bonté n’était pas quelque chose qui se décrétait dans un livre, même si on le disait Saint, mais qui se pratiquait. Il avait vu des hommes de foi mépriser d’autres hommes qui n’avaient pas le même livre, pas le même temple, pas le même Dieu. Il avait vu des hommes qui se disaient croyants refuser un morceau de pain à d’autres humains qui n’avaient pas la même couleur de peau.
Il avait entendu des paroles de haine de ces mêmes bouches qui quelques instants auparavant chantait des psaumes à la gloire d’un Dieu de charité et d’amour. Il avait entendu parler de femmes, d’hommes, d’enfants, qui devaient porter une étoile distinctive pour que l’on put mieux les insulter, les persécuter. Il avait vu des femmes condamnées et rejetées parce qu’elles n’avaient pas eu le courage de porter un énième enfant non désiré, et cela au nom d’une morale qui se disait inspirée d’un Dieu de tolérance.
Non, ce septième jour n’était pas celui d’un Dieu, pour le vieil homme.

Et pourtant, c’était un jour particulier dans le rythme de sa semaine. Certes il se levait tôt, comme tous les autres jours, pour faire son travail du matin dans les écuries. Mais cela ne lui pesait pas. Il aimait le petit matin, le premier bol de café brûlant et l’odeur de l’étable où les vaches l’accueillaient toujours d’un meuglement de bienvenue. Elles connaissaient sa douceur et la bonne saveur du foin que le vieil homme leur déposerait bientôt dans la trémie, avec toujours un petit mot, toujours une petite tape amicale et quelques mots rassurants. Elles attendaient aussi l’instant où les mains douces et expertes de l’homme viendraient les soulager de cette pression qui gonflait leur pis. Le bruit régulier de la traite les rassurait. En partant le vieillard leur tendrait sa main avec quelques grains de sel gris dont elles raffolaient, comme un dessert.
Une fois ses tâches à l’écurie terminées, le vieil homme prenait les deux grands seaux à lait et les emportait dans un petit appentis toujours frais, qui jouxtait la laiterie, avant de s’en aller vers l’étable des chevaux où deux belles juments de trait attendaient calmement leur tour de foin, de paroles et de gestes rassurants.

Cette matinée de dimanche ressemblait à toutes les autres matinées de l’année. Et pourtant, ce n’était pas un jour comme les autres. Dans une ferme, au gré des saisons, il y a toujours quelques tâches qui attendent, dimanche ou non. Cela non plus ne pesait pas au vieil homme qui vaquait à ses occupations avec le sourire à peine perceptible de celui qui voit plus loin.
La matinée se passait ainsi, comme de routine, avec juste un détail dans le rythme, un rien moins soutenu. Le repas de midi, pris avec toute la famille, était un peu plus riche que d’habitude.

Une fois le repas terminé débutait sa demi-journée de congé hebdomadaire, sa demi-journée à lui. Toute une après-midi où il faisait ce que bon lui semblait. C’était le moment où le vieil homme allait prendre sa canne à pêche, une longue gaule simple faite dans un bambou venu d’on ne sait où. Il avait acheté cette canne à un voyageur de commerce, comme il en existait de nombreux à cette époque. Jeune homme il avait économisé en cachette pour pouvoir s’offrir cette longue et légère canne et quelques brasses de fil de nylon, aussi précieux que des fils d’argent. L’observation lui avait appris comment fabriquer avec quelques plumes d’oiseaux sauvages et des brins de simple fil noir de couturière, des imitations d’insectes avec lesquelles il réussissait à duper les truites qui peuplaient la rivière, sa rivière.
Chaque dimanche de la belle saison, le vieil homme s’en allait vers la rivière avec cette simple gaule, quelques mètres de nylon et dans sa poche une demi- douzaine d’artificielles enveloppées dans un mouchoir. Pêcher ainsi était pour lui un moment de communion avec cette rivière qu’il aimait depuis sa plus tendre enfance. Le bruit de l’eau, la chanson des feuilles dans le vent, les couleurs d’un martin-pêcheur, restaient pour le vieil homme autant de raisons de se réjouir. Il pêchait la truite avec attention et parcimonie, conscient que la rivière n’était pas inépuisable ; respectueux de ces êtres mystérieux et froids qui ondoyaient dans les courants avec élégance et légèreté. Le vieil homme n’en pêchait jamais beaucoup. Il prenait soin de choisir sa truite, de la cueillir avec le même soin qu’il mettait à ramasser un beau cèpe.
Quand il décidait de garder un poisson, il le tuait immédiatement, d’un geste précis, puis le protégeait des rayons du soleil en l’enveloppant dans de l’herbe fraîche. S’il décidait de garder un poisson, s’était pour l’offrir. Il aimait apporter une belle truite tout juste pêchée à la maison, où les enfants appréciaient la finesse de sa chair. Il aimait offrir une fario sauvage à une amie d’enfance dont il avait secrètement été amoureux. S’était sa façon à lui de se souvenir qu’il avait été homme, aimant et désirant.

Si cette pêche à la mouche, une pêche simple, sans beau chapeau et moulinet couteux, était une passion pour lui, il y avait dans ces dimanches un autre moment qu’il attendait encore plus. Il se réservait depuis de longues années son dimanche soir, après le repas et le pansage. Vers neuf ou dix heures, parfois plus tard pendant la saison des foins, le vieil homme se retirait dans sa petite chambre. Il regardait derrière lui et marchait sans faire de bruit, comme un enfant qui se dirige vers une cache secrète où se trouvent ses trésors, quelques billes, deux bonbons, un couteau rouillé.
Une fois la porte fermée derrière lui, il se dirigeait vers la lourde armoire en chêne, ouvrait la porte de gauche et glissait ses mains sous une pile de vieux draps de lin. Se mains trouvaient sans difficulté la boite en bois qu’il avait confectionnée spécialement pour cet usage, il y avait au moins 40 ans, peut-être plus.
Il allait ensuite s’asseoir au bord du lit et ouvrait le petit coffret avec mille précautions, comme s’il abritait une porcelaine particulièrement fragile et précieuse, ou quelque animal susceptible de se sauver au moindre geste.
Le couvercle soulevé dévoilait un tissu de velours qui enveloppait un objet aux formes irrégulières et une boite en fer, ronde, ornée d’une étiquette aux dessins blanc et noir portant des inscriptions en lettres gothiques.

Le vieil homme répétait toujours le même rituel. Prenant le petit paquet de tissu avec précaution dans ses grosses mains de travailleur de la terre il défaisait la cordelette qui maintenait le tissu et déballait avec des gestes calmes l’objet qui se trouvait à l’intérieur.
Une pipe. Une pipe en bruyère, droite, simple, belle.
L’homme prenait à chaque fois le temps de regarder cette pipe comme s’il la voyait pour la première fois. Ses yeux s’illuminaient et semblaient éclairer la pièce dans laquelle une ampoule aux filaments fatigués tentait de lutter contre l’obscurité grandissante. Un sourire se dessinait sur les lèvres du vieil homme. Cette pipe avait une histoire, une origine. Elle était un point de référence pour l’homme, un lien vers un événement, une rencontre.

Ayant regardé, soupesé, caressé la pipe comme s’il s’agissait d’un être vivant, les mains de l’homme s’emparaient de la boite en fer ronde. Ses yeux observaient les inscriptions sur le couvercle. Ces lettres gothiques et les mots qu’elles formaient le faisaient voyager vers des contrées qu’il ne connaitrait jamais, mais qu’il imaginait peuplées de femmes et d’hommes beaux, au regard profond, qui cultivaient leur terre comme lui la sienne, faisant pousser ces plantes mystérieuses dont les feuilles donneraient ce mélange aux odeurs à la fois subtiles et puissantes. Il dévissait le couvercle, puis écartait le papier qui enveloppait le tabac et humait longuement ces odeurs venues de loin. Devant lui s’allumait un feu de camp, des chants venaient à ses oreilles, des histoires, le destin d’un peuple de simples cultivateurs.

Il revoyait l’homme qui lui avait offert cette pipe il y avait fort longtemps. C’était aussi un voyageur, mais pas de commerce. Un voyageur solitaire qui avait survécu aux tourments d’une guerre dont il n’avait compris ni les causes, ni les raisons qui avaient vu son peuple décimé, persécuté, parce que Tzigane, parce que différent. Cet homme qu’il avait abrité et nourri quelques jours. Cet homme de passage dans la vallée, comme il était de passage dans sa propre vie, en étranger. Malgré la différence des langues, ils s’étaient compris, avaient partagé quelque chose qui n’a pas besoin d’être expliqué. Un sentiment, une appartenance à cette même communauté de destin que certains nomment Humanité.
Ils s’étaient sentis frères, avec cette force qui réunit des êtres conscients de l’insignifiance des apparences, conscients qu’un seul regard sincère vaut plus qu’une bibliothèque de traités humanistes richement reliés et dépoussiérés par une femme de ménage à laquelle l’on adresse même pas la parole.

Le vieil homme tenait à son rituel du dimanche soir. Il prenait tout son temps pour bourrer sa pipe avec soin. Puis il s’accordait trois allumettes, comme une sorte de défi à lui-même, trois allumettes pour faire durer cet instant, prolonger sa rêverie, comme une méditation.

Le tabac qu’il fumait était un mélange venu d’orient. Du moins c’est ainsi qu’en parlait le voyageur de commerce qui deux fois par an passait dans la vallée apportant avec lui toute une collection de petites boites en fer aux étiquettes prometteuses.

Latakia, avait dit le vendeur ambulant.
Latakia. Ce nom plongeait le vieil homme dans des rêveries sans fin à sa simple évocation. Il y avait du mystère là-dedans. Et la promesse toujours tenue de sortir du quotidien. De sortir de sa petite vie de « garçon de ferme » qui n’avait jamais été plus loin que le sommet du col qui séparait sa vallée de la vallée voisine. Plus jeune, il allait sur les estives où il s’occupait des vaches et de la transformation du lait. Mais à cette époque il n’avait pas encore sa pipe.
Il y pensait souvent et rêvait de faire un dernier tour sur ces montagnes qu’il aimait. Y faire un tour avec sa pipe et son tabac et pouvoir prendre le temps de tranquillement fumer en regardant les vallées à ses pieds s’enfoncer dans la nuit tandis que dans le ciel apparaitraient les étoiles, toujours plus nombreuses à mesure que l’obscurité s’épaissirait. Mais il ne se faisait pas trop d’illusions. Il avait 78 ans et plus personne ne songeait à l’envoyer à l’alpage.

Mais après tout, peu lui importait. Le vieil homme avait trouvé dans cette pipe et ce merveilleux tabac le plus bel instrument de voyage dont il pût rêver. Chaque bouffée lui laissait entrevoir les méandres éternellement changeants de la destinée humaine.
C’est pour cela qu’il aimait ces instants particuliers et qu’il remerciait chaque dimanche soir l’homme qui lui avait offert cette pipe, avec simplicité, avec un regard droit et franc, en prononçant un mot, un seul « ami ».

Le vieil homme se demandait encore si son visiteur de quelques jours voulait parler de la pipe, ou de lui. Peut-être les deux. C’est ce qu’il aimait à penser et c’est ainsi qu’il pensait à la fois à cet homme et à sa pipe, comme à des amis.