Prêcher pour la paroi

par Erwin Van Hove

12/02/06

This pipe has very thick walls, hence it will be a great smoker. Cette pipe a des parois très épaisses et sera donc un excellent outil de fumage. Voilà ce qu’on lit régulièrement dans les descriptions sur Ebay et sur des sites de commerçants de pipes. Et j’ai parfois l’impression que dans pas mal de forums c’est devenu un dogme : plus les parois du fourneau sont épaisses, mieux la pipe se fumera puisqu’elle produira une fumée fraîche. Cette croyance tenace ne cesse de m’étonner.

A première vue, ce principe ne semble pas manquer de logique. D’ailleurs je possède plusieurs pipes avec des parois d’environ 1cm qui se distinguent en effet par leur comportement exemplaire. Toutefois, j’en ai d’autres d’une construction tout à fait similaire qui, elles, ne se font pas du tout remarquer par la qualité de leur fumage. Bref, il semblerait que des parois épaisses ne constituent pas vraiment une garantie de qualité. En plus, ces pipes à la carrure de docker présentent toutes un désavantage non négligeable.

Mon ami Mike Glukler, propriétaire du site www.briarblues.com et fin connaisseur, s’en tient à un principe très simple : au-delà de 50g une pipe ne l’intéresse plus. Ce poids est pour lui la limite de l’acceptable : une pipe plus lourde n’est pas confortable en bouche. Or, de plus en plus on voit des pipes de plus de 60g, voire de 80g. Certaines franchissent même la barre des 100g. De quoi faire deux pipes. Avez-vous déjà fumé une pipe pareille, calée entre les dents, pendant que vous vaquez à vos occupations ? Vous serez d’accord avec moi que ces bouffardes fatiguent la mâchoire. En plus, comme vous êtes obligés d’exercer plus de force sur le tuyau, le risque est réel que vous commencez à saliver dans votre bec.

Mais bon, peut-être qu’il faut simplement vivre avec ce désavantage évident puisque ce genre de pipe fume tellement frais. Mais est-ce vraiment le cas ? Ben, comment douter puisque tout un chacun peut le constater soi-même ? Une pipe aux parois épaisses chauffe moins, c’est un fait. Manifestement, la tête est moins chaude au toucher. Empirique. Irréfutable. Et je ne peux donc pas le nier. Or, j’ose avancer que si les données empiriques sont correctes, la conclusion, elle, ne l’est point.

Il va bien sûr de soi qu’au toucher les parois sont moins chaudes que celles d’une pipe moins costaude, vu que la chaleur est isolée davantage. Mais est-ce pour autant que la fumée qui arrive en bouche, soit plus fraîche ? Est-ce que la température de combustion du tabac serait moins élevée parce que l’herbe est brûlée dans un récipient épais ? On peut même se demander ce qui est le plus efficace pour tempérer la température : d’épaisses parois qui absorbent lentement une partie de la chaleur ou un foyer nettement plus mince qui évacue la chaleur et sur lequel l’air ambiant frais arrive à exercer une influence nettement plus grande ? Quoi qu’il en soit, des expériences ont été menées pour mesurer la température de la fumée à la sortie du tuyau. Il s’est avéré que la fumée des pipes massives n’était pas plus fraîche que celle de leurs cousines plus minces.

Pas mal de fumeurs chevronnés regrettent amèrement la grande époque des pipes anglaises d’antan. Selon eux, aucune marque, aucun pipier contemporains n’arrivent à produire des pipes qui, avec consistance, dépassent les caractéristiques au fumage et la saveur des vieilles British. Sans vouloir tomber dans une nostalgie aveugle, j’ai tendance à souscrire à cette thèse. Je suis forcé d’admettre que parmi mes toutes meilleures pipes, il y a un pourcentage élevé de pipes anciennes de facture anglaise. Or, ces favorites ne se font pas uniquement remarquer par leur comportement exemplaire. Elles présentent clairement une autre particularité frappante : elles ont des parois très minces et un poids de plume.

Permettez-moi de vous présenter deux favorites de mon harem pour illustrer mon propos. La première est une Dunhill Shell, modèle 56 de 1924. Cette billiard courbe classée groupe 4 est assez volumineuse pour l’époque à laquelle elle a été taillée, puisqu’elle a un fourneau qui fait 5cm. Même pour nos normes actuelles une pipe pas vraiment petite. En plus, le rebord du foyer est protégé par un épais et lourd anneau en argent. Cependant, cette Dunhill ne pèse que 30g. Il y a mieux. L’autre est une BBB hand made, une poker sablée qui daterait des années 20 ou 30 du siècle passé. Elle fait 4cm de haut, pèse exactement 22g et ses parois sont de 3mm seulement. Sa saveur est exquise, sa fumée fraîche et même au toucher elle ne chauffe absolument pas.

Mais qu’en est-il des pipes contemporaines ? La bruyère en moyenne nettement plus jeune qu’on est obligé d’employer aujourd’hui, ne permettrait-elle plus de faire des pipes légères et fines qui se fument parfaitement bien ? Serions-nous désormais condamnés à ne fumer que des bouffardes lourdes ? Je viens de parcourir toutes les pipes que j’ai achetées en 2005 à la recherche de celles qui s’avèrent des fumeuses de qualité supérieure. J’en ai retenu cinq : une Rad Davis prince, une Ligne Bretagne canadian, une Random calabash et deux Will Purdy, une poker et une woodstock. Aucune d’elles n’est évidemment une pipe surdimensionnée, mais il ne s’agit pas non plus de modèles minuscules. La plus lourde pèse 46g. On entend régulièrement prétendre que des pipes rustiquées ou sablées chauffent moins que les lisses, vu leur surface plus grande. C’est possible, voire assez logique. N’empêche que deux des cinq pipes mentionnées ci-dessus ont une finition lisse. Le facteur de la finition ne semble donc pas déterminant. Si j’étais d’ailleurs forcé de choisir mes deux favorites, croyez-moi un vrai dilemme, j’opterais pour les deux Will Purdy, l’une rustiquée, l’autre lisse. Leur exécution technique est parmi ce qui se fait de mieux aujourd’hui, leurs tuyaux sont parfaitement confortables et elles produisent toutes les deux une saveur profondément satisfaisante. L’une fait 4,5cm, l’autre 5,5 ; elles ont des parois entre 4 et 5mm ; leur poids est de 30 et 32g. Tout est dit.

Au terme de ce modeste article, j’espère vous avoir convaincu que l’idée tenace selon laquelle les pipes aux parois épaisses se fument mieux, n’est qu’un mythe. La combinaison d’une bruyère de qualité qui a été purifiée et séchée dans les règles de l’art, et du savoir-faire d’un pipier talentueux et motivé, voilà ce qui fait une bonne pipe. Alors point besoin de vous fatiguer la mâchoire et de mettre en péril la longévité de votre denture pour pouvoir jouir d’une pipe qui fume frais.