Souvenirs

par Henri Vuillard

01/06/09

Son origine remonte à 1795, mais la maison Vuillard a été officiellement créée en 1850. Cette maison était connue aux USA, en Scandinavie, et durant trente ans elle a même eu son propre magasin à Londres. En 1987 elle est rentrée dans le giron de Cuty-Fort Entreprises SA.

Ce texte provient du livre de Gilbert Guyot, les Pipiers Français, malheureusement difficile à trouver. Les parisiens se rappellent encore du magasin de ce pipier et collectionneur. Il nous a semblé que mettre ce texte à disposition pouvait intéresser les amateurs et les curieux.

Texte de Monsieur Henri VUILLARD, fabricant de pipes domicilié à la Coupe - Saint-Claude

Notes manuscrites données à Monsieur Pierre GRAPPIN, alors Président de la Chambre Syndicale des Fabricants de Saint-Claude à l'occasion du Centenaire de la Pipe Bruyère (1956).

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Souvenirs de jeunesse en liaison avec l'évolution de la fabrication de la Pipe à Saint-Claude depuis 1854.

"En 1954, il y aura un siècle que la racine de bruyère fit son apparition à Saint-Claude. Devrons-nous fêter joyeusement ce centenaire ? Il semble que c'est avec beaucoup de réserve en constatant que cette matière provient, surtout en bonne qualité, pour 90% au moins de notre territoire ou celui de notre empire colonial, de l'Algérie principalement et dans les pays étrangers, à tel point que nous avons une grande difficulté à obtenir ce que nous appelons la qualité extra.

On raconte que cette matière fut apportée à Saint-Claude pour la première fois par un tourneur méridional venant de la Foire du bois de Beaucaire. Un article paru dans le journal La Croix de Saint-Claude annonçait que c'est un tourneur de Chaumont près de Saint-Claude, nommé David, qui aurait apporté à Saint-Claude, en venant de la foire du bois de Beaucaire, les premiers spécimens de la racine de bruyère, le fait est très probable, attendu que c'est au village de Chaumont que l'on a fabriqué les premières pipes en bois du pays, mon père qui fabriquait des pipes en bois vers 1860 me l'avait confirmé.

On dit qu'il avait même façonné une pipe d'une façon certainement rudimentaire avec ce bois. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il fallut plusieurs années pour constater le façonnage de la racine de bruyère à Saint-Claude.

Il faut considérer que pour être utilisable, la racine de bruyère doit subir une préparation assez longue. Tout d'abord pour extraire la souche qui se trouve au pied d'un arbuste qui a environ 10 à 20 cm de diamètre.

Pour être ouvrable, mille têtes de racine brute sont nécessaires pour obtenir environ 100 kg de racine susceptibles d'être débitée dans une forme qui ait l'apparence d'une pipe, ce que l'on appelle l'ébauchon - un bain spécial est ensuite nécessaire pour éviter quelques éclatements très onéreux, ce que l'on appelle "la fente".

Je ne conçois pas que l'on ait pu fabriquer des pipes en racine de bruyère avant les années 1856 ou 1857. En tout cas, mon père qui était un habile tourneur habitant chez ses parents, cultivateurs aux environs de Saint-Claude, m'a raconté souvent que vers 1860 il travaillait avec un tour à pied et façonnait des pipes en bois de France : buis, cerisier, merisier, hêtre, etc... Mon père affirmait qu'il arrivait à gagner une vingtaine de francs par jour, ce gain me paraissait énorme à une époque où l'on vendait les pommes de terre deux à trois francs les cent kilos. Un veau entier ne coûtait guère plus de trente francs. J'ai pu me rendre compte qu'il avait raison du fait que quelques années plus tard, il a pu avec ses économies, venir s'établir à Saint-Claude. C'était vers 1865 et travaillait avec la bruyère, il était marié depuis un an. Il s'était établi au Tomachon et avec un ou deux ouvriers. Il livrait, comme le font actuellement Manzini, Martenat, Bessard. etc... des foyers à des fabricants qui les terminaient.

Mon père me parlai souvent, quand j'étais jeune, de son principal client qui était monsieur Edouard Vuillard, soit le grand-père d'un homonyme honorablement connu à Saint-Claude. Monsieur Edouard Vuillard avait ses magasins et ateliers de finissage, Place de la Pomne d'Or, dans un immeuble qui existe encore, qui avait été précédemment l'hôtel de la Pomme d'Or.

Les parents habitaient rue de la Poyat au n° 10 au-dessus actuellement d'une pharmacie. C'est dans cette maison que j'ai vu le jour quelques années plus tard. J'ai des souvenirs depuis 1871-1872. J'avais comme voisine deux grands amis de toujours, c'étaient les frères BENOIT-BARNET dont la mère tenait un magasin de chaussures actuellement Fatio (primeurs). Ces deux amis ont d'ailleurs fait honneur à la ville et au collège de Saint-Claude. Désiré l'aîné, qui est mort depuis quelques années seulement était Président du Conseil Général du Jura et Officier de la Légion d'Honneur. Je me suis rendu à Dôle à ses obsèques, Madame Benoit-Bamet qui me considérait comme le meilleur ami de son mari avait tenu à ce que je tienne un des cordons de son cercueil.

Quand à Louis, de deux ans plus jeune, c'était un peintre qui à mon avis, a été méconnu, j'en parlerai par la suite, quand il était à l'école des Beaux Arts à Paris, je faisais mon service militaire à Vincennes je le voyais souvent, j'en parlerai encore plus tard. Ce qui est certain c'est qu'il obtint une médaille d'or pour une vue de Dieppe qui se trouve au Petit Palais à Paris.

Après la guerre, vers 1872, je n'ai jamais su pour quelle raison mon père avait abandonné sa carrière d'artisan pipier, il m'avait semblé qu'il aurait pu devenir comme beaucoup de ses confrères, un fabricant de pipes complet. Je présume qu'il avait eu quelques déboires au point de vue pécuniaire en fabriquant uniquement des foyers : ce qui est certain c'est qu'il entreprit une autre fabrication tout aussi difficile et bien-moins lucrative, cette fabrication consistait en articles en hêtre : boîtes à allumettes, étuis à lunettes, il avait tout d'abord loué un atelier dans le groupe des établissements Charles Vuillard, il acheta par la suite une petite usine hydraulique quartier de La Coupe, je me souviens que le prix était de sept mille francs y compris la force hydraulique provenant d'un cinquième dés eaux de la Bienne avec une chute de deux mètres cinquante, malgré une roue en bois bien primitive, il obtenait néanmoins la puissance d'une dizaine de chevaux.

Mon père eut un certain mérite d'élever une famille, nous étions encore quatre enfants, en fabriquant principalement des étuis à lunettes qu'il fallait vendre environ sept francs la grosse ( 144 pièces) et huit maximum. Cet article devait arriver pour la vente au bazar dans le rayon à deux sous. Cela paraît incroyable, il est vrai qu'il existait un article un peu plus cher que l'on appelait l'étui à "bascule" et qui pouvait se vendre de 15 à 16Frs la grosse - les boîtes à allumettes, certaines environ 12 Frs la grosse - il fallait arriver à faire avec tous ces articles, une centaine de grosses par semaine. Ce qu'il y a de certain c'est qu'en moins de dix années mon père avait pu remplacer sa roue en bois par une autre roue métallique et obtenir une puissance supérieure.

A partir de cette époque, quand j'avais une douzaine d'années, les jours de vacances, la Coupe était mon quartier général. Tout en m'intéressant à l'usine de mon père, j'avais pu suivre quelques autres fabrications.

Il existait une autre usine hydraulique appartenant aux Frères Vuillermoz Panisset; ils exploitaient au premier une fabrique de tournerie sur bois qui était assez importante. Au rez-de-chaussée de cette usine, se trouvaient cinq à six ouvriers de la maison A. Delacour qui ébauchaient des pipes en bruyère. La fenêtre, la même qui existe encore aujourd'hui avec des petits carreaux, était souvent ouverte et j'allais souvent voir travailler ces ouvriers. A cette époque, le foyer et la tige de la pipe s'ébauchaient sur une machine assez rudimentaire, un simple chariot - il n'existait pas une machine pour donner une forme à la pipe; ce travail devait se faire à la scie et à la main par des ouvriers que l'on appelait les dégarnisseurs - c'est la dextérité de ces ouvriers que j'admirais le plus dans cet atelier, le foyer de la pipe étant dégarni, il restait un travail considérable au rapeur pour donner une forme définitive au foyer de la pipe.

A la Coupe il existait une autre petite fabrique de pipes, elle se trouvait dans l'usine de mon père, elle était exploitée par les frères Mariller, mais d'une toute autre manière, que par les ouvriers de la maison A. Delacour qui consistait en un travail de tournerie pour façonner des pipes d'un genre tout à fait différent, on y fabriquait spécialement le modèle que l'on appelait la pipe belge consistant en un foyer avec talon et une tige longue et mince, je me souviens de 2 ouvriers spécialistes et habiles tourneurs, l'un s'appelait Alix Delavenna, ancien pompier de Paris. Combien était sympathique ce brave Alix quoique plus âgé que moi de quelques années, j'avais pour lui une véritable affection, aussi je ne le rencontrais pas dans la rue sans lui demander des nouvelles de sa santé. Pendant qu'il a travaillé à la Coupe j'ai apprécié sa bonne nature. Nous avions les mêmes goûts, nous battions tous les deux, il m'était légèrement supérieur mais je lui tenais tête.

Il était d'une voix agréable, pendant le temps de son service militaire comme pompier de Paris, il était affecté souvent de garde dans les théâtres, il avait retenu tous les airs des opéras comiques et opérettes. Il est mort il y a seulement 2 ans à l'âge de 94 ans.

L'autre ouvrier spécialiste était un nommé Caze, tourneur, originaire de Dortan qui n'était autre que le père de notre ami Paul Caze.

Le foyer de ces pipes était ébauché à la machine par l'un des frères Mariller "Arsène". Quant à la tige longue environ de 10 à 12 cm et 7 à 8 mm de diamètre, que l'on juge de la difficulté de ce travail de tournerie exécuté avec deux ouvriers principaux, en premier lieu c'était la gouge qui devait dégrossir un ébauchon presque brut et c'est avec la pleine qu'il fallait obtenir le diamètre indiqué ci-dessus. J'ai indiqué que le foyer était ébauché par Arsène Mariller à ce sujet, il faut lui attribuer un perfectionnement qui fait date dans l'histoire de la fabrique des pipes bruyère, Au lieu d'un chariot à simple glissoir comme celui de la fabrique Delacour, pour obtenir le "repinssage" du foyer c'est-à-dire une sorte de forme poire il avait imaginé un second glissoir latéral et par reproduction par la main gauche il obtenait le repinssage en question. On peut dire qu'Arsène Mariller a été le promoteur de la machine à ébaucher avec reproduction qui se fait aujourd'hui mécaniquement.

La préparation de l'ébauchon, ce que l'on appelle le calibrage était exécuté par un autre frère Mariller nommé Eugène, c'était un as dans ce genre de travail, je crains de faire sourire d'incrédulité en affirmant qu'il avait obtenu un record dont il se flattait; c'est celui d'avoir obtenu sept douzaines de pipes sans mastic sur douze douzaines d'ébauchons alors qu'aujourd'hui la moyenne est d'environ 10 à 12 %.

Ce résultat démontre l'absurdité actuelle qui consiste d'avoir fixé un tarif pour exécuter ce travail aux pièces. Connaître parfaitement la bruyère sert un talent qui n'est pas donné à tous les calibreurs, savoir où un petit défaut commence et où il finit.

Je crois cependant que quelques fabricants spécialisés dans la vente des foyers premier choix, principalement pour l'Angleterre, avaient adopté ce principe du calibrage cité ci-dessus, je me souviens entre autres, que Monsieur Gay-Mandrillon qui a été certainement le plus important fabricant spécialisé dans la fabrication des foyers sans défaut, me disait un jour, qu'il ne craignait de réduire un ébauchon M.E. à la taille de C F 1 a 2, il avait beaucoup plus de chance d'obtenir un premier choix de cette taille qui avait beaucoup plus de valeur qu'un 2ème choix dans une taille bien supérieure. La racine de bruyère, bois unique qui n'a jamais été égalé pour un fumeur de pipes par un bois d'une autre essence, malgré toutes les recherches qui ont été faites - même la pipe en écume de mer, la pipe en porcelaine d'Allemagne, la pipe en terre type Jacob si renommée et en divers bois étrangers, etc...

Combien est intéressante la manipulation de la racine de bruyère pour celui qui aime son métier : mettre à tout hasard cinquante pipes sans défaut, on pourrait les classer chacune pour une valeur différente si l'on considère la variété du "grain" ou la flamme qui détermine la valeur de la bruyère. On m'a demandé souvent quel est le caractère qui détermine la meilleure pipe à fumer, c est une question à laquelle il est difficile de répondre. De bons fumeurs de pipes diront qu'ils ont trouvé même quelquefois une pipe avec défaut meilleure qu'une autre sans aucune raison.

Certains fumeurs m'ont affirmé que les pipes de fabrication anglaise étaient meilleures que les pipes fabriquées en France. Il peut y avoir un semblant de vérité pour la raison qu'une pipe bruyère n'a jamais fini de sécher et une pipe qui a séjourné longtemps en stock sera certainement meilleure qu'une pipe qui vient d'être fabriquée.

Tout d'abord elle sera plus belle - combien j'ai pu remarquer souvent quelles belles couleurs on obtient au fini avec une vieille racine.

Il est regrettable qu'en France on n'apprécie pas la qualité d'une pipe en racine. En Angleterre, on paye jusqu'à 5 et 6 livres une pipe de marque fabriquée d'une façon impeccable.

Pour revenir à la fabrique des frères Mariller, il est regrettable que leur sens commercial n ait pas été à la hauteur de leur valeur technique, ils n'ont jamais été égalés dans ce domaine. Il me reste encore quelques échantillons de leur fabrication et je suis certain que 1'on ne trouvera aucun ouvrier à Saint-Claude même pour les reproduire aussi bien. Ils avaient trouvé la ligne parfaite de la forme écume de Vienne, elle était presque inimitable même à cette époque. Mais des modèles semblables qui devaient être livrés en premier choix seulement donnaient trop de facilité aux clients malhonnêtes pour créer une chicane et obtenir des rabais.

Arsène Mariller qui a terminé sa carrière comme contremaître n'a jamais été malheureux et a pu élever une nombreuse famille.

En 1874, vingt ans après l'introduction de la racine de bruyère à Saint-Claude quelle était la situation de la fabrication de la pipe dans notre ville. On peut affirmer que cette industrie a prospéré d'une façon rapide, de nombreux fabricants existaient à cette époque; beaucoup ont disparus.

Cependant on peut bien citer une douzaine de fabricants dont la descendance s échelonne sur quatre ou cinq générations et dont plusieurs firmes existent encore sinon sous le même nom mais sous une raison sociale différente :

- A. Delacour qui existe toujours avec la même raison sociale
- Jeantet-David fondée en 1816 existe encore sous le même nom
- Grandclément-Gauteron et C° existe encore sous le même nom
- Reymondet-Gruet était devenu Reymondet Frères au Tomachon
- Edouard Vuillard étaitd devenu Les Fils de Charles Vuillard
- Hyppolite Vuillard, actuellement Emile Vuillard Fils et C°
- Osias Grappin, actuellement Grappin Fils et C°
- Flavien Mandrillon était devenu Gay-Mandrillon
- Saint-Oyant-Burdet actuellement Berrod-Regad
- Potard Frères devenu Fieux-k-duc & C° et Gaston Girod & Fils actuellement
- Vincent-Péchoux devenu Henri Vuillard & C°
- Rosenberg a été repris par la firme Haas disparue vers 1904
- Vincent-Cottet devenu Vincent-Coutier
- Eugène Grenier, devenu Gros-Grenier-Ostorero.

Je ne pourrais affirmer que ces maisons aient réalisé de grosses fortunes pendant ces vingt années, mais ce qu'il y a de certain, que sans exception, toutes ces entreprises étaient prospères et dans une large aisance.

En 1879, je me souviens d'une année excessivement froide, la Bienne avait gelé à un tel point que sur toute la partie qui longe le Faubourg et le quartier des Serves on pouvait patiner, bien mieux on construisait cette année, la première usine à gaz, le pont qui traversait la Bienne n existait encore pas aussi j'ai vu certaines voitures chargées de matériaux pour la construction de l'usine, traverser la rivière glacée. Rien de saillant à cette époque si ce n est un incendie qui a éclaté un dimanche à la brasserie des Combes. Je me souviens de cela et je peux en fixer la date, je me trouvais précisément autour de l'usine a gaz que 1'on construisait quand nous avons entendu la sonnerie du clairon. En moins de 10 minutes, nous nous trouvions avec mes camarades sur les lieux de l'incendie, c'est là que nous avons pu voir un spectacle ahurissant, les pompiers qui avaient fait un banquet ce jour, jetaient tout par les fenêtres y compris la vaisselle !

En 1879, j'étais à l'école libre que l'on appelait l'école des frères, j'avais obtenu mon certificat d'études bien que je n'aie pas été un élève bien studieux; j'avais été reçu le 2e sur une soixantaine, c'est l'ami Pernier de Chaumont de l'école communale qui avait été le 1er avec un demi-point de plus que moi. (Je ne trouve plus de camarades de cette époque vivant, si ce n'est ce cher Henri Fournier de deux années plus âgé que moi).

Mais nous nous retrouvions ensemble pour quelques compétitions – Henri Fournier était ce que l'on appelle un sujet modèle à tous les points de vue toujours premier dans les compositions et avec quel soin tous ses livres et cahiers étaient tenus. L étude était son seul souci aussi je ne me souviens pas l'avoir vu se mêler à nos jeux.

Au sujet de ces jeux, on croirait aujourd'hui que l'on vient d'inventer le sport et cependant je peux affirmer que les écoliers de ce temps-là étaient plus sportifs que ceux d'aujourd'hui. Je les vois se bousculer sans aucune organisation de jeux sportifs tandis que nous jouions aux barres, jeu qui demande de la vitesse, le saute-mouton et surtout un jeu qui imitait presque parfaitement le saut en longueur. Nous placions une branche à une distance de 2 ou 3 mètres pour commencer et étaient éliminés au furet à mesure de la distance augmentée, ceux qui ne pouvaient éviter la branche. La baignade aux champs de Bienne était aussi en honneur - rares étaient ceux qui n'apprenaient pas à nager, les meilleurs souvenirs de ma jeunesse étaient ces heureux moment qui nous sortaient de l'étude. Les sports d'hiver étaient aussi en honneur, surtout le patinage et la luge, la remontée une dizaine de fois jusqu'à mi-chemin de Tré-Bayard était aussi du sport.

1882 : J'avais quinze ans, mon père était débordé, il ne pouvait être au four et au moulin, c est-à-dire diriger son usine d'étuis à lunettes et boîtes à allumettes en hêtre et d'être aussi dans ses magasins d'emballage surveiller le finissage et la vente en gros des différents articles de sa fabrication. Il fut donc dans l'obligation de me retirer de l'école pour lui venir en aide, cela ne me déplaisait pas trop, d'autant moins que je sentais en moi un besoin de dépenser mes forces physiques. C'est donc dans l'usine que je dus m'employer. Le personnel se composait entre autres ouvriers, d'une huitaine de jeunes gens qui n'avaient même pas mon âge, aussi ma tâche était assez ingrate. Au moment du goûter à quatre heures, ils fuyaient vers la rivière pour pêcher "mathieux et berlingues" petits poissons délicieux qui se trouvaient presque sous chaque pierre et qui se pêchaient à la fourchette. Ce genre de poissons a complètement disparu, il en est très regrettable parce que ces poissons servaient de nourriture aux truites, qui de ce fait, sont devenues beaucoup moins nombreuses.

Toutes les usines à cette époque étaient mues par la force hydraulique et aucun moteur de secours n'existait, aussi l'eau de la Bienne qui alimentait le canal d'amenée faisait défaut bien souvent, d'autant plus que le barrage en bois qui retenait l'eau était loin d'être étanche. Pour y remédier, le seul moyen était de diviser en deux le personnel, une partie travaillait de midi à minuit et l'autre de minuit à midi. Dans la belle saison ce genre d'horaire était supportable, il n'en était pas de même l'hiver, ce que l'on appelait travailler rechange. Quand on est jeune et que l'on aime dormir il est dur de se lever à minuit.

Cet état de choses dura bien encore quelques années. Ce barrage en bois ne fut remplacé par un ouvrage en pierres et ciment vers l'année ??

Mon métier de directeur d'usine me convenait assez bien, même la manutention des lourds plateaux en hêtre ne m'effrayait pas. Tout le personnel était d'ailleurs des plus corrects. De tous, dont j'ai gardé un bon souvenir, je n'en trouve qu'un de vivant c'est Collomb, connu plutôt sous le surnom de "Vivi". A cette époque, rares étaient ceux qui n'avaient pas un surnom. Je le vois toujours la pipe au bec. Nous avons du plaisir à nous rappeler le vieux temps.

J'avais toujours du plaisir à voir travailler les pipiers, j'avais un ami Louis Vuillermoz qui travaillait à l'usine Notton et Férand, usine qui se trouve en-dessous de la Place du Pré – on ne la désignait que "Sous le Pré". La maison Notton et Férand avait ses magasins où se trouve en ce moment l'établissement Grappin Fils et C°, la maison Notton et Férand a disparu comme tant d'autres après avoir été assez importante.

Depuis la Coupe, pour se rendre Sous le Pré, il existe un petit sentier entre le canal d'amenée et la Bienne qui est des plus pittoresque. C'était ma promenade favorite, d'autant plus qu'elle me donnait l'occasion d'aller voir mon ami Louis Vuillermoz. Il travaillait sur une machine que je n'ai jamais pu voir parce qu'il était interdit d'entrer dans cet atelier. Il me voyait arriver depuis sa fenêtre et sortait pour me serrer la main, nous faisions une causerie amicale toujours assez longue.

A cette époque la journée était censée être de dix heures, mais en somme elle était de neuf heures à peine, les arrêts étaient fréquents, celui de quatre heures entre autres, était l'occasion d'un goûter qui ne revenait pas très cher : unlitre de vin 0,30 F - 1 kilo de pain pour 0,15 F et le chevret de la mère Maclère qui coûtait 0,20 F - mais ce goûter était apprécié après la corvée.

Pour revenir à mon ami Vuillermoz, un jour il voulut bien me montrer quel était le genre de son travail. C'était une pipe qui avait été fraisée. Je ne pourrais pas affirmer que ce fraisage était aussi parfait que celui que l'on fait de nos jours, mais c'était un grand progrès comparativement au travail du dégarnissage. Vuillermoz me dit que c'était son père qui était l'inventeur de cette machine. Il ne semble pas que cette machine ait été copiée assez rapidement, mais je crois pouvoir affirmer qu'en 1888, l'année où je quittais la Coupe pour faire mon service militaire, les ouvriers de la maison A. Delacour dégarnissaient encore à la scie, leurs pipes. Louis Vuillermoz était devenu plus tard un marqueur de pipes. J'ai accompagné son cercueil il y a une dizaine d'années, il demeurait rue de la Poyat, voisin de Vivi.

De 1882 à 1888: Pendant ces 6 années, il semble que les loisirs devaient être assez monotones : pas de chemin de fer, pas d'automobiles, pas de bicyclettes, le cinéma n'existait pas encore. Quelques troupes de passage pas très fameuses nous donnaient une soirée, quant à la salle du spectacle il fallait se contenter de ce que l'on appelait le Casino Cressier. Comme autres distractions le soir, il y avait ce que l'on appelait les sérénades données par la Société de musique, l'Union San-Claudienne. A chaque mariage de ses membres honoraires, c'était assez fréquent, le nombre des membres honoraires étant important, un écu par an suffisait pour avoir ce privilège, il faut reconnaître que le marié était assez généreux, il venait remercier le chef de l'Union, quelquefois même avec l'épouse, et c'était un louis d'or qui accompagnait sa poignée de main. Les musiciens allaient ensuite trinquer à la santé des époux. J'ai fait partie de la société l'Union San-Claudienne depuis 1885, ma mère surtout avait été réticente avant de me donner cette autorisation, c'est la perspective d'être musicien au régiment que j'envisageais et qui a été le motif de son autorisation.

En 1888 je n'ai pas souvenir qu'il se soit produit de grands changements dans la fabrication des pipes à Saint-Claude.

J'avais 21 ans et je devais être appelé à l'automne pour accomplir mon service militaire. L'année précédente, nous avions projeté, mon ami André Grappin qui était comme moi de cette classe 1887 appelée en 1888, de nous engager en devançant l'appel, dans une musique militaire. Nous étions tous deux d'assez bons musiciens. Nous avions choisi Vincennes pour être près de Paris, mais au tirage au sort il (A. Grappin) avait obtenu un bon numéro 155 qui lui donnait l'avantage de ne faire qu'un an de service, il renonça naturellement à s'engager pour cinq ans comme nous l'avions projeté.

Je partis donc seul, le 3 avril par la diligence qui me conduisait à Lons-le-Saunier pour contracter un engagement et passer un conseil de révision. Étant bon pour le service, je prenais le lendemain matin un train pour Paris. Je dois dire que si j'ai choisi Paris ou plutôt Vincennes, c'est que j'avais un grand-oncle, il était de l'âge de mon père, ancien soldat pour sept ans, il était devenu ensuite brigadier de gardien de la paix, marié, sans enfant. Il devait m'attendre à la gare, mais empêché par son service, il ne put venir, il m'avait écrit cependant en me priant surtout de mettre une pipe en bouche afin de me reconnaître. De cette façon il était au moins sûr d'en avoir une, mais outre celle-ci, j'en apportais d'autres.

Me trouvant seul, j'étais assez embarrassé. Je hélai un fiacre, un cocher me paraissant assez sympathique et son cheval pas trop poussif, je lui donnai l'adresse où je devais me rendre c'était Impasse des Chevaliers, rue Précérécour ? Il mit assez longtemps à trouver sur son indicateur où se trouvait cette rue, c'était tout au-dessus de Belleville, je craignais qu'il refuse cette course. Arrivé au domicile de mon oncle que je dus attendre qu'il ait terminé son service, je fus reçu à bras ouverts et je fus heureux d'escompter se pied à terre qui devait adoucir les rigueurs du service militaire.

L'engagement que j'avais signé était tout d'abord pour faire partie du 13' Régiment d'Artillerie, je me présentai donc le lendemain et fut affecté à la sixième batterie comme canonnier servant. Cela devait durer trois mois qui m'ont paru très longs, tout d'abord en raison de l'incertitude d'être admis dans la musique et ensuite par la malveillance de mes compagnons de chambrée qui ne voyaient pas d'un bon œil un engagé volontaire. C'était des mineurs du Pas de Calais qui étaient tout autre que sympathiques. Quand ils pouvaient me faire prendre quelques jours de consignes, ils en étaient heureux. Vers la fin, j'ai eu le plaisir de faire partie, comme canonnier servant, de la revue à Paris du 14 Juillet. Bien que ce service ait été assez pénible, j'avais été émerveillé de ce magnifique spectacle.

Quelques jours après, j'ai le plaisir d'être appelé par le maréchal des logis chef qui me donna l'ordre de me rendre à la salle de répétition de la musique, mon cœur battait très fort. Aurais-je la joie de terminer mon service militaire dans l'excellente musique divisionnaire du 12 et 13e Régiment d'Artillerie ou bien, est-ce que je serais maintenu dans la 6e batterie comme canonnier servant. Tout s'est bien terminé. Je n'ai pas été admis comme flutiste du fait que le pupitre était au complet, mais ayant eu de très bonnes notes dans l'examen du solfège, et que d'autre part, je jouais aussi du saxophone, cet instrument était moins couru que de nos jours, on me relégua comme élève musicien et la place de 2e saxophone ténor qui était devenue vacante. Il est heureux que je me sois présenté pour ce pupitre, il venait chaque jour de jeunes parisiens se présenter pour jouer entre autres instruments, le cornet à pistons. Ils espéraient sidérer le chef de musique avec des airs à coup de langue assez bien détachés, mais le chef avec son flegme habituel leur disait : jouez-moi un air avec un chant très large et bien chanté. C'était le piège dans lequel ils tombaient tous et devaient s'en aller déconfis.

Dans ce pupitre, les places étaient chères. J'ai du travailler beaucoup mon instrument les après-midi qui étaient consacrés à l'étude; la répétition pour tous avait lieu le matin, les musiciens classés étaient exempts de l'étude aussi la plupart étaient des parisiens qui quittaient le quartier à dix heures et ne rentraient que le lendemain matin. Je dois dire que dans ce nombre, un grand nombre faisait partie du conservatoire et quelques-uns même des lauréats. Celui qui tenait la grosse caisse était un premier prix de violon. Nous avions Joseph, premier prix de trompette au Conservatoire à Paris. Qui n'a pas entendu pendant de longues années les solos de Joseph dans les phonographes de l'époque ! J'avais comme grand ami, HUREL qui avait obtenu son premier prix de hautbois au conservatoire à 16 ans. Je n'oublierai jamais l'émotion que je ressentais en écoutant les solos de hautbois de mon ami dans l'ouverture de Guillaume Tell, par exemple.

J'avais aussi un grand ami nommé Quarez. Il y eut tout d'abord une sorte d'affinité du fait que son métier était de vendre des pipes et de les réparer. Rien ne pouvait mieux me rappeler St-Claude, il avait un magasin rue Drouot, aussi Quarez est resté mon ami pendant le temps qu'il a passé avec moi à la musique divisionnaire du 12e et 13e Régiment d'Artillerie, mais nos relations d'amitié n'ont pas cessé jusqu'à sa mort en 1952.

Après ma libération, je l'ai reçu pendant mon veuvage et à l'occasion de notre voyage de noces, nous avons été reçu chez lui. Il eut l'occasion de venir en 1901 renforcer l'harmonie l'Union San-Claudienne à l'occasion du concours de musique qui avait lieu à Turin. Le flûtiste de l'Union, Caire avait perdu son père et ne pouvait se rendre à Turin, je m'empressai d'envoyer un télégramme à mon ami Quarez pour venir le remplacer, aussi ne se fit-il pas prier pour être exact au départ. Une seule répétition lui suffit pour remplacer avantageusement notre ami Caire. Combien de fois, il m'a rappelé tout le plaisir qu'il a éprouvé à faire ce voyage, qui d'ailleurs pour tous a été un enchantement. C'est d'ailleurs le dernier concours de musique auquel l'Union a pris part.

La musique de la Garde Républicaine était venue à Turin à cette occasion, ainsi Quarez a eu le plaisir d'y retrouver des amis qui avaient été à la musique divisionnaire de Vincennes.

Au sujet de ce concours de musique, combien de bons souvenirs il me rappelle; les bons amis que j'avais à cette époque, dont quelques-uns n'existent plus : Fernand Chrétin et Madame, Paul Salvat, Fernand Leduc, Eugène Witschi et notre chef si sympathique N (ou V) Mathieu.

Comme suite à mon séjour pendant les trois années que j'ai passées à Vincennes, ce sont bien les plus mémorables de mon existence, et je crois aussi les plus heureuses. Inutile de dire que je ne passais pas une semaine sans aller rendre visite à l'oncle Faustin où j'étais toujours reçu les bras ouverts et principalement le dimanche. D'autre part, il était peu de jours que je ne prisse mon train pour Paris après le rata de cinq heures, c'était deux sous pour se rendre Place de la Bastille. Le plus souvent je me rendais de là à la rue Mélay où se trouvait un restaurant où se réunissaient quelques amis san-claudiens, on les trouve partout, et en savourant une entrecôte aux pommes, on parlait de Saint-Claude. Inutile de dire que le rata de cinq heures était digéré.

Mes parents ont été très généreux pour moi pendant ces 3 années. Mon père m'adressait même des petits colis de pipes que j'allais vendre dans les chambrées. Il était facile de trouver des acheteurs. A cette époque il était rare de voir un soldat sans pipe pour la bonne raison que les bons de tabac auxquels le soldat avait droit donnant le privilège d'avoir un tabac que l'on appelait "le gros Q" et qui ne pouvait se fumer qu'à la pipe aussi, même en quittant le régiment l'ancien soldat devenait un fumeur de pipe et l'industrie de la pipe était prospère à cette époque. Ce simple marché de la France consistait en un débouché très appréciable; ce qui était intéressant pour Saint-Claude.

Le fait que de donner en ce moment des bons exclusivement pour la cigarette il en résulte que l'on ne voit plus guère en ce moment que des fumeurs de cigarettes

Gilbert Guyot Pipier de Paris