Le 7 avril dernier, un chaleureux membre de ce forum, Gilles Suisse, nous a fait honneur en écrivant un compte-rendu assez complet concernant une pipe fabriquée par celui qu’on pourrait actuellement appelé “le pipier du forum”. C’est avec beaucoup de curiosité que je me suis attelé à la lecture : l’un des principaux points abordés fut la question de la neutralité du précullotage, ainsi que la facilité de sa perception ou non. Pour le reste, soyons concis : notre cher Wolff semble bel et bien savoir faire des pipes confortables. Depuis, je peux confirmer ce point là, mais je ne m’y attarderai pas ici. Ce sera pour une prochaine fois. De la même manière, je ne me risquerai pas à rouvrir le débat du préculottage. À mon sens, il est quasiment perdu d'avance de convaincre une assemblée entière lors d'un débat publique de faire avec ou sans. À vrai dire, je pense sincèrement qu’il faut que chacun fume comme il le souhaite. Le plus important, c'est le plaisir qu'on tire d'une pipe accompagné d'un tabac fort sympathique. L'on cherche la satisfaction des sens, ou au moins du moment passé. De la même manière, personne n'aimerait qu'on le contraigne à manger tel genre de nourriture, à boire telle appellation dans le monde du vin, à écouter tel style musical sur sa chaîne audio, à subir tel réalisateur amoureux du cinéma, sous quelconque prétexte. Faites ce que vous voulez, mais prenez du plaisir en le faisant. Peu importe le comment, peu importe le pourquoi. Malgré cela, j’ai toujours tendance à tiquer lorsque je lis certaines préférences ou pratiques. Je vous l’avoue sans détour. Laissons cependant les jugements de côté et intéressons-nous de plus près au sujet du jour.
Il arrive qu'on lise ici et là que telle recette de préculottage est neutre, et qu'il ne viendra pas encrasser votre fumée. Je comprends l'intérêt d'un tel message : en tant que pipier, on ne désire pas que le client passe un mauvais moment en fumant et, surtout, on ne veut pas se faire de mauvaise publicité. On peut alors essayer plusieurs manières de faire son propre préculottage avec différents ingrédients. Certain pipiers sont connus pour leurs recettes gardées secrètes qui seraient connues pour donner un supposé bon goût à la fumée. On pardonnera le conditionnel, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer ces fameux précullotages. D'autres, à l'inverse, ont gardé le classique mélange contenant du verre liquide pour protéger leur pipe au risque - je dis bien “au risque” - de leur donner un goût peu agréable, âcre, ou infâme (pour rester poli), lorsqu’on est malchanceux. Bref, tous les préculottages ne se valent pas. Celui qui est dit “neutre” permet au fumeur de déguster son tabac tranquillement sans modifier artificiellement l'expérience vécue. Cela est-il cependant possible ? Vous n’êtes pas sans savoir que nombre de personnalités se sont dressées contre le verre liquide, et ont clamé leur préférence, si possible, d’un foyer vierge. Permettez donc que je partage une anecdote : Bruno Nuttens, un jour, racontait que Greg Pease avait déclaré à l’époque d’un show que son préculottage était neutre “neutre”. Je ne pense pas me tromper en disant que Pease n'est pourtant pas un adepte du préculottage. Certes, je vois parfois des pipes passer sur Instagram qui viennent de pipier qui préculottent, d’autres qui ne le font pas. Cela montre que le bonhomme est ouvert d’esprit, et qu’il continue d’expérimenter. Dans tous les cas, celui-ci a passé suffisamment de temps à goûter et connaître ses propres tabacs sur le bout des doigts pour pouvoir déclarer ce genre d'affirmation. Pourtant, m'est avis qu'il se trompe. En même temps, de la part d’un fan de guitare et de musique qui est capable d’écouter les lives de Pink Floyd alors que David Gilmour ne sait plus faire un bend correct depuis une décennie (et cela est gentil), plus rien ne peut nous surprendre. J’abuse ? Bon. D’accord.
La neutralité implique que la matière dans laquelle le tabac est fumé ne vient pas altérer le goût de celui-ci. Or nous savons que les pipes ne se valent pas toutes en goût. Il arrive que l'on tombe sur un bois qui vient dorloter l'herbe consumée, de la même manière qu'on peut avoir un bois qui rend l'expérience peu agréable. L'on connaît bien l'anecdote de Sixten Ivarsson qui aurait taillé deux pipes parfaitement identiques dans le même plateau de bruyère. Il s'avère que les pipes se fumaient différemment. Pease a lui aussi réitérer l’expérience, il y a quelque temps, avec l'aide de Peter Heeschen. Ce dernier a réussi à tailler deux pipes identiques, dont seules les décorations diffèrent par leur matière. Résultat ? Deux fumées produites différentes. On pourrait objecter que ce sont les décorations qui ont joué, mais je ne crois pas que celles-ci soient en contact direct avec la fumée, et donc, par extension, je doute qu’elles aient pu avoir un impact sur le goût produit. Chaque pipe a donc son propre goût. Certes, il peut y avoir des nuances vraiment subtiles, mais il n'existe pas de pipe identique à une autre en termes de goût. Par exemple, lorsque je fume une Eltang ou une Bay, je sens la même odeur de teinte, et je reconnais une signature gustative commune à vide et/ou durant le fumage. Pourtant, les deux ne fonctionnent pas de la même manière, et n’apprécient pas du tout les mêmes tabacs. C'est un fait.
Autrement dit, lorsque vous fumez votre pipe, vous ne fumez qu'une interprétation, une altération, du tabac. De ce fait, comment est-il possible de connaître la version “pure” et “neutre” d'un tabac ? Le préculottage est-il réellement neutre, ou ne donne-t-il que lui aussi qu’une interprétation possible du tabac ? Pour le savoir, il faudrait pouvoir expérimenter une matière connue pour être neutre. On me dira que les pipes en terre sont les meilleures clientes pour cela. De la même manière, je pense que celles-ci ne délivrent qu'une interprétation possible du tabac. Il y a quelques années, je me suis laissé aller à acheter trois pipes en terre. Une avec un tuyau en ébonite, et deux pipes parfaitement identiques uniquement faites à partir de cette matière avec un perçage constant. Curieux, j'ai fumé le même tabac dans ces deux dernières. Il s'avère que j'y ai trouvé des différences nettes. Pourtant, j'avais l'impression de tirer dessus de la même manière, avec le même calme, au même moment. Peut-être que mon palais s'était d'altéré au fur et à mesure que je les fumais, ou peut-être avais-je bourré différemment le tabac d'une pipe à l'autre. Il se peut aussi que mon attention ait varié durant l'expérience, et qu'il fut des bouffées où la concentration était à son paroxysme, alors que d’autres bouffées furent tirées de manière distraite. De la même manière, la température a sans doute été différente tout au long du processus, ce qui a influencé les perceptions. J'oublie sûrement des hypothèses, mais il m'était impossible de dire que tel tabac avait tel goût dans une matière neutre. Allons jusqu’au bout : une fois que le tabac est consommé dans une première pipe, le culot se forme tout doucement, ce qui va influencer les prochains fumages qui seront différents du premier, et l’on perdrait de toute manière cette neutralité. D’autres ont étayé ce fait bien avant, et je peux témoigner de son exactitude.
Dans ce cas, seul le premier fumage d'une pipe en terre pourrait être témoin de la version “neutre” du tabac ? Mouais. Qu'avez-vous mangé avant ? Dans quelle disposition êtes-vous ? Avez-vous bien dormi ? À quelle heure remonte le dernier brossage de vos dents ? Avez-vous bu quelque chose qui perturbe votre palais ? Auriez-vous fumé une pipe ou plusieurs, avec quoi dedans, avant ? Tout cela sans prendre en compte le perçage, la forme du foyer, la manière dont on tire sur le tabac qui est tout sauf constante, le bourrage exécuté, la manière de tasser. Bref, il existe trop de combinaisons qui peuvent altérer l'expérience même du premier fumage. C'est ce qui me pousse à penser que, “malheureusement”, on ne sait jamais à quel moment on aura fumé et connu la version “neutre” d'un tabac. Et quand mon caviste préféré me dit que même les experts se disputent sur le fameux sujet de la neutralité des cuves en béton, j'ai tendance à croire qu'il faudra du courage, et beaucoup d’expériences, pour, enfin, trouver la matière qui n'aura aucune influence sur nos blends fétiches.
Imaginons désormais que la neutralité soit possible. Un tabac fume de telle manière dans une pipe, peu importe laquelle, et basta. Je vous avoue que la perspective m'ennuie sérieusement. Parfois, il arrive que je me prenne un blend qui me déçoive quand je l'essaie. J'ai tendance à le bouder, à le fumer rarement, et à finalement l'éviter. Un jour, une pipe arrive à la maison. Par curiosité, je réessaie le tabac en question dans la petite nouvelle, parce qu'on ne se refait pas. Voilà que celui-ci devient finalement sacrément sympathique. Surprenant, mais agréable. Dernièrement, j'ai essayé une nouvelle fois le Three Nuns Red dans deux pipes différentes. Une Dirk Claessen, et une Ali Abdul Jabar. Avant cela, il était impossible de pouvoir l'apprécier ne serait-ce qu'un seul moment. Désormais, je le fume régulièrement, avec le sourire. Pourquoi ? Parce que l’une de ces pipes a réussi à maîtriser l’amertume du tabac en la faisant fondre avec le reste, alors que l’autre vient tempérer l’acidité parfois nerveuse, voire quasiment insupportable dans d’autres pipes. De la même manière, il y a des tabacs que j'ai à la maison que j'apprécie fumer différemment. En fonction du ressenti souhaité, j'ai tendance à les associer avec une pipe ou une autre, car chaque pipe apporte sa personnalité. En percevant le tabac et la pipe comme un couple, j’ai l’impression que je m’en sors mieux dans mes choix, et en apprécie mieux les subtilités de chaque côté. Si l’un écrase trop l’autre, on s’attriste de ne pas profiter de celui “rabaissé”. Si les deux se disputent, le moment est franchement mal venu pour prêter attention à ce qui se dégage. Personnellement, je cherche plutôt l’harmonie, l’entente, et la complémentarité. Et de la même manière, toutes les relations sont différentes et apportent des choses singulières. Ainsi, lorsque je me retrouve devant mon placard avec un certain choix de pipes et de tabacs, il m’arrive de changer d’avis sur laquelle ou lequel je vais fumer parce que j’ai finalement une certaine idée de ce que j’ai envie d’avoir comme harmonie.
Un peu comme d’autres fumeurs, lorsque je reçois une nouvelle pipe, c’est souvent l’excitation. Quelle herbe peut bien aller avec ? Certes il m’arrive, par idée préconçue, qu’il faut tel type de blend pour l’essayer. Par exemple, lorsque j’ai reçu les quatre dernières pipes morta de chez mon pipier préféré, j’ai décidé après les avoir fumées à vide ce que j’allais mettre dedans. Pour trois pipes, ma supposition fut à peu près exacte. Quant à la dernière, elle s’est montrée capricieuse, et je suis encore à la recherche de ce qui lui faut exactement. Plutôt que de m’en sentir frustré, je ne me lasse pas de ce petit jeu. Et cela est pareil pour le tabac. Je ne fume pas tous mes balkan blends dans toutes mes pipes dédiées à ceux-là. J’ai, par exemple, un certain attachement pour le Balkan Supreme de Stokkebye. Il n’empêche que je ne le fume que dans quatre pipes précises : une Sergey Cherepanov, une Guo Hui Zhang, une Ali Abdul Jabar, ainsi qu’une Rusen Rusenov. Si la Zhang et la Jabar se distinguent particulièrement en terme de spectacle gustatif, il n’empêche qu’elles n’arrivent pas à la cheville des deux autres lorsque c’est le Meridian de G.L. Pease qui est à l’honneur, pourtant lui aussi considéré comme un balkan. Et, en parlant de la Cherepanov, il s’avère que celle-ci semble interagir avec le tabac un peu de la même manière qu’une Svetlana Nechaeva que je possède. Pour le dire autrement, les deux pipes semblent avoir un goût signature en commun, de la même manière qu’Eltang et Bay. Et pourtant, si certains tabacs fonctionnent de manière très similaire avec ces deux petites, d’autres ne vont véritablement qu’avec l’une ou l’autre. Et c’est cela qui fait la richesse et le plaisir de cette activité. La complexité, la diversité, les nuances, les déceptions, les triomphes, et surtout les trouvailles me font bien plus plaisir du fait de leur existence, que l’idée de la simplicité.
Si un tabac goûte d’une seule et unique manière, alors autant jeter à la poubelle 95% de nos pipes et ne garder que les plus belles. On perdrait quand même une dimension importante et complexe qui ajoute de l’intérêt à cette passion. Je suis d’autant plus persuadé que fumer le tabac seul serait bien moins enrichissant : il y a des pipes qui sont meilleures que d’autres avec un même tabac, parce que ce sont ELLES qui jouent sur le tabac. Pour le dire autrement, en goûtant un tabac, on saurait qu’on ne peut pas lui trouver une pipe qui aurait la capacité de sublimer la première expérience. Un blend n’aurait que pour seule chance son vieillissement ou son passage au four, ou je ne sais quelle opération d’apprenti cuisinier. Personnellement, je trouve cela dommage et triste. Et vous ? Seriez-vous prêts à renoncer à ces interactions entre bois et herbes, aux mystère des accords ou disputes, ou aux pipes prophétiques qui révèlent tout d’un tabac que vous pensiez inintéressant au premier abord ? Voilà pourquoi je suis convaincu que la neutralité n’existe pas et n’a aucun sens. Et pour toutes les dernières raisons citées tout au long de l’article, je trouve même qu’elle n’est pas souhaitable.