Qui dit A, dit B. Ca reste à voir.

par Erwin Van Hove

15/06/15

Tout récemment un membre du forum Fumeursdepipe a lancé un sujet de discussion fort intéressant : pour un pipier spécialisé dans le fait main haut de gamme, est-ce vraiment une bonne stratégie que de proposer également une série de pipes aux prix plus démocratiques ?

Il va de soi que pour le consommateur, c’est une bonne chose. Qui, je vous le demande, pourrait s’opposer à l’idée de s’offrir une pipe faite avec soin pour un montant qui n’est pas supérieur à celui que vous demandent les fabricants dits industriels ? Bref, du point de vue du fumeur il n’y a pas matière à débat. Pour les artisans, par contre, la réponse à la question posée est tout sauf évidente. Pour eux c’est donc une question qui prête à réflexion.

Le phénomène qui nous intéresse, est nouveau. Les artisans pipiers d’antan, tels Sixten Ivarsson ou Bo Nordh, n’ont jamais ressenti le besoin de commercialiser, à côté de leur gamme traditionnelle, une série B aux prix nettement plus abordables. Il convient donc de se demander quand et pourquoi ces séries aux prix bradés sont nées. A mon avis, ce sont l’avènement et la popularisation de l’internet qui se trouvent à l’origine de deux révolutions spectaculaires qui ont complètement changé la donne.

Tout d’abord, par le biais des autoroutes digitales, le fumeur de pipe a découvert, les yeux écarquillés, un supermarché globalisé, ouvert 7 sur 7 et 24 sur 24, proposant l’œuvre de dizaines et de dizaines d’artisans de toutes origines. Personnellement, je me rappelle comme si c’était hier à quel point j’étais bouche bée devant cette inimaginable corne d’abondance qui jour après jour dévoilait sur mon écran ses séduisantes richesses. Plus question désormais de me contenter du piètre choix que me proposaient les civettes belges. Parallèlement, d’abord les vrais passionnés, ensuite les amateurs avertis et enfin les fumeurs de pipe lambdas se sont retrouvés dans des groupes de discussion en ligne pour parler pipes et tabacs. Grâce à ces échanges, les membres sont devenus à la fois plus connaisseurs, plus curieux et plus exigeants. Bref, de plus en plus de pipophiles ont découvert l’univers fascinant de la pipe d’artisan, se sont intéressés à la pipe faite main et étaient prêts à sortir leur portefeuille. Résultat : les pipiers high grade vendaient leurs produits comme des petits pains. Certains étaient même en continuelle rupture de stock. Il fallait beaucoup de patience ou des relations privilégiées pour pouvoir mettre la main sur une pipe des artisans ayant pignon sur rue. Et par conséquent, très vite les prix ont commencé à monter, puis à flamber au cours de ces dix dernières années, d’autant plus que les nouveaux riches russes et chinois se sont mis à dépenser sans compter et ont perturbé ainsi le marché traditionnel. Et voilà qu’aujourd’hui, ce ne sont plus uniquement les prix des traditionnelles stars Über high grade qui sont devenus inabordables pour le commun des mortels, mais également ceux d’un pourcentage élevé d’artisans moins prestigieux.

Nous avons également assisté au cours de ces deux dernières décennies à une augmentation exponentielle et incessante du nombre d’artisans pipiers. N’en doutez pas, ce phénomène-là est lui aussi dû au web. Evidemment, la découverte d’une telle variété de belles pipes faites main a suscité des vocations. Et puis il y a eu bien sûr les chercheurs d’or qui, animés par l’appât du gain, se sont découvert une âme de pipier. Par ailleurs, grâce à l’internet, pour apprendre le métier, il ne fallait plus se faire engager comme apprenti dans quelque fabrique. Il suffisait désormais de se renseigner dans l’un des forums spécialisés où des pipiers avertis parlent boutique entre eux et répondent même gracieusement aux questions des débutants.

A présent, vous vous demandez bien évidemment quel est le rapport entre ces deux révolutions et le fait que de plus en plus de pipiers se mettent à commercialiser une gamme de pipes aux prix plus démocratiques. Il s’agit tout simplement d’un rapport logique de cause à effet. D’une part, la flambée des prix a eu pour conséquence que le nombre de clients potentiels de tel ou tel pipier s’est sérieusement réduit. Ce n’est qu’une petite minorité des fumeurs de pipe qui peut ou veut débourser plusieurs centaines, voire plus de mille euros pour un morceau de bois et de caoutchouc. Certains pipiers se sont donc rendu compte que non seulement ils négligent une large part du marché, mais qu’en plus, en augmentant leurs prix, ils ont fini par aliéner une partie de leur clientèle existante. D’autre part, vu que le nombre de fumeurs de pipe n’augmente pas, alors que le nombre de pipiers a explosé, il va de soi que la concurrence est mortelle et qu’il est de plus en plus difficile de vivre de son art. Par conséquent, certains pipiers cherchent à se démarquer de la concurrence et à arrondir leurs fins de mois en proposant une série B. Mais soyons clairs : en vérité peu d’artisans rêvent de vendre à prix bradés des pipes dont la qualité esthétique et la finition ne correspondent pas toujours à leurs standards personnels. S’ils le font quand même, c’est la plupart du temps par pure nécessité.

Ceci dit, le fait de proposer une gamme B peut avoir de réels avantages pour le pipier. Ainsi il peut déclasser une pipe de la gamme A qui ne correspond pas en tous points à ses standards : des sandpits trop visibles, un trou de tirage qui n’est pas centré, un sablage quelconque, pas de problème, ces pipes sont reléguées à la série B dont le prix reflète ces imperfections. Par contre, il me semble que les pipiers qui voient leur gamme de pipes aux prix cassés purement et simplement comme des produits d’appel, risquent d’être déçus. Ils espèrent plus ou moins ouvertement que le client qui s’offre une série B et qui en est satisfait, finira par acquérir une vraie de vrai au prix fort. Ce scénario n’est évidemment pas exclu. Pourtant je pense que c’est un leurre. Il faut se rendre à l’évidence : fondamentalement, le marché est statique. Quelqu’un qui a l’habitude de débourser 150 euros pour une pipe, sera peut-être exceptionnellement prêt à payer 250 euros, mais il est pour ainsi dire exclu qu’il se décide à dépenser trois fois plus. Faut-il en conclure que tout pipier qui se lance dans l’aventure des séries B, est naïf et fait une bêtise ? Je réponds par la négative. Cependant, il me semble que c’est un champ de mines d’où seuls les artisans qui font les bons choix, sortent indemnes.

Tout d’abord, il me semble évident que ce sont exclusivement les pipiers de renom dont le marché accepte les prix élevés, qui peuvent considérer le lancement d’une série B. Il serait absurde pour un artisan comme Marco Biagini de lancer une gamme de pipes aux prix d’appel alors qu’une authentique Moretti rustiquée se vend aujourd’hui aux alentours de 85 euros. Je suppose également que vous ne passez pas des nuits blanches parce que vous ne possédez toujours pas une Pavel Gorbunov, une Scott Klein ou une Charles Cole, des pipiers dont les tarifs dépassent allègrement la barre des $500. A l’idée qu’un jour ils puissent proposer une série de pipes moitié prix, la fébrile excitation ferait-elle monter votre pression sanguine ? Bref, pour qu’une série B corresponde à une réelle demande, il faut nécessairement que le pipier qui y prête son nom, soit une vedette. Remarquez qu’il ne faut pas pour autant être une star mondialement célébrée. Un pipier qui travaille avant tout pour son marché local, peut lui aussi jouir d’une réputation cinq étoiles qui fait de lui une star locale. Pierre Morel en est le parfait exemple. D’ailleurs sa série Magma prouve clairement qu’il y a un réel débouché pour des Morel au prix cassé.

Mais comment définir ce qu’est un prix cassé ? Personnellement je suis convaincu qu’il ne sert à rien pour un pipier qui a l’habitude de vendre ses pipes pour 700 euros, de vous proposer une série B à 400 euros. La clientèle qui est prête à débourser 400 euros est fondamentalement la même que celle qui considère des achats à 700 euros. Bref, cette stratégie ne servirait à rien puisqu’elle ne permettrait pas à notre pipier d’attirer une nouvelle clientèle. Il me semble donc indispensable que la différence de prix entre une série A et une série B soit suffisamment grande pour que le consommateur voie clairement qu’il s’agit de deux créneaux bien distincts. A cet égard, il est judicieux, me semble-t-il, de bien mettre en évidence cette distinction au moment du baptême de la série B. J’admets que des noms comme Sara Eltang ou Winslow Crown attirent puisqu’ils semblent garants de qualité, mais le risque de confusion entre les séries A et B et donc de contamination de la marque A en cas de déception causée par la gamme B, est réel. Il faut à tout prix éviter des commentaires publics du genre : Et ben, je ne pige rien à la réputation d’Eltang parce que j’en ai acheté une et je te jure que mes Chacom n’ont rien à lui envier. Mieux vaut donc un nom complètement différent : une Ligne Bretagne n’est pas une vraie Trever Talbert et une BriarWorks n’est pas une authentique Todd Johnson. Ca, au moins, c’est clair et net.

Il est d’ailleurs impératif que l’artisan communique clairement et ouvertement pour expliquer la différence entre ses séries A et B. Cette leçon, Thierry Melan l’a apprise à ses dépens. En communiquant malhabilement, il avait laissé planer un doute : n’y avait-il pas certaines pipes de la série A, présentées comme des faites main, qui appartiendraient plutôt à la série B, faite à partir de têtes prétournées ? Résultat : d’abord des accusations portées dans un blog, puis le tollé général dans un forum. Pour le pipier en question, c’est bien évidemment le cauchemar.

Bien. Le pipier vedette haut de gamme est prêt à lancer sa série B : il a décidé de démarquer les prix de 60% et il a trouvé un joli nom. Reste maintenant à savoir comment il va faire pour vous proposer à prix cassés de belles pipes bien faites qui ne pourront pas mettre en péril sa réputation, tout en faisant du bénéfice. Plusieurs scénarios sont envisageables, mais les uns sont nettement plus intelligents que les autres. Du moins à mon avis. Examinons donc les stratégies qui ont déjà été mises en pratique par différents pipiers.

1 le système Claessen

pipes serie b

L’idée qui se trouve à l’origine de la série Lotus est louable : Claessen brade ses prix tout en nous proposant des pipes entièrement faites main dont les caractéristiques sont très proches de celles de sa gamme habituelle. Pour ce faire, il limite le nombre de formes et il produit d’un trait plusieurs exemplaires du même modèle, ce qui lui fait gagner du temps puisqu’il ne doit pas modifier les réglages de son tour. Il s’agit donc de pipes qui sont fondamentalement taillées comme leurs grandes sœurs par l’artisan lui-même à partir de plateaux et de barres d’ébonite ou de cumberland. Elles se vendent à des prix défiant toute concurrence, notamment entre 130 et 170 euros. Ce sont donc sans conteste d’incroyables affaires. C’est pour cette raison que je me pose des questions sur la viabilité d’une telle stratégie. Le mode de production des Lotus est tellement proche de celui des authentiques Claessen que Dirk risque de se faire lui-même concurrence. Cette série joue-t-elle vraiment son rôle de produit d’appel ? Je ne le crois pas. Comme le client obtient une pipe entièrement faite main, très similaire à une pipe de la série A, pourquoi ressentirait-il l’envie de payer à l’avenir deux à trois fois plus pour une vraie Claessen ? Au contraire, il n’est pas exclu que la clientèle existante saute à son tour sur ces aubaines plutôt que d’envisager l’achat d’une nouvelle série A. Conclusion : il faut nécessairement que les caractéristiques et le mode de production de la série B soient clairement différents de ceux de la série A, sinon le pipier risque une perte d’intérêt du consommateur pour la gamme qui fait vraiment vivre l’artisan. En ce sens, le système Claessen me paraît un business plan plutôt suicidaire.

2 le système Talbert/Enrique

pipes serie b

Trever Talbert et David Enrique présentent respectivement la Ligne Bretagne et la Gamme DE de la même façon : il ne s’agit pas de véritable fait main, mais de hand finished. Tous deux ne taillent pas les têtes, mais emploient de vieilles ébauches. C’est donc en quelque sorte du préfabriqué. Trever Talbert se contente par ailleurs de monter ces ébauches de tuyaux moulés et non pas taillés dans la masse, alors que David Enrique opte pour des tuyaux faits main. En tout cas, il est clair que le mode de fabrication de ces séries B n’est pas du tout le même que pour la série A et d’ailleurs sur leurs sites web, les deux pipiers communiquent clairement cette différence. Bref, alors que Dirk Claessen souligne les similarités entre ses deux gammes, Talbert et Enrique attirent l’attention sur les différences.

Personnellement, je suis convaincu que le système Talbert/Enrique est commercialement parlant plus judicieux que celui de Claessen. D’une part l’utilisation de têtes prétournées leur permet de gagner du temps en comparaison avec Dirk qui taille lui-même les têtes des Lotus. Puisque tous trois pratiquent des tarifs fort similaires, il est donc logique de supposer que David et surtout Trever font plus de bénéfice sur une pipe de la série B que Dirk. D’autre part, comme les différences entre une Talbert et une Ligne Bretagne et entre une Enrique et une Gamme DE sont nettement plus claires et nettes qu’entre une Claessen et une Lotus, les séries B de l’Américain et du Français risquent nettement moins de concurrencer leurs séries A. Il s’agit de véritables produits d’appel : ils permettent au pipophile de faire connaissance avec par exemple les passages d’air bien ouverts, les lentilles percées en V et dans le cas d’Enrique, les becs confortables qu’on retrouve bien évidemment aussi sur les séries A, mais sans pour autant lui offrir tous les attraits, voire la mystique d’une pipe entièrement faite main. Bref, le client qui a testé et approuvé une Ligne Bretagne ou une Gamme DE, aura envie, s’il peut se le permettre, de s’offrir un jour une authentique Talbert ou Enrique. Si mon humble Gamme DE est déjà si bonne et confortable, je me demande ce que doit donner une vraie Enrique. Voilà ce que doivent se dire pas mal de pipophiles qui découvrent l’œuvre de David par le biais de sa série B. Et cette réflexion-là, teintée de tentation, déjà porte en elle la promesse d’un achat prochain. Mission accomplie pour le pipier.

Restent ceux qui ne seront jamais prêts à payer le montant qu’il faut pour s’offrir une série A. Pour eux, le système Talbert/Enrique constitue une intéressante alternative aux pipes dites industrielles. Ainsi Trever et David visent non seulement le créneau haut de gamme, mais également celui de la pipe plus démocratique. Bien sûr, cette remarque est également valable pour le système Claessen, mais pour Dirk qui passe par définition plus de temps sur une Lotus, ce créneau est financièrement parlant moins intéressant.

3 le système Morel

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Quoique, tout comme les Lotus, la série B de Pierre Morel, baptisée Magma, soit entièrement faite main, l’approche du vieux maître français fait preuve de bon sens commercial. Un ébauchon au grain nul de chez nul, un plateau balafré par cette harpie de Mère Nature, pas de problème : plutôt que de les jeter à la poubelle, Pierre Morel les récupère, les rustique et pas n’importe comment mais avec une patte sûre, immédiatement reconnaissable et du plus bel effet, et les commercialise à des prix plus qu’intéressants. Vu son impressionnante expérience et son outillage performant, lui, il peut se le permettre puisqu’il travaille à un rythme époustouflant et avec une efficacité de robot.

Ces Magma, ce ne sont donc pas des produits d’appel ou en tout cas pas avant tout, mais de la récup pure et simple. Même si la marge doit être minimale, c’est toujours mieux que rien. Bref, c’est du bon sens de montagnard. D’autant plus que ces fameuses Magma ne sont pas considérées par la clientèle du pipier phare jurassien comme des séries B, c’est-à-dire comme des Morel de pacotille, mais comme des aubaines sur lesquelles il faut sauter sans hésiter. Résultat : une clientèle contente et un pipier qui arrondit ses fins de mois. Bien vu.

4 le système Johnson/Eltang

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Il faut saluer le pipier vedette américain Todd Johnson et la légende vivante qu’est Tom Eltang pour avoir résolu la quadrature du cercle. Vu leur stature de vedette incontournable, leur seul nom fait rêver bien des pipophiles. Or, parmi ceux qui bavent devant leurs pipes, il y en a finalement peu qui peuvent ou qui veulent s’offrir une authentique Johnson ou Eltang. Bref, malgré tout l’intérêt que suscitent les Eltang et les Johnson parmi les fumeurs avertis, les prix vraiment élevés les rendent inaccessibles. Ces pipiers sont en quelque sorte les victimes de leur propre succès. Or, s’ils se décidaient à proposer une gamme de pipes nettement plus abordables en appliquant le système Claessen ou Talbert/Enrique par exemple, ils seraient obligés de baisser sensiblement leur tarif horaire. Serait-ce pour eux financièrement intéressant ? Rien n’est moins sûr. Et pourtant tous deux ont lancé des gammes de pipes qui s’adressent à un large public. En faisant appel à des mains mercenaires, mais pas n’importe comment. Pas bête, ça.

A l’heure où j’écris ces lignes, la série Sara Eltang n’est momentanément plus produite, mais ici et là on en trouve encore des exemplaires. Il s’agit de modèles simples à tailler, montés de tuyaux en acrylique non pas faits main, mais hand finished. En outre, Tom annonce clairement qu’il ne faut pas attendre sur ces pipes le même grain époustouflant que sur une authentique Eltang. Pour le reste il nous donne des garanties en béton : elles sont conçues et exécutées avec le même soin que leurs sœurs prestigieuses, elles sont toutes taillées dans l’atelier même d’Eltang dans du bois de chez Mimmo et c’est le pipier star lui-même qui s’occupe de leur finition. Il y en a même qu’il aura lui-même produit de A à Z. Pourtant le prix d’une jolie Sara Eltang lisse n’excède pas les 200 euros. Comment est-ce possible ? Parce que pour fabriquer cette série, Tom a engagé de l’aide : tout d’abord son épouse Pia, mais aussi des pipiers scandinaves compétents mais moins célèbres que lui, tels Kurt Hansen ou Lars Jönsson.

Il est clair qu’il ne s’agit pas là de produits d’appel. Il est en effet peu probable que le client satisfait de sa Sara passe ensuite à une Tom quatre fois plus chère. Par contre, cette série permet au commun des mortels de s’offrir à petit prix une pipe qui est digne de porter le nom d’Eltang. Succès commercial assuré.

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De son côté, Todd Johnson, brûlant d’ambition et jamais à court d’idées, a opté pour une approche autrement plus radicale. Avec le perfectionnisme qu’on lui connaît, il a tout simplement bâti sa propre manufacture dans le but d’y produire en série les pipes techniquement les plus irréprochables au monde. Rien que ça. Avec son associé et ancien élève Pete Prevost, il a donc lui-même conçu, construit et réglé toutes les machines. Et comme il a formé et guidé pendant une décennie toute une génération de pipiers américains, il en a engagé quelques-uns, bien évidemment triés sur le volet. Voilà que la société BriarWorks était née. Depuis 2014 elle produit à Nashville trois séries de pipes toutes dessinées par Todd Johnson ou Pete Prevost : les Icarus, les Neptune et les calabash BriarWorks.

Prenons la BriarWorks calabash en guise d’exemple. Ces jours-ci, le prix d’une calabash non pas taillée dans une gourde mais en bruyère, sertie d’un fourneau amovible, faite par un pipier de renom, s’écrit en quatre chiffres. Pour vous offrir une pipe pareille taillée par Todd Johnson qui maîtrise ce tour de force avec une incontestable autorité, il faut débourser plusieurs milliers de dollars. Et voilà que désormais une copie conforme produite chez BriarWorks vous coûte entre $300 en finition rustiquée et $550 pour la version lisse claire avec du très beau grain. Plateaux de chez Mimmo. Oil curing maison. Perçages parfaits. Ponçage à la main style high grade. Teinture à contraste. Choix entre plusieurs bagues et tuyaux. Moi, je dis chapeau, d’autant plus que ces calabash sont absolument magnifiques. Pas étonnant donc qu’elles se vendent comme des petits pains.

Les Icarus se vendent entre $110 et $200, les Neptune entre $175 et $300. Au niveau de l’exécution technique, ces pipes mi-machinales, mi-artisanales n’ont pas grand-chose à envier à des pipes entièrement faites main par un artisan doué et consciencieux. Dès lors, pour tout pipophile qui s’intéresse davantage à la qualité intrinsèque de ses achats qu’à leur signature, les pipes sortant de l’atelier BriarWorks sont des affaires en or. Sans conteste, en proposant ce genre de série B, Todd Johnson a créé de toutes pièces un business model intelligent et vraiment intéressant. Il mérite largement une salve d’applaudissements.

5 le système Barbi

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Bavard et débordant d’enthousiasme qu’il était, Rainer Barbi m’a annoncé à plusieurs reprises, mais sans en révéler les détails, le projet qui le tenait vraiment à cœur : offrir l’esthétique et la qualité d’exécution Barbi au fumeur de pipes terre à terre. Ce projet, il le voyait même comme l’héritage qu’il laisserait après son décès : la production de ses créations ne cesserait pas après son départ définitif. Peu avant sa mort, Rainer Barbi a donc conclu un accord avec le fabricant de pipes hollandais Gubbels, connu pour ses marques Big Ben, Hilson et Bentley. Gubbels s’est alors mis à fabriquer sous la supervision de Barbi une série de pipes dessinées par le maître allemand. Selon la finition, leur prix se situe entre 190 et 350 euros.

Je vous avoue que d’emblée je me suis posé des questions sur la viabilité de cette alliance germano-hollandaise. Pour le client typique du catalogue de Gubbels, ces pipes sont vraiment coûteuses. Et je suis certain que le pipophile amoureux de l’œuvre de Barbi ne les considère nullement comme des Barbi à prix d’appel, mais comme des industrielles faites par des ouvriers anonymes. Elles n’ont donc nullement le charme d’une pipe d’artisan. C’est à se demander s’il existe réellement une clientèle pour ce genre de pipes. D’ailleurs, en écrivant cet article, j’ai constaté que la page du site web de Gubbels consacrée aux modèles de Rainer Barbi a tout simplement disparu, alors qu’un commerçant en ligne allemand a annoncé qu’il lui reste quelques pipes de cette série, mais que la production a été arrêtée. Le système Barbi s’est donc avéré un enfant mort-né. Barbi, pourtant quelqu’un de remarquablement lucide, aurait dû le savoir : une Stanwell dessinée par Sixten Ivarsson ou par Tom Eltang, n’a jamais été perçue comme une série B de ces artisans prestigieux, mais reste tout simplement une Stanwell.

Conclusion : deux approches sur cinq me semblent pécher contre des règles fondamentales. D’un côté, le lien entre le pipier et sa série B doit être évident, c’est-à-dire que le consommateur doit être convaincu que malgré le prix cassé, la pipe qu’il s’offre, reste un produit artisanal empreint du style et du savoir-faire du pipier en question. C’est là que le bât blesse dans le cas des Barbi produites chez Gubbels. De l’autre côté, si la différence entre une pipe de la gamme A et une autre, deux ou trois fois moins chère, de la gamme B n’est pas suffisamment claire, à coup sûr le pipier finira par concurrencer lui-même sa gamme A. C’est, me semble-t-il, le cas de Dirk Claessen.

Pour terminer, une mise en garde à l’intention des pipiers. C’est grâce à la limitation du nombre de formes, à l’utilisation d’éléments préfabriqués, à la production en série sans devoir changer les réglages de l’outillage, au gain de temps, à l’emploi de bois moins bien flammé, que vous pouvez brader vos prix. Il faut que votre clientèle s’en rende compte et l’accepte. Refusez donc catégoriquement dans cette gamme-là des commandes des petits profiteurs qui voudraient du sur mesure au prix d’un produit standardisé.