Mœurs de fumeurs

par Marguerite du Muraud

27/03/23

Mœurs de fumeurs dans nos vieilles provinces françaises
du Berry au Limousin

La Tabatière

"J'ai du bon tabac...". Cher vieux refrain narquois, que les générations successives ont balbutié aux jours de l'enfance; sa cadence, toute douce, reste imprimée dans notre mémoire.

"J'ai du bon tabac...", fredon naïf, qui évoque pour moi les "anciens" de chez nous, métayers, petits propriétaires terriens, qui ont juste assez "de bien" pour "tenir" trois vaches... Les vieux si représentatifs de l'ancienne France, avec leurs visages maigres, soigneusement rasés, leurs vêtements de droguet bleu, leurs larges chapeaux de feutre noir, hommes de travail acharné, de parcimonieuse économie, de vie strictement réglée, dont le seul luxe, la seule fantaisie est: "du bon tabac dans leur tabatière".

Aussi, lorsque quelque affaire les amène au bourg, ils se glissent dans la boutique, qui expose ingénument, derrière la vitre étroite, entre les piles de chaussettes, et les boîtes de sardines, trois paquets de tabac; presque honteux, de concéder quelque chose à l'humaine faiblesse, à l'épicier-buraliste les vieux demandent d'abord un objet de première nécessité (le prétexte), puis, ajoutent à mi-voix : "et mettez-moi donc aussi pour vingt sous de tabac à priser".

Voilà de quoi remplir la petite boîte de corne, que l'on se passe de l'un à l'autre..., menue politesse, qui ne se refuse jamais, et dont s'accompagne la conversation.

Il est si peu de divertissements à cet âge; on ne bouge guère de chez soi... pas même pour "boire chopine" avec des amis, car, par dignité, on redoute de se "mettre en ribote" et on sait bien qu'aux vieux pour cela "il ne leur faut qu'un verre". La bonne prise, c'est le plaisir sans risques. C'est comme une fortune de satisfaction monnayée en liards de petits agréments journaliers, et ce pécule tinte joyeusement tout le long de la vie... même quand on suit de bien pauvres chemins. Ils prisent, nos vieux, oh, non point comme on prisait sous les ombrages de Versailles, avec une grâce dont la tradition a perpétué le souvenir. Mais, assis sur le banc au midi où se plaisent leurs rhumatismes, ou bien "bricolant" quelqu'un de ces petits travaux que leur longue habitude du labeur leur permet d'accomplir encore, ils plongent parfois leurs gros doigts dans la tabatière, et lentement. Ils aspirent... lentement, si lentement... parce que le geste se prolonge dans la mesure où la fuite du temps semble s'accélérer, et la vieillesse qui se voit emportée par le grand courant irrésistible, d'instinct, cherche à s'attarder.

Et ces grains de tabac, n'apparaissent-ils pas comme un mélancolique symbole ? Au cours de la longue existence, les humbles mains usées ont senti sous leur pression s'effriter tant de choses ! Tant de choses sont mortes, qui n'ont laissé, semble-t-il, aux doigts déçus, qu'un peu de poudre noire.

La Pipe

Le "Père Toinet", il a "fini" ses soixante ans à la Saint-Martin, vient de faire une dernière visite à ses bœufs; il a flairé le vent nocturne qui lui dit "le temps qu'il fera demain", mis le "querroué" (1) à la porte, et il se cale enfin, sur sa chaise de paille, sous le manteau de la cheminée. Douceur du soir d'hiver. La nuit tombante a mis fin au travail, et c'est l'heure calme, où il est enfin permis de s'accorder un peu de bien-être. Heure de loisir, qui est comme le dimanche de la journée.

Le père Toinet laisse fumer devant la flamme, son pantalon boueux; du bout de ses sabots, il rassemble les tisons sous la marmite, et pour mettre le comble à sa félicité, il tire sa pipe de sa poche, la bourre sans hâte, enflamme le tabac à une braise du foyer et laisse tomber ces mots "Défunt le marquis de la Chassignole allumait sa pipe avec un billet de cent francs".

Assertion symbolique, sans doute, mais répandue dans nos campagnes, qui n'ont rien trouvé de plus frappant pour peindre la prodigalité folle de ce marquis légendaire.

Une bouffée... deux bouffées... ô délices; le petit foyer rougeoyant de la pipe, mieux encore que celui de la cheminée, semble défendre le corps tout "moulu" par la fatigue, tant il est vrai qu'un peu de superflu est parfois meilleur que le nécessaire. Peut-on labourer, refaire les ruisseaux d'irrigation, "ruisseler" comme on dit chez nous, couper les épines, une pipe aux lèvres ? Non point; il y a temps pour tout : une pipe ne se déguste que bien au calme, comme une récompense du labeur journalier.

Le père Toinet songe :

"Il y en a qui racontent que le tabac pousse dans les champs; ni plus ni moins que mon "blé de Turquie" (2). C'est-il bien sûr? Probable que ça ne "viendrait" pas dans nos terres... . Dans ma jeunesse, j'ai vu que défunt mon parrain chiquait... et bien d'autres; mais il ne fallait pas le savoir, ça les fâchait. Pour moi, je crois bien que j'ai fumé ma première pipe l'année que j'ai "satisfait" (3). Quand je suis revenu au pays, ça me faisait remarquer des filles. Je n'étais pas plus bambocheur qu'un autre, mais c'était notre mode, dans ce temps-là, de nous faire voir la pipe à la bouche et le chapeau sur l'oreille."

Le père Toinet, dans un doux nuage de fumée bleue, regarde sans la voir sa femme qui "taille" la soupe dans les écuelles... et il ne semble pas se souvenir que parmi ces filles attirées jadis par ses brillantes allures, elle fut celle qu'il a choisie entre toutes, qu'elle était rose et blonde... qu'elle l'a longtemps et fidèlement attendu...

Non, rien chez "la mère Marie" ne lui rappelle aujourd'hui sa grâce passée. Le "père Toinet" coiffe maintenant son chapeau droit sur sa tête... et depuis ce temps lointain il a fumé tant de pipes.

La Cigarette

Si les vieux grands-pères se consolent en humant une prise, si le repos des papas s'accompagne d'une bonne pipe, la cigarette a toutes les faveurs de notre jeunesse. Elle fait bon ménage avec le sourire qui erre si volontiers, sur les lèvres fraîches, parfois imberbes encore.

La première cigarette, mais c'est une proclamation. Vers la quinzième année, cela signifie :

"Père, mère, et vous, mes "grands" (4), je ne suis plus le gamin que chacun "commande", le petit de la maison. A cette heure, "j'ai ma place avec les gas du village". Et pâle d'un peu de mal de coeurs l'enfant ne voit point - la fumée de la première cigarette est trop épaisse sans doute - une tristesse sur le visage des parents qui songent : En voilà encore un "d'échallé", c'est-à-dire, un oiseau assez fort pour quitter le nid.

Dans cette campagne, enrichie depuis quelques années, à l'inverse des gens d'âge, restés "ménagers" et "regardants", les jeunes tirent sans compter des poches du vêtement de travail, les cigarettes menues, légères, plaisantes, comme leur nom même... et la pensée des fumeurs. Parfois, le père gourmande : "Ça ne veut plus se priver de rien", "Ça ne connaît pas le prix de l'argent". Et s'il voit son garçon pénétrer avec une cigarette dans les bâtiments couverts "à paille", il ajoute: "Et c'est bien rare si tu ne mets pas le feu à ma grange".

Mais, aux beaux jours d'assemblée, la cigarette triomphe. Toute la bande des gas du hameau se rend au bourg, et en fumant, la route semble plus courte à leurs pas bondissants. La première cigarette allumée est tendue à un camarade; jamais à deux. Cela "porte malheur" : superstition si ancrée, parmi nos campagnards, même chez ceux qui se piquent d'être des "fortes têtes", qu'aucun jeune homme, étranger au pays, s'il a passé dans nos régiments régionaux, ne la peut ignorer. Et c'est donc ainsi, se bourrant de coups de poings, s'ébrouant comme poulains au pré, qu'on rencontre le groupe des jeunes filles. Le moins gauche ironise : "La fumée ne vous dérange pas, Mesdemoiselles?... parce que si elle vous dérange, eh bien, nous vous dirons de vous en aller...". Plaisanterie sans prétention, mais d'un succès assuré.

Eh bien, non, la fumée ne semble pas "déranger" ces demoiselles; nimbées d'un nuage bleu, dans le carrosse rutilant des chevaux de bois, où elles ont pris place avec leurs cavaliers, l'air langoureux et pudique, elles leur abandonnent leurs mains brunes. Aucune ne s'aviserait de se faire offrir une cigarette. Les habitudes de nos campagnes gardent les traces d'une austère dignité féminine. Elles n'oseraient... même les plus gaies..., les trop gaies, que l'on dit "timides comme des loups de quatre ans". Ce parfum tenace de la cigarette, qui imprègne leurs cheveux, leur toilette des jours de fête, elles l'y retrouveront demain, avec un petit choc au cœur, en refaisant leurs tresses, et en "serrant" dans l'armoire la belle robe de crêpe de Chine. En attendant, une voix propose : Si on allait "faire" une valse ?, et en route pour le "parquet". On désigne ainsi un plancher provisoire, garanti par une tente. On y danse au son du piston, jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les valses "chaloupées" se succèdent, exécutées avec perfection. Et c'est sans manquer une mesure, le chapeau en arrière, le mégot collé aux lèvres, menaçant de brûler le cou de la "cavalière" que le galant lui murmure à l'oreille, d'anciennes mais toujours neuves galanteries.

(1) Verrou
(2) Maïs
(3) à la loi militaire
(4) Grands-Parents