Nature versus Culture

par Erwin Van Hove

22/10/06

Août 2006. Rob Cooper, alias coopersark, le célèbre vendeur de pipes sur eBay, spécialisé dans la pipe haut de gamme, publie un article dans The Pipe Collector, la newsletter de la North American Society of Pipe Collectors (NASPC). Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet article n’est pas passé inaperçu. Dire qu’il a fait des vagues serait un euphémisme. En vérité il a suscité un tsunami de réactions indignées dans le milieu d’habitude ô combien posé des collectionneurs de pipes high grade. Vous vous demandez évidemment ce que ce téméraire monsieur Cooper a bien pu raconter de si choquant, n’est-ce pas. Et bien, il ne lui a pas suffi d’avoir osé aborder publiquement et sans hypocrisie LE thème tabou par excellence. Il a même poussé l’insolence jusqu’à révéler sans gêne aucune un des secrets les plus jalousement gardés par quelques rares initiés. Un sacrilège !

Alors, de quoi s’agit-il ? Dans son article, Rob Cooper développe l’idée qu’une bruyère exempte de tout défaut est une illusion pure et simple. Par conséquent, même les pipes les plus onéreuses présentent des failles, aussi minuscules et aussi discrètes soient-elles. Des adjectifs tels que perfect ou flawless, abondamment employés dans le marketing de pipes, ne sont donc qu’un leurre. Déjà, c’est difficile à digérer pour certains, mais bon, ça passe encore, ça. Mais là où coopersark sème vraiment la zizanie, c’est quand il admet que parfois des pipes de grand prestige présentent des fills. Oui, des fills. En voilà une info explosive ! Et Cooper va plus loin : il affirme haut et fort que personnellement il s’en contrefiche du moment que c’est bien fait. Une vision des choses iconoclaste. Un péché capital aux yeux du collectionneur de pipes de rêve. Et ce qui plus est, cette révélation et cet aveu sont faits, ne l’oubliez pas, par un commerçant qui depuis des années voit passer entre ses mains les plus prestigieuses des pipes. Il sait donc de quoi il parle. Et vlan.

S’en est suivie toute une ribambelle d’accusations. D’abord à l’égard de Rob Cooper : il instaure un climat de méfiance et ce faisant, il mine les fondements même de notre hobby. Ensuite à l’égard des infâmes pipiers qui arnaquent leur clientèle crédule. Et on se donne le mot : plutôt mourir que d’acheter une pipe qui contienne le moindre fill ! Un pipier averti en vaut deux !

Avant de continuer et de partager avec vous mon sentiment personnel, il est utile de répondre à trois questions fondamentales. D’où vient cette idée fixe que la bruyère d’une pipe de prestige doit obligatoirement être dépourvue de failles et avant tout de fills ? Quelle est la différence entre une faille et un fill ? Est-ce que tous les fills se valent ?

Pour répondre à la première question, il faut remonter dans le temps, à l’époque où la production de pipes était encore une affaire franco-anglaise. A cette époque, Saint-Claude était sans conteste la capitale de la pipe en bruyère. D’emblée spécialisés dans la production en masse, les fabricants jurassiens visaient avant tout une clientèle qui voyait la pipe comme un simple outil de fumage sans fioritures. Le design, l’apparence, la finition de ces bouffardes importaient peu aux yeux du fumeur qui se contentait d’une pipe-outil. Ce n’était ni une compagne exigeante qu’il fallait traiter avec moultes égards, ni un objet de luxe qui pourrait conférer à son propriétaire un certain standing. Cependant, au moment où le Royaume-Uni s’est mis à concurrencer les produits français, les marques anglaises ont cherché à se démarquer en présentant leurs pipes comme des accessoires BCBG pour gentlemen élégants au savoir-vivre tout britannique. A l’instar de la déesse blanche, la pipe en bruyère s’est embourgeoisée. Celui qui a le mieux réussi à véhiculer cette nouvelle image, était évidemment Alfred Dunhill, le plus doué des spécialistes du marketing que l’univers de la pipe ait jamais connu. Un jour l’astucieux Alfred a eu une idée de génie : il a garanti à ses clients que chacune des pipes qui sortait de ses ateliers, était produite à partir d’ébauchons triés sur le volet et était par conséquent dépourvue du moindre fill. Et voilà que soudain les adeptes de la pipe de luxe ont commencé à regarder d’un air compatissant toute pipe qui arborait sans gêne des taches de mastic. Du coup, Dunhill a réussi à instaurer une norme absolue : désormais toute pipe haut de gamme, toute pipe digne de collectionner, bref toute pipe bien née présentait une surface immaculée sans aucun point de mastic. Point à la ligne. Aujourd’hui rien n’a changé : dans le créneau de la pipe de luxe, le mastic est un péché mortel. Inadmissible.

Comment se fait-il que tant de pipes, notamment celles qui sortent des fabriques, ont des surfaces retouchées ? Simple : une vaste majorité d’ébauchons et de plateaux présentent des défauts plus ou moins importants. Ca ne doit pas étonner. Les broussins portent les cicatrices de plusieurs décennies de lutte de survie dans un environnement passablement hostile : climat aride, terre sablonneuse et rocailleuse, insectes et vers. En outre, une fois récoltée, la bruyère n’est pas sortie de l’auberge : longuement bouillie, puis séchée, elle risque de se fissurer. Bref, la plupart des blocs de bruyère présentent des failles visibles et invisibles. Et les invisibles ont une fâcheuse tendance à se manifester dès que le pipier commence à tailler ou à poncer le bois. Le défaut auquel l’amateur de pipes est le plus fréquemment confronté, est le sandpit. La traduction littérale de ce terme, c’est « bac à sable ». Cela s’explique : ce défaut plus ou moins grand et profond est dû au fait que des grains de sable, voire de petits cailloux se sont incrustés dans le bois pendant sa croissance. Le sandpit typique que l’amateur peut découvrir sur la surface de ses pipes lisses, est somme toute bien anodin : un petit point noir. Et n’ayons pas peur de le dire : à peu près toutes les pipes en ont au moins un ou deux, d’habitude même plus. Lars Ivarsson qui, vous pouvez vous l’imaginer, n’emploie que de la bruyère soigneusement sélectionnée, témoigne que seulement 5% de ses plateaux sont exempts de sandpits. Je vous vois venir : vous allez me dire que vous avez une pipe pourtant peu prestigieuse sur laquelle vous ne découvrez aucun point noir. Détrompez-vous : ces points sont bien là, mais ils sont habilement camouflés. Les teintures et en particulier les teintures foncées ou à contraste cachent parfaitement bien ces légères imperfections. Par contre sur les pipes italiennes, souvent finies sans teinture, les sandpits sont faciles à déceler. Dès lors ces finitions naturelles sont réservées exclusivement aux pipes avec un minimum d’imperfections. Tout comme une tache de beauté peut ajouter du piquant à la beauté d’une femme, un sandpit discret peut ajouter au charme d’une pipe en nous rappelant que si la Nature est capable de beauté, elle ne verse pas dans le perfectionnisme.

Malheureusement il y a également des défauts beaucoup moins discrets comme des fissures et des cratères de taille plus ou moins importante. Bien sûr on peut sabler ou rustiquer des pipes aux surfaces abîmées, mais cela demande pas mal de travail supplémentaire et en général le prix d’une sablée ou d’une rustiquée est inférieur à celui d’une lisse. C’est pour cela que la plupart du temps les pipiers industriels optent pour une autre possibilité : remplir les imperfections de mastic, puis cacher le tout sous une bonne couche de teinture ou de vernis foncés. Ni vu ni connu. Là on est loin de la tache de beauté charmante. Il s’agit plutôt d’un maquillage grossier. C’est de là que le fill tient sa réputation de leurre vulgaire.

Ce masticage tel qu’il est pratiqué sur les bouffardes roturières et parfois même, ô horreur, chez certaines marques sur des pipes qui se situent dans une fourchette de prix nettement plus élevée, peut être habilement exécuté et à peine visible au moment de l’achat. N’empêche que tôt ou tard, au fur et à mesure que la pipe prend une patine plus foncée, le fill va finir par trahir sa présence du fait que lui, il ne fonce pas. Arrive donc fatalement le jour où le mastic va se montrer dans toute sa criarde laideur. Pire, il arrive que le mastic se détache pour révéler un trou spectaculaire. Que ce soit clair une fois pour toutes : les fills dans les haut de gamme dont parle Rob Cooper, n’ont strictement rien à voir avec ce masticage à l’ancienne. Mais alors rien.

Parce que, figurez-vous, les artisans pipiers ont développé certaines techniques autrement plus fines et discrètes pour camoufler de légères inégalités dans la surface de la bruyère.. Et ces techniques ont un point en commun : il faut de l’expérience et de la maîtrise. Et du temps. Ce n’est plus du maquillage vulgaire, c’est de la chirurgie esthétique pointue. Mais avant de nous lancer dans l’univers des interventions raffinées, examinons quelques techniques plus rudimentaires et cependant moins voyantes que le masticage « à la française ». Le mastic classique est un mélange de poudre d’albâtre teintée et de colle. Rien à voir avec du bois donc. Une variante moins toc consiste à remplir les défauts d’un mélange de poussière de bruyère et d’un liant. C’est déjà mieux, mais cette méthode largement employée souffre de deux désavantages non négligeables : d’une part ce mélange ne fonce pas au même rythme que la bruyère qui l’entoure, d’autre part il ne respecte absolument pas le grain de la pipe. Pas fameux donc. Une autre technique nettement plus fine mais également nettement plus compliquée consiste à forer dans le défaut pour le rendre bien rond, puis de boucher le trou au moyen d’une cale coupée dans un reste de la bruyère employée, de préférence en veillant à ce que le grain de la cale découpée convienne le mieux possible au grain de la bruyère qui entoure le défaut. Ponçage, passage au papier de verre, teinture, cirage et le tour est joué. Si c’est bien fait, le résultat peut être tout à fait respectable. Ceci dit, on est loin de la perfection et cette technique est exclue pour les véritables haut de gamme.

Alors, les dieux de la pipe comment font-ils pour masquer un défaut ? Avant d’y répondre, entendons-nous : ces minuscules imperfections ne sont en rien comparables aux cratères remplis qu’on trouve sur les bas de gamme. La technique de loin la plus employée est l’application de cette colle communément appelée super glue. Voici comment ça marche. Le pipier enfonce une pointe d’aiguille dans la colle, puis se concentre, vise, stabilise sa main et très minutieusement dépose la colle dans le micro creux. Il attend jusqu’à ce que la super glue commence à sécher. Il n’a pas droit à l’erreur : le temps d’attente est d’une importance capitale pour le résultat final. S’il commence à poncer au papier de verre quand la colle n’est pas encore assez solide, fatalement la poussière de bruyère va coller dans la super glue, ce qui aboutira à un résultat similaire au masticage à la poussière de bruyère susmentionné. S’il attend trop longtemps, la colle sera dure à poncer et il risquera à coup sûr de devoir insister et poncer trop longtemps sur la petite surface du défaut et, ce faisant, il risquera de modifier légèrement la surface et de mettre en péril la symétrie de la pipe. Si tout réussit, le minuscule trou se sera modifié en un point qui ressemble à s’y méprendre à un discret sandpit superficiel. Comme sous un coup de baguette magique la variole s’est changée en tache de beauté. Impossible de voir ça à l’œil nu, une fois que la pipe a été teintée et cirée. Et puis, pour ces inégalités à peine perceptibles, il existe une autre solution, élégante dans sa simplicité. On peut égaliser au moyen de liquides qui sont de toute façon employés pour finir une pipe, même une parfaite. Le pipier applique une couche de teinture laquelle remplit les pores du bois. Ponçage. Re-teinture. Re-ponçage. Et si nécessaire il recommence encore. Finalement il lisse la surface au papier de verre ultrafin. De microscopiques particules de bois remplissent les derniers pores. Essuyage à l’alcool. Cirage. Grâce à la cire, ce qui pourrait encore rester comme inégalité disparaît complètement. Et voilà le travail : une surface parfaite. Certains pipiers varient la formule en employant de la gomme-laque (shellac) en combinaison avec les teintures. D’accord, il s’agit bel et bien de techniques de masquage, mais, vous en conviendrez avec moi, on est loin du masticage grossier.

Wolfgang Becker

Tom Eltang

Néanmoins, voilà donc ce qui a causé tant de remous et tant d’indignation. Ben oui, ce n’est que ça. Je dois vous avouer que j’ai du mal à comprendre les accusations lancées à la figure des pipiers qui appliquent ces techniques. Non, c’est faux. En vérité je comprends pourquoi tant de collectionneurs sont choqués, mais je ne partage absolument pas leur avis. Il semblerait que je suis du bord de Michael Glukler qui, au milieu des huées suscitées par l’article de coopersark, a publié une réponse posée et argumentée, intitulée The F word, dans laquelle il annonce haut et fort que ces techniques pointues de retouche ne le gênent pas du tout. Il y a donc deux camps, deux visions des choses. Et cette dichotomie, ce n’est rien d’autre que la vieille opposition entre Nature et Culture. Ca mérite quelques explications.

Baldo Baldi

Une pipe de rêve, qu’est-ce que c’est ? Il me semble que c’est la somme d’une série de facteurs : bois de grande qualité, design réussi, exécution perfectionniste, confort supérieur, finition irréprochable, grain d’une rare beauté et en parfaite harmonie avec la forme de la pipe. C’est donc le résultat combiné de la créativité, de la maîtrise et des efforts d’un homme d’une part, et de la beauté quasi parfaite que la nature, à de rares occasions, arrive à produire d’autre part. Pas mal, pour ne pas dire la majorité des collectionneurs haut de gamme sont prêts à débourser de petites fortunes pour des pipes au bois immaculé et au grain époustouflant. L’extrême rareté, la (quasi) perfection de la flamme les attirent irrésistiblement et les émeuvent profondément. Cela explique pourquoi de tels collectionneurs dépensent des montants à quatre chiffres pour s’offrir les pipes les plus exclusives de Baldo Baldi, Luigi Viprati, Bruto Sordini ou autres Claudio Cavicchi. Le straight grain parfait en finition naturelle, de préférence sur une pipe volumineuse, c’est ce dont ils rêvent. Ce que Mère Nature a su produire de plus rare et de plus pur, il faut qu’ils le possèdent. Que les pipes cinq fois moins chères qui constituent la moyenne gamme de ces mêmes pipiers, aient été fabriquées avec exactement les mêmes techniques que l’élue de leur cœur et que dès lors leur super pipe ne soit pas nécessairement produite avec une perfection technique à la hauteur du prix payé, les laisse de marbre. Nature prime sur Culture. Il est bien compréhensible que ces gens-là piquent une crise quand ils apprennent que, qui sait, le trésor absolu de leur collection, cette snail au grain époustouflant de pipier danois X, est peut-être le résultat non seulement du génie de la nature, mais aussi d’une chirurgie esthétique diaboliquement habile. Je peux m’imaginer que ça doit être un terrible choc que de se rendre compte que les seins si irrésistibles et sensuels qu’on a caressés avec tant de plaisir, sont en réalité des sacs de silicones parfaitement modelés.

Ph. Vigen

Ma sensibilité et mon approche personnelles sont différentes, pour ne pas dire diamétralement opposées. Je suis prêt à rémunérer les longues heures de travail d’un artisan, à honorer financièrement l’expérience, le savoir-faire et le perfectionnisme d’un pipier, à mettre le prix fort pour acquérir une pipe au confort inégalé. Si en plus la pipe que je m’offre, arbore un grain impressionnant, tant mieux. Mais fondamentalement c’est la créativité, le métier et la motivation d’un homme que j’apprécie et que j’admire. Culture prime sur Nature. Permettez-moi, dans ce contexte, de vous raconter une petite histoire. Vous comprendrez qu’elle en dit long. Il y a quelques années, j’étais le fier propriétaire d’une superbe Ph. Vigen, une des toutes premières vedettes danoises injustement méconnues. Pour des raisons bêtement sentimentales, je voulais me séparer de cette beauté et je cherchais pour elle un nouveau propriétaire qui lui serait digne. Je la proposais donc à Greg Pease qui était immédiatement sous le charme. Je lui envoyai donc la pipe pour qu’il puisse l’inspecter. Il me contacta pour m’annoncer qu’il avait découvert à la loupe un fill et que dès lors il me renverrait la pipe. Moi, j’étais bouche bée. Non pas parce que j’étais choqué d’apprendre que ma Vigen contenait un fill, mais parce que j’étais impressionné par la maîtrise du vieux Danois. Cette pipe au straight grain superbe, je l’avais maintes fois regardée de près. Et admirée. Sans jamais avoir décelé le moindre fill. Et bien chapeau ! Loin de tomber de son piédestal, Phil Vigen a suscité en moi encore plus de respect qu’avant. Quelle technique ! Regardez-moi cette pipe et dites-moi : Vigen, au moment où il a constaté que cette si belle bruyère présentait un léger défaut, aurait-il dû la rustiquer ? La jeter ? La déclasser et la vendre pour une bouchée de pain ? Ou a-t-il bien fait de sauver cette beauté, quitte à « tricher » en masquant habilement une imperfection de la nature ? Ne pourrait-on pas dire à la limite que l’habile pipier a donné un appréciable coup de main à Mère Nature ?

Ph. Vigen

Fondamentalement, pour moi les choses sont très simples. Quand à l’œil nu on voit un fill, c’est un défaut. Ca me gêne. Pire, ça me coupe l’appétit. Par contre, quand à l’œil nu on ne voit pas de fill, il n’y a plus de défaut. Et je me contrefiche de savoir si la surface parfaite que j’admire soit le résultat de la nature ou plutôt du savoir-faire d’un artisan.

Reste à savoir si un pipier est moralement obligé de révéler au client potentiel qu’il a employé une technique de masquage. Ou si le prix d’une pipe retouchée doit nécessairement être inférieur à celui d’une pipe pure nature. Mais c’est un autre débat. Peut-être pour une prochaine fois.