Sur le balcon

par Guillaume

06/07/09

Je vais fumer ... sur le balcon.

Je ne sais pas si vous l'avez noté comme moi, mais depuis quelques temps, voilà une phrase qui revient bien souvent.

C'est à croire que tout le monde, hormis les célibataires, va fumer sur son balcon.

C'est à croire que tous les fumeurs de pipe ont prévu le coup, et ont un appartement avec balcon.

Ca va faire jaser dans les agences immobilières... le prix de l'immobilier baisse, mais pas celui du balcon.

Certains fumeurs de pipe se ruinent en déménagement et en pot de vin pour obtenir enfin un appartement avec balcon.

Je me suis laissé dire que l'on en voit qui, au moment de la visite, se contentent d'arpenter le balcon. Le reste leur semble sans intérêt.

On prévoit d'ailleurs des aménagements : balcons fermés pour l'hiver, un robinet d'eau, on parle même de distributeurs de glaçons dans certains quartiers. On fait agrandir la chatière pour pouvoir laisser passer le chat, mais aussi les sandwichs.

Voilà à quoi mènent les lois anti-tabac : après avoir croisé beaucoup de fumeurs de cigarettes sur le trottoir, on devrait pouvoir, en levant la tête, apercevoir beaucoup de fumeurs de pipe sur leurs balcons.

Penchons-nous un peu sur cette nouvelle espèce d'homo urbanis : l'urbanis fumator.

Il faut lui reconnaître une grande douceur : il n'élève pas la voix. On sent qu'il a l'habitude d'être réprimandé, regardé d'un mauvais œil. Mais c'est un homme de paix. En tout cas il est pour la paix des ménages.

On peut noter aussi chez lui une certaine nostalgie. Il se souvient du temps où sa femme le laissait fumer dans le salon. Au début, elle trouvait cela presque amusant. Elle aimait cette bonne odeur.

Puis un jour, il s'est inscrit sur un forum. C'est là que ses ennuis ont commencé. Quand, à sa grande joie, il a découvert les latakias, Madame a commencé à froncer le nez. Puis, on leur a annoncé un heureux événement. Monsieur a très bien compris quand Madame lui a parlé de ses envies de fraises, ou quand elle a mangé des radis pendant une semaine, à chaque repas. Moins quand elle lui a assuré que cette fumée lui donnait envie de vomir.

Sur le moment, il a consenti bien volontiers à ce petit sacrifice. Je fumerai demain, s'est-il dit. Mais le lendemain, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas fumer dans les transports en commun. Pas au bureau. Bien sur, pas à la cantine de sa société. Ni au restaurant. Ni l'après-midi au bureau. Ni en rentrant le soir.

Ce fut une période difficile. Il profitait du passage hebdomadaire de sa belle-mère, le dimanche, pour aller s'en fumer une petite, tout guilleret. Il se consolait parce qu'il se rendait compte que cette pipe hebdomadaire, il en profitait mieux, finalement.

Il a commencé à compter les jours : plus que quatre avant ma pipe, plus que trois...

Puis est venu le jour de la naissance ! A l'hôpital, une infirmière lui a demandé d'aller dehors, s'il tient vraiment à fumer cette pipe en attendant. Devant l'entrée, il s'est senti tout ému : il était papa. Il pensait à son père, à son grand-père, qu'il avait toujours vu pipe au bec... Tiens, c'est vrai, il sort sa pipe toute prête de sa poche, ... et la dame de l'accueil vient lui préciser qu'il est demandé aux fumeurs de s'éloigner de cent mètres avant de tirer leurs premières bouffées. Elle lui indique un endroit, un peu plus loin. Il s'éloigne.

Pris de remords, il se retourne, et que voit-il ? Une fenêtre qui s'ouvre, un peu, un main qui en sort, qui tient une cigarette, précédant un gros nuage de fumée. On sent que la personne au bout de la main est sur le qui-vive. On ne perd pas de temps, le clope est jeté, la fenêtre se referme.

Il reconnait l'endroit tout de suite, à la multitude de mégots qui jonche l'herbe. Il voit trois personnes en blouse blanche qui lui sourient d'un air complice : il apprend en parlant avec eux qu'ils sont médecin, interne, et infirmière. Gentiment, ils le rassurent, tout se passera bien.

Il fume encore, puis, un peu angoissé tout de même, remet sa pipe en poche, et rentre. Tout s'est bien passé. Le premier visage qu'il voit dans la chambre, ça n'est pas son bébé, non, mais sa belle-mère qui lui dit "Gendre, vous auriez tout de même pu être là. Vous n'avez donc rien en tête ?" Il ne dit rien, il est trop heureux.

Le lendemain quand il revient, accompagné d'une légère gueule de bois - il a fêté ça avec des copains - sa femme lui susurre que maintenant, il va falloir songer à s'agrandir.

C'est quelques temps plus tard qu'il apprend qu'il va emménager dans un bel appartement neuf, avec tout le confort moderne. Bien sur, c'est un peu cher, mais bon. Il s'achètera une pipe plus tard. Et puis de ce côté-là, quand il est revenu du Caïd, avec une superbe pipe qu'il s'est offerte pour fêter sa paternité toute neuve, il a bien enregistré le fait que son épouse considérait qu'il y avait vraiment d'autres moyens de dépenser son argent, surtout quand on connaît le prix des couches. Il ne connait pas le prix des couches, mais il a bien saisi l'allusion.

Ce n'est que quelques temps après, qu'un soir, perdu dans ses pensées, il est sorti sur son balcon... et là l'illumination ! "Je ne fume pas dedans, d'accord, mais dehors, je peux !" Il a été lui-même tout surpris de ce mâle accent de révolte. Ni une ni deux. Elle lui a dit, en haussant les épaules : "Ferme bien !"

Au milieu de ce tout petit balcon, il n'a pas pu s'empêcher de penser, tout ému, à Robinson Crusoé. Ce petit balcon c'était son île. Le calme. Un peu de vent. Il était seul au monde. Il fumait.

Depuis, il est heureux. Parfois il se prend à rêver qu'il cultive son tabac sur son balcon.

Depuis quelques temps, il aperçoit, de l'autre côté de la rue, sur le balcon à l'étage en-dessous... un fumeur ! Et un fumeur de pipe qui plus est ! "Il est beaucoup mieux installé que moi, se dit-il. C'est pas bête, le fauteuil... et puis la petite lampe qui éclaire son livre..."

A ce moment, leurs regards se croisent. Ils se sourient.

Quelques temps plus tard, ils étaient six aux alentours, en comptant un jeune voisin, deux étages au-dessous. Comme il devenait un peu dangereux de se lancer des boites de balcon à balcon, "Mamour, c'est pour essayer", ils ont fini par se retrouver chez l'un ou chez l'autre.

Le fumeur d'en face, le premier, avec qui ils échangeaient quelques propos, a fini par les inviter, lui et quelques autres. Tous, ils sont sortis de chez eux avec une chaise, des pipes, du tabac. Tous ils ont sonné à la porte, tous ils ont salué la femme du monsieur, qui semblait agacée par tous ces types qui passaient devant la télé au moment où Derrick levait une paupière fatiguée, tous, ils se sont présentés, ont posé leurs chaises, ils étaient serrés mais ça n'avait pas d'importance.

Puis est venu l'hiver, et ils ont rivalisé d'imagination : l'avantage du four électrique, c'est que non seulement il chauffe, mais c'est bien pratique pour cuire quelques victuailles. Une petite vielle, en fermant ses volets, les a assuré qu'ils ne la dérangeaient pas, ça lui rappelait l'époque où tous ses voisins venaient regarder le poste chez elle.

Parfois, ils s'emportaient un peu, la conversation s'échauffait, ils regrettaient le bon temps où les fumeurs n'étaient pas des pestiférés, et on les entendait dire que ça ne pouvait pas durer comme ça, qu'ils n'allaient pas se laisser faire, on parlait d'associations, de manifestations... mais ils se calmaient bien vite, par respect du voisinage, et ne rentraient pas trop tard, par crainte de leur femme.

Depuis quelques temps, leurs rencontres se font plus rare. Certains voisins ont parlé à haute voix de toute cette fumée... Ils sont rentrés au bercail, mais tous les soirs, ils savent qu'ils ne sont pas seuls.

Alors, amis fumeurs, célibataires, ou mariés mais bucherons ou déménageurs, qui avez donné un grand coup sur la table quand il a été question d'arrêter de fumer dans l'appartement, ce soir, mettez-vous à votre fenêtre. Ce soir et puis un autre soir.

C'est vrai, on ne connaît pas ses voisins.

la surprise de Pencroft dans l'Ile Mystérieuse