Ca bouge à l'est !

par Erwin Van Hove

07/03/11

Il y a dix ans, même les pipophiles les plus connaisseurs étaient incapables de citer ne fût-ce qu’un seul nom de pipier russe ou ukrainien. Depuis, les choses ont changé. Radicalement. Qui parmi vous n’a pas encore admiré, bouche bée, les déconcertantes créations de Michael Revyagin ou les chefs-d’œuvre de Victor Yashtylov ? Et qui peut encore ignorer l’existence d’artisans-pipiers russes et ukrainiens maintenant que des commerces américains et européens tels que Smokingpipes, Smokers’ Haven, Quality Briar, NeatPipes, Pfeifenstudio Frank, voire la Compagnie des Pipes se sont mis à distribuer des pipes de Shekita, Ailarov, Cherepanov, Grechukhin, Ponomarchuk ? Et croyez-moi, ce n’est qu’un début. Parce que derrière les frontières Est de la Communauté Européenne se prépare une vague déferlante.

Comment se fait-il qu’à une allure vertigineuse la Russie et l’Ukraine sont en train de se transformer en un nouvel El Dorado de la pipe ? Les raisons sont à la fois diverses et logiques. Après l’implosion de l’URSS et la course effrénée au capitalisme qui s’en est suivie, d’une part une classe moyenne a commencé à se développer et d’autre part de véritables fortunes se sont constituées. Par conséquent y est né un marché du luxe. L’œuvre des plus grands pipiers scandinaves, allemands, américains et japonais a été importée et proposée à une clientèle de collectionneurs et de passionnés nantis. Parallèlement l’internet s’est répandu et démocratisé, ce qui a permis aux citoyens russes et ukrainiens de découvrir à la fois les images et les prix des pipes d’artisan. Evidemment, ces images ont fait rêver, ont inspiré, ont fini par susciter des vocations. D’autant plus que, si toutes ces photos alléchantes ont créé bien des envies, les prix, eux, ont dû couper l’appétit du pipophile aux moyens financiers limités. Il n’est donc pas étonnant que certains aient décidé de tenter de fabriquer eux-mêmes ces objets inabordables. D’aucuns ont même dû se dire que la pipe pourrait bien devenir une source de revenus intéressante.

Grâce à l’internet, ces pipiers en herbe arrivaient par ailleurs à s’informer sur l’outillage nécessaire et à acheter des matières premières de qualité. Et puis, les premiers Russes, comme Victor Yashtylov, sont apparus sur Pipemakersforum.com, le groupe de discussion américain où des pipiers chevronnés répondent aux questions des novices. Certains ont même fait le pèlerinage au pipe show de Chicago. Et comme, petit à petit, la Russie est devenue un marché d’exportation pour les artisans occidentaux et japonais, ces maîtres-pipiers ont commencé à se rendre aux pipe shows organisés dans ce marché prometteur. Bref, les jeunes loups russes et ukrainiens se sont mis à côtoyer la fine fleur du paysage international pipier.

Voilà qu’un triumvirat s’est démarqué et a capté l’attention des collectionneurs les plus blasés. En un temps record Victor Yashtylov, Michael Revyagin et Sergey Ailarov sont devenus de véritables stars de la high grade. Et dans leur sillon, toute une ribambelle d’aspirants-pipiers se sont mis au travail, dont certains, à leur tour, ont fini par se tailler une place au soleil et par jouir d’une renommée grandissante. Et ce succès de plus en plus évident attire, motive et enthousiasme de nouveaux prétendants, d’autant plus que désormais est né un forum en ligne où toute une série de pipiers établis aux quatre coins du vaste territoire russophone discutent de technique et d’esthétique, commentent les œuvres des uns et des autres, échangent des informations et des conseils.

Un dernier facteur qui explique la récente croissance exponentielle du nombre de pipiers russes et ukrainiens, est d’ordre purement économique : selon les témoignages de plusieurs artisans néophytes, ce sont la crise économique et le chômage qui les ont poussés à faire leur métier de ce qui, avant, n’était qu’un simple hobby.

Il est grand temps de partir à la découverte du paysage pipier dans ces deux nations qui viennent de rejoindre le cercle restreint des pays producteurs de pipes. Remarquez que ce n’est pas exactement une sinécure. Loin s’en faut. Tout d’abord, il y a une barrière linguistique de taille : la plupart des pipiers ne connaissent aucune langue occidentale et évidemment tous les sites web sont à déchiffrer au moyen d’un logiciel de traduction. Or, Dieu sait qu’en matière de traduction électronique, les informaticiens ont encore du pain sur la planche ! Et puis, bon nombre des artisans russes et ukrainiens ne disposent ni de détaillants qui commercialisent leur œuvre, ni d’un site web de vente. Pour trouver des traces de l’existence de ces pipiers inconnus en Occident, il faut donc partir à la recherche de blogs et d’albums web Picasa, et fouiner dans les forums russophones. Bref, même si l’aperçu que je m’apprête à vous présenter, peut sembler passablement complet, en réalité, il ne prétend nullement à une quelconque exhaustivité.

1 Info pipière / Forums

Plusieurs de mes sources se rejoignent pour désigner l’AIPC, l’Armenian International Pipe Club, comme LE forum en langue russe. Et en effet, des dizaines de pipiers russes et ukrainiens en sont membres. Une chose est sûre : c’est un groupe de discussion très actif et la section consacrée aux pipiers locaux est une inestimable source d’information sur ce qui bouge sur le territoire russophone. A découvrir.

Voici par ailleurs l’adresse d’un autre forum bien étoffé, mais qui accorde une attention moins marquée aux pipiers locaux.

Parmi les blogs que j’ai pu trouver, il y en a un qui se distingue par la richesse de son contenu et par ses belles illustrations.

2 Commerces

Décidément, toute vaste qu’elle soit, la terre russe n’est pas exactement infestée de civettes en ligne. En plus, ces commerces semblent s’intéresser davantage aux pipes venues des quatre coins du monde qu’à la production locale. La plupart du temps on n’y trouve que des pipiers qui sont également proposés en Occident, par exemple Ailarov, Shekita, Grechukhin, PS Studio.

http://artisanpipes.com/sale/Russian.shtml
http://www.tabachok.ru/
http://www.pipeshop.ru/

http://gevorg.net/, le seul commerce avec lequel j’ai personnellement fait affaires, est l’exception qui confirme la règle : on y trouve des pipiers comme Nazarenko, Aivazovsky, Savenko, Ryzhenko, Brishuta, Berezhnoy introuvables ailleurs. Par ailleurs, le propriétaire est un passionné qui est très actif dans le forum AIPC. La communication en anglais avec un interlocuteur charmant et serviable s’est déroulée sans problèmes et de façon rapide et efficace. En plus, ce commerce accepte les paiements Paypal et propose des garanties qui semblent en béton. Recommandé.

3 Pipiers

Comment vous les présenter ? Je pourrais le faire dans un ordre alphabétique et en vous bombardant de données biographiques. Mais est-ce vraiment intéressant d’apprendre que X est né en Tchétchénie mais officie désormais à Moscou ou que Y était électricien avant de devenir pipier ? Il me semble autrement plus passionnant de découvrir l’œuvre de ces artisans et d’avoir une idée sur la qualité de leurs produits. J’ai donc opté pour une double approche. Plutôt que de rédiger des commentaires, je privilégie les images représentatives du style et de la maîtrise de chaque pipier présenté. En outre, je me suis permis de classer ces pipiers en cinq catégories, ce qui vous donnera, du moins je l’espère, une indication sur la place qu’ils occupent dans la hiérarchie.

Il va de soi que ce genre de classement n’est ni définitif, ni parfaitement objectif. Je me rends bien compte qu’il est discutable et que dans certains cas il peut paraître injuste. Il est donc nécessaire que je vous présente d’emblée les critères selon lesquels j’ai défini les catégories.

  1. quintessence
    Les pipiers qui jouent à échelle internationale dans la cour des grands, tant au niveau esthétique que technique. Ils sont considérés par leurs pairs et par les collectionneurs avertis comme des vedettes incontournables.
  2. high grade
    Les pipiers dont la production trahit une vraie maîtrise des formes et une évidente sensibilité esthétique. Ils travaillent avec de la bruyère de qualité et font leurs tuyaux à la main. Leurs montages, finitions et becs sont, ou seront bientôt, d’une qualité similaire à ce que propose la concurrence internationale dans le créneau dit high grade. Ils ont donc le potentiel de concurrencer tôt ou tard les pipiers haut de gamme scandinaves, allemands, américains etc.
  3. mid grade
    Une catégorie plus large et moins strictement définie. On y trouve les pipiers prometteurs mais qui ne sont pas encore suffisamment chevronnés pour garantir une qualité technique et esthétique constante, ceux qui visent avant tout un bon rapport qualité/prix sans aspirer à l’excellence, ceux qui livrent du travail techniquement correct mais dont le sens esthétique est parfois peu convaincant, ceux qui emploient des tuyaux préfabriqués, ceux qui font des pipes respectables mais dont le bois n’est pas exactement exempt de défauts visibles, etc. Bref, il s’agit de pipiers capables mais qui n’offrent ni la maîtrise formelle ni la qualité d’exécution et de finition qu’on est en droit d’attendre d’une vraie haut de gamme.
  4. industrielles
    C’est simple, clair et net : il s’agit de pipes qui n’ont pas été faites par un artisan, mais par des ouvriers anonymes dans une fabrique.
  5. travail d’amateur
    Les pipiers vraiment débutants qui ont encore d’énormes progrès à faire et ceux dont le manque de vrai talent ou de matières premières de qualité visiblement ne les prédestine pas à une carrière professionnelle.

Ces explications faites, passons sans tarder à la parade de trente-neufs pipiers établis en Russie ou en Ukraine.

1 Quintessence

Sergey Ailarov

Michael Revyagin

Victor Yashtylov

2 High Grade

Armen Aivazovsky

Yuri Aksenov

Sergey Cherepanov

Vladimir Grechukhin

Alexey Kharlamov

Roman Kovalev

Nikolai Kozyrev

Maxim Nazarenko

Aleksander Ponomarchuk

Andrey Savenko

Konstantin Shekita

Valeriy Shevchenko (Yabuhebi)

Boris Starkov

3 Mid Grade

Sergei Akimov

Alexander Berezhnoy

Alexander Brishuta

Valery Chapkovsky

Sergei Demin

Stanislav Kamensky

Leonid Kobychev

Eugeni Looshin

Alexander Penkov

André Peschke

PS Studio

Valeriy Ryzhenko

Alexandr Saharov

Sergey Sakirkin

Zinovi Seniak

Artem Shcherbak

Vladimir Zlobin

4 Industrielles

Golden Gate

5 Travail d'amateur

Sasha Gavrison

Andrei Orlov

Rodiin

Ruslan Sharyga

Alexander Ulitin

Au terme de cet aperçu, pouvons-nous conclure qu’il existe un style russo-ukrainien reconnaissable ? La réponse n’est ni simple ni univoque. Il est incontestable qu’au sein du paysage pipier international, le langage formel avant-gardiste de Revyagin, les bruyères patiemment ciselées de Shekita, les pipes-reptiles de Kharlamov se démarquent par leur débordante créativité et par leur caractère foncièrement original. Mais on ne peut sûrement pas dire que ces individualistes incarnent un style national. L’œuvre de Grechukhin emprunte visiblement au style BCBG danois ; certaines Kovalev ressemblent à s’y méprendre à des Roush ; Cherepanov taille des Ramses ; il est arrivé à Yashtylov de s’inspirer de modèles de Negoita et de Gotoh. Bref, les Russes et les Ukrainiens ne vivent pas sur une île et bien évidemment subissent l’influence de l’élite internationale. Et cependant, même s’il n’est pas question d’un véritable style russo-ukrainien à proprement parler, je dois avouer que certains éléments récurrents me frappent.

Probablement faute de cabines de sablage, plusieurs artisans se sont concentrés sur les techniques de guillochage et ont développé des méthodes de rustication novatrices qui aboutissent à des effets visuels originaux et du plus bel effet. D’ailleurs, divers pipiers font montre d’une maîtrise du travail du bois assez exceptionnelle et, en outre, ne rechignent pas devant les heures de travail supplémentaires que doivent leur coûter ces virtuoses procédés de sculpture et de ciselage. Serait-ce dû au fait que ces stakhanovistes sont condamnés à œuvrer avec de la bruyère de piètre qualité ?

Les Anglais aiment les bagues en argent. Les Allemands ont une prédilection pour les décorations en buis. Les Russes et les Ukrainiens, eux, semblent favoriser les extensions en corne. Voilà une autre caractéristique stylistique qui me frappe. Mais la particularité qui, à mes yeux, définit le mieux l’esthétique et la sensibilité russo-ukrainiennes, c’est la soif des rondeurs, c’est la fascination jamais assouvie devant les formes sensuellement sphériques. La boule voluptueuse dans toutes ses déclinaisons, voilà la pipe russe par excellence. C’est pourquoi j’estime que le plus russe de tous les pipiers russes, c’est Sergey Ailarov. Il est en effet le maître incontesté des intarissables variations sur le thème de l’apple. Et que ses apples soient droites ou courbes, qu’il s’agisse de compositions élancées et raffinées ou au contraire trapues, sous forme de brûle-gueules, elles respirent toujours un équilibre et une harmonie qui frisent la perfection. In der Beschränkung zeigt sich der Meister, disait Goethe. Et chez le maître russe, le principe du less is more ne risque jamais d’aboutir à un minimalisme glacial : ses formes à la fois gracieuses et gourmandes, aux proportions irréprochables, ses teintes chaudes, ses finitions chatoyantes incitent à un hédonisme sans réserves.

Entre l’univers iconoclaste de Revyagin et le classicisme contemporain d’Ailarov, la Russie et l’Ukraine balancent. C’est dire que l’absence de style national est largement compensée par un éclectisme qui ne peut être qualifié que d’enrichissant pour quiconque prend la peine de partir à la découverte de cette cohorte toujours grandissante de talents divers.

Si au terme de cet article, vous ressentez l’envie d’apprendre à mieux connaître l’œuvre de quelques-uns des pipiers présentés ici, j’ai le plaisir de vous annoncer que sous peu je vous soumettrai une suite dans laquelle je vous ferai part de mes expériences personnelles avec les pipes russes et ukrainiennes que j’ai récemment importées.