Secp et Bcp

par Gerald Müller

06/01/08

La prohibition du tabac avait grandement affecté les fumeurs de cigarettes dont le nombre diminuait si rapidement que l’on finit, en cherchant bien, par n’en plus trouver qu’une misérable poignée – que l’on conserva, du reste, pour servir d’exemple aux générations montantes. Il faut dire que la mode aidant, ils étaient devenus la cible principale de l’Etat qui n’aime rien tant que de se préoccuper de la santé et du bien-être des populations. Et avec de tels résultats, il ne se passait pas de jour sans que l’un ou l’autre des ministères concernés ne retentît des cris de joie du ministre et des congratulations de ses proches collaborateurs, le tout sur fond de bouchons sauteurs et de coupes entrechoquées. Dame ! L’on était bien en droit de se congratuler, vu que l’on sauvait les gens malgré eux ! Au vrai, l’on était tellement en droit que l’on fut très vite rejoint par les collaborateurs plus éloignés, et même par les ministères non concernés et leurs régiments de fonctionnaires qu’attiraient les ploucs et les glouglous de toute sorte. Cela dura un certain temps, lequel s’étira tel que cela se mua en habitude, d’abord gentille, puis, par la force des choses alcoolisées, de plus en plus contraignante. A se réjouir et se répandre ainsi en satisfactions mutuelles et réciproques, l’Etat, et l’ensemble de son respectable appareil (y compris le nouveau et fort prometteur ministère de la vertu nationale), sombra dans un alcoolisme que l’honnêteté, et l’article B-3992 du Code du Travail, obligent à qualifier de maladie professionnelle.

Cette situation déprimante pour la population sevrée de son tabagisme ancien qui se demandait si elle devait ou non emboîter le pas de l’autorité pour tromper son nouvel ennui, eut pour effet principal et inattendu, de permettre à la minorité agissante des fumeurs de pipes de s’adonner en toute quiétude à sa passion, vu, premièrement, que les fonctionnaires précédemment décrits n’avaient pas pensé à s’occuper de cette catégorie de fumeurs, et vu, deuxièmement, qu’étant données les occupations festives auxquelles ils se livraient présentement, ils n’étaient plus en mesure de le faire. L’on fumait donc encore dans le pays, en gourmets naturellement, et même philosophiquement, comme il est de tradition et sied aux fervents disciples de Sir Walter Raleigh – qui se rendit sur l’échafaud en tirant sereinement les dernières bouffées de sa vieille pipe en terre sertie d’argent.

La grise mine des sevrés obligés, la joie rubiconde des fonctionnaires, la satisfaction discrète des fumeurs de pipes, tout cela constituait une belle harmonie qui eût pu perdurer, n’eût été l’empressement professionnel d’un obscur employé aux écritures du ministère de la santé, que la fragilité de sa constitution physique, et particulièrement de son foie, obligeait à se priver des libations. Ce misérable, aigri et bileux, sec comme une courgette d’été oubliée en fond de jardin jusqu’à l’automne et jaune comme un coing atrabilaire, ce misérable donc, s’avisa de l’existence quasi clandestine des pétuneurs, existence dont il prit offense par-devers lui. Il diligenta une enquête, fit des comptes, refit d’autres comptes, additionna, soustraya, divisa, et parvint à la conclusion fort impressionnante que voici : la population des fumeurs de pipes s’élevait en ce pays vertueux au nombre de 257 892, non compris ceux qui avaient échappé à son recensement personnel. Son sang ne fit qu’un tour (car son foie engorgé bouchonnait volontiers) : il alerta sa hiérarchie. Non sans difficulté du reste, car l’état d’alerte, de niveau cinq il est vrai, fonctionna fort approximativement au sein de l’administration, on le sait désormais, puissamment imbibée. Quoi qu’il en fût, l’on s’émut de l’importance de ce groupe quasi clandestin et l’on décida fort gaillardement de prendre le fumeur par sa pipe. « Confiscation immédiate et sans recours de l’objet délictueux ! » avait déclaré le ministre adéquat. Fragile du Foie fut gratifié d’une promotion, ce qui le consola de sa privation, et l’on retourna gaiement à ses occupations.

Au bout de quelques semaines, fort de son importance en cette affaire essentielle, Fragile du Foie décida de se rendre au tout nouveau Secrétariat d’Etat de la Confiscation des Pipes, le SECP, afin de prendre la mesure de l’état d’avancement de l’œuvre de salubrité publique dont il était l’heureux et inspiré promoteur. Quelle ne fut pas sa consternation de constater qu’en tout et pour tout, le hangar destiné au stockage des bouffardes ne contenait que quelques douzaines de bruyères et à peine trois écumes ! Il écuma, quant à lui, de rage, ce qui accentua la jauneur de son teint qui tira vers le citron, trépigna, invectiva le gardien présent et s’en fut rédiger un rapport accablant sur la négligence dont témoignaient les services du SECP. Il fit tant et si bien que, autant par acquit de conscience que pour se débarrasser du grincheux, on lui attribua l’inspection générale du nouveau secrétariat d’état. Il obtint par cette promotion inespérée, le type de fonction auquel il avait toujours aspiré, et, fort satisfait, estima que son destin citoyen était tout tracé – comme le plan auquel il avait longuement songé et qu’il se dépêcha de mettre en œuvre. Car au cours de son enquête solitaire, il n’avait pas été sans remarquer une particularité propre à l’ensemble des fumeurs de pipe et qui permettait de les reconnaître au premier coup d’œil. Exercé bien sûr, le coup d’œil – cela va sans dire. En effet, en s’adonnant à leur vice, les pétuneurs se servent souvent de l’un de leurs deux auriculaires pour tasser les cendres de leur tabac au cours de sa combustion, ce qui a pour effet de conserver à l’extrémité dudit doigt, une marque noire qui n’était pas sans évoquer à l’esprit jésuitique de Fragile du Foie, la marque de la bête telle qu’on peut en prendre connaissance dans l’Apocalypse qui clôt l’Ecriture Sainte. Consigne fut donc donnée aux Brigades de Confiscation des Pipes, les BCP, de repérer les auriculaires infamants et de s’assurer de leurs propriétaires. Les résultats ne se firent pas attendre. En quelques jours le butin passa de quantité négligeable à quantité plus du tout négligeable, puisque l’on ne compta pas moins de trente mille objets délictueux, classés, répertoriés, enregistrés au SECP. Fragile du Foie, satisfait, retourna à sa couleur jaune habituelle aussi rapidement que les pipes s’entassaient dans le hangar officiel.

Tout n’était pas dit cependant, car face à cette répression sauvage, la résistance s’organisa. Des comités clandestins apparurent dans tout le pays qui furent le siège d’un débat passionné duquel émergea l’idée que si les auriculaires trahissaient les fumeurs de pipe, les fumeurs de pipe se devaient de supprimer le mal à la racine, ou plutôt en cette occurrence, de trancher dans le vif. L’on décida donc que pour échapper à la vigilance des BCP, chaque pétuneur digne de ce nom aurait à se séparer de la dernière phalange de son petit doigt préféré. Ce qui fut fait, et en silence, Sir Walter Raleigh m’en est témoin. Bernés par ce stratagème, les sbires du SECP de nouveau bredouilles, bredouillèrent des explications confuses dont Fragile du Foie ne comprit pas un traître mot, et la répression mourut de sa belle mort. Fragile du Foie, déclassé, réintégra son service d’origine avec réduction correspondante de ses émoluments. Il vira également et définitivement citron, tandis que ses ennemis, revenus à leur confortable anonymat, jouissent aujourd’hui encore des bienfaits nombreux et méconnus de leur paisible activité.

Moralité : si la bêtise est universelle, la connerie, elle, est toujours officielle.





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