Jamais !!!

par Erwin Van Hove

18/11/09

Il y a quelques années, Alain Letulier, l’ancien président du Pipe Club de France, m’avait surpris en exprimant publiquement une opinion qui me paraissait à la fois naïve et erronée : face à l’hystérique discours antitabac et aux mesures successives qui limitent nos libertés, nous autres, fumeurs de pipe, devrions nous désolidariser ouvertement des fumeurs de cigarettes. Il faudrait que le public, les médias et les politiciens comprennent que nous n’avons rien en commun avec les camés de la clope, que notre consommation de l’herbe de Nicot est modérée et relève davantage d’un savoir-vivre séculaire que d’une quelconque dépendance, que tout comme les œnophiles qui dégustent deux verres de vin par jour n’ont rien en commun avec les ivrognes qui sombrent dans l’alcoolisme, les pipophiles qui jouissent posément des délectables effluves d’un mélange subtil, ne sont en rien comparables à ces brutes qui n’arrivent plus à fonctionner sans inhaler tous les quarts d’heure une dose de nicotine. Bref, il faudrait que l’on se rende compte qu’il existe de bons et de mauvais fumeurs. Il suffirait donc que l’opinion publique, voire le mouvement antitabac reconnaissent une fois pour toutes cette évidente distinction et cessent de faire l’amalgame pour que nous, les bons, ne soyons plus confondus avec ces autres, les vrais pestiférés. Dans ce cas nous pourrions compter sur la bienveillance à notre égard de la part des scientifiques et des médecins, des médias et de l’opinion publique, des groupes de pression et du législateur : dans leur chasse aux fumeurs, ils ne nous auraient plus dans leur collimateur. Ils ne viseraient plus que ceux dont l’image négative avait si injustement déteint sur nous autres, inoffensifs gourmets. Justice serait enfin faite. En quelque sorte.

Voilà que tout récemment un membre du forum FdP revient à la charge et défend la même idée : il préconise que les fumeurs de pipe doivent faire entendre leur voix pour convaincre l’opinion publique qu’ils sont des fumeurs "responsables et conscients" qui "ne nient pas que les problèmes posés par le tabac sont réels". Il va même plus loin quand il se demande : "Ne devrions-nous pas nous engager dans la lutte contre le tabagisme ?" Bref, nous ne devons pas uniquement nous désolidariser des fumeurs irresponsables et inconscients et hausser les épaules devant le fait que ceux-là, ces compulsifs, soient accablés de reproches, accusés, marginalisés et chassés, en plus nous devrions collaborer avec le mouvement antitabac puisque, après tout, nous autres, fumeurs d’élite, n’avons-nous pas en commun avec les non-fumeurs un certain mépris envers les pitoyables abus de ces malsains tabacomanes ? Et pourquoi ? Parce qu’en admettant ouvertement que ces toxicomanes minent leur santé, empestent leur environnement, constituent un danger pour autrui et méritent donc qu’on limite leurs libertés, certes nous les sacrifions, mais pour une bonne cause : même nos plus grands adversaires finiront par comprendre que nous autres, nous ne faisons pas partie du problème, que tous comptes faits, bien que d’un autre bord, nous éprouvons une certaine compréhension pour leurs revendications, que nous ne sommes donc pas l’ennemi, que nous sommes peut-être même des alliés. Et par conséquent, ils nous laisseront vivre en paix.

Ca s’appelle la politique de l’apaisement. Daladier. Chamberlain. Les accords de Munich. Or, se désolidariser de la Tchécoslovaquie et sacrifier les Tchèques sudètes dans l’espoir d’avoir la paix, ça n’a pas marché. La lâcheté déguisée en complaisance compréhensive a tout sauf berné l’agresseur : il a immédiatement saisi l’évident manque de détermination de ses adversaires.

Vous me direz que ma comparaison est hors de proportion. Et pourtant. Le mouvement antitabac est un adversaire qui veut imposer sa volonté par tous les moyens, quitte à piétiner les droits et les libertés de toute une partie de la population. C’est un adversaire dont le but final est d’éradiquer le tabac et dont la soif de revendications semble dès lors inassouvissable, quelles que soient les concessions qu’on lui fait. C’est un adversaire sans scrupules qui se croit investi d’une mission et qui est intimement convaincu que sa guerre sainte, il la mène pour le bien de l’humanité. C’est donc un adversaire qui ne verse pas dans la nuance et qui ne voit pas pourquoi il se contenterait de compromis. Par conséquent, la pire attitude qu’on puisse avoir face à ce genre d’adversaire, c’est celle qui consiste à penser qu’il finira par s’incliner devant le bien-fondé de vos arguments nuancés, qu’il appréciera votre modération, votre autocensure, votre respect pour son point de vue ou votre inclination au compromis. Vos sacrifices expiatoires et votre esprit de collaborateur n’apaiseront jamais son appétit d’absolu. A ses yeux, vous êtes un fumeur et à ce titre vous l’importunez, point barre.

La politique de l’apaisement, ça ne marche pas. Parce que vous vous trouvez face à des croisés motivés par l’inébranlable conviction que vous constituez une réelle menace pour leur bien-être et pour leur santé. Ils pratiquent l’autodéfense. Un droit absolu. Et ne vous trompez pas : qu’ils croisent dans la rue un fumeur de Marlboro dont la fumée malodorante pénètre leurs narines ou qu’ils aperçoivent sur la terrasse d’un café un paisible fumeur de pipe qui déguste son Balkan Sobranie, pour eux, c’est du pareil au même : ils seront irrités et ils nourriront leur rêve d’un monde sans fumée pestilentielle et nocive.

La politique de l’apaisement, ça ne marche pas. Parce que toute guerre sainte relève de l’hystérie et que dès lors tout appel à la logique, à la raison et à la modération est par définition voué à l’échec. N’oubliez jamais que ce genre d’illuminé qui se dirige vers la porte d’entrée d’un bar situé en plein centre d’une métropole grisâtre à l’air irrespirable, se moquera comme de sa première chemise des gaz toxiques et de la poussière fine qu’il aspire, mais se cabrera dès qu’il sentira la moindre odeur de tabac en provenance du brave bonhomme qui sagement fume sa cigarette devant la façade du bar. N’oubliez jamais que nous en sommes arrivés au point où le seul fait d’arborer une pipe bien entretenue, propre et vide risque de vous valoir des remarques désobligeantes de la part d’un parfait inconnu qui arrive à être incommodé par l’imaginaire odeur de votre pipe. Je connais un Américain qui, suite aux plaintes de ses co-spectateurs, a dû quitter la salle de cinéma dans laquelle il attendait tranquillement le début du film, une pipe calée entre les dents. Cette Castello était vide et flambant neuve.

La politique de l’apaisement, ça ne marche pas. Parce que l’adversaire qui vous déteste tant, vous déteste tant parce que c’est permis, pour ne pas dire recommandé. Un des instincts les plus bas de l’être humain, c’est l’intolérance. D’habitude cette vile impulsion est endiguée non seulement par la religion et la morale, mais aussi par le législateur. Le racisme est punissable, tout comme la discrimination d’homosexuels par exemple. Mais là, avec les fumeurs, on peut carrément se laisser aller. On ne doit pas se montrer courtois et tolérants envers eux. On peut leur lancer des insultes. On peut leur dire qu’ils puent. On peut les accuser. On peut leur tenir des discours moralisateurs sur leur mode de vie. On peut les traiter différemment pour la seule raison qu’ils sont fumeurs. On peut donc les discriminer. On peut même les isoler, les exiler, leur interdire l’accès, leur refuser de louer un appartement. Et tout ça, on peut le faire sans risquer une punition ou la réprobation générale. Au contraire, c’est pour le bien de ces brebis galeuses. On peut donc céder à ses sombres instincts tout en gardant sa bonne conscience. Quelle aubaine !

La politique de l’apaisement, ça ne marche pas. Parce que votre adversaire a été soumis à un lavage du cerveau par des manipulateurs professionnels qui attisent sans cesse sa peur du fumeur. Comment peut-il en âme et conscience accepter le droit d’existence d’un consommateur de tabac s’il suffit pour encourir le risque de maladies cardiovasculaires ou de cancer, d’aspirer pendant quelques instants seulement la fumée d’autrui ? Si la fumée est tout aussi nocive à l’extérieur qu’à l’intérieur ? Si tout fumeur répand partout les particules toxiques qui imprègnent ses cheveux et ses vêtements ? Si même les animaux domestiques des fumeurs développent davantage de cancers que ceux qui ont la chance de vivre dans un environnement non-fumeur ? Et n’oubliez jamais que pour votre adversaire, il s’agit là de faits incontestables puisqu’ils ont été sci-en-ti-fi-que-ment prouvés. Autant dire que pour lui il s’agit de dogmes.

Je ne suis pas négationniste. Je l’admets volontiers : il arrive fréquemment que des fumeurs développent des maladies, voire meurent parce qu’ils fument. Je peux même concevoir qu’un garçon qui a travaillé pendant des années dans un café enfumé, meure d’un cancer du poumon. Je peux donc comprendre que certaines mesures s’imposent. Je trouve normal qu’un non-fumeur puisse apprécier à leur juste valeur les mets qu’il a commandés au restaurant, sans être importuné par la fumée d’autrui. Je n’ai rien contre l’interdiction de vendre du tabac aux mineurs ou contre les campagnes de prévention. D’ailleurs, je ne conseille à personne de fumer. Par contre, ce que je ne comprends pas, c’est l’acharnement irrationnel, discriminatoire et haineux qui fait qu’un plombier s’est vu infliger une amende pour avoir fumé dans sa camionnette, qu’on a intenté des procès à des gens qui fument dans leur jardin, que dans certaines villes américaines il est partout interdit de fumer à l’extérieur, que des associations de propriétaires écartent automatiquement de leurs immeubles les candidats locataires fumeurs, qu’il est permis d’embaucher exclusivement des non-fumeurs ou de licencier des personnes pour la seule raison qu’ils fument en dehors des heures de travail, que dans les tribunaux de divorce, de plus en plus de juges attribuent la garde des enfants au partenaire non-fumeur, que des hôpitaux s’arrogent le droit de refuser de soigner des fumeurs, ou qu’une enquête menée par un journal canadien a révélé que pour une vaste majorité de non-fumeurs le fait de fumer en la présence de sa progéniture, ça équivaut à la maltraitance d’enfants. Il paraît que je dois comprendre et accepter ce type d’excès parce que désormais nous vivons dans une société hygiéniste qui stimule un mode de vie sain et qui, plus généralement, s’efforce d’éviter les risques de tous genres. Bon, si vous le dites. Ca n’empêche pas que je continue à ne pas comprendre la férocité et l’obstination avec laquelle on vise les seuls fumeurs.

Que de jeunes vies brisées sur les routes au petit matin. Par un abus d’alcool ou de drogue. Le taux de cocaïne que contient l’eau des rivières dans toutes les grandes villes occidentales, est tout simplement effarant. Il s’agit donc apparemment d’un problème massif. De jeunes gens perdent la vie pour la simple raison qu’ils ont choisi de pratiquer des sports dangereux. Chaque année des milliers de gens meurent suite aux infections qu’ils ont attrapées dans des hôpitaux. Par manque d’hygiène. Il suffit d’un mois de canicule pour faire un massacre. Parce que nous abandonnons nos vieillards à leur sort. La pollution et en particulier la poussière fine causent annuellement des milliers de décès. Notre rythme de vie effréné et le stress tuent à grande échelle. La cause de la mort la plus fréquente parmi les jeunes, c’est le suicide. Bref, je ne cesse de me demander pourquoi l’opinion et les pouvoirs publics ne mènent pas avec le même acharnement un combat contre tous ces décès prématurés qui n’ont aucun rapport avec le tabac et qui pourraient être évités.

Aux Etats-Unis, le paradis du mouvement antitabac, la quantité de sucre, de sel et de graisses consommée par personne ne cesse d’augmenter. Décennie après décennie les portions des repas s’agrandissent. Le poids moyen du citoyen américain n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui. Des centaines de milliers d’enfants obèses y souffrent de problèmes de santé et leur espérance de vie est dès à présent compromise par le régime alimentaire que leur imposent leurs parents. Mais qu’à cela ne tienne. Tout baigne si papa s’abstient d’allumer une clope en la présence de sa progéniture et si une maman qui promène son bébé dans un parc, peut être sûre et certaine de ne pas croiser un vil fumeur. Et tout baigne si on enlève des rayons des civettes new-yorkaises tout tabac aromatisé et si tout film dans lequel des personnages fument, est automatiquement interdit aux moins de 18 ans. C’est si rassurant de protéger de façon conséquente et systématique la santé de ces chères têtes blondes, n’est-ce pas. Et ne croyez pas que ce genre de politique des deux mesures qui brille par son inconséquence, soit l’apanage des Américains. Dans ce pays imbu d’un idéal de liberté et de tolérance qu’est la Hollande, il est désormais interdit de fumer du tabac dans les fameux "coffeeshops". Plus question donc d’y consommer un traditionnel joint. Par contre, si vous y allumez un pétard sans tabac et que vous fumez du cannabis, de la marijuana ou du haschisch purs, vous n’enfreignez aucune loi.

Toute forme d’hystérie collective me fait peur. Tout manque flagrant de logique et de rationalité me met mal à l’aise. Tout groupe organisé qui se croit investi d’une mission, me rend méfiant. Toute personne qui s’arroge le droit de condamner mon mode vie, m’exaspère. Tout individu qui veut imposer sa vision du monde, qui veut faire mon bonheur malgré moi, qui verse dans l’intox, qui fait appel aux angoisses et aux instincts les plus bas de l’homme ou qui prêche l’intolérance, est mon ennemi. Et certains de mes frères fumeurs de pipe voudraient donc que je pratique avec ce genre d’individus la politique de l’apaisement, que je m’accommode de leur fanatisme sectaire, que j’implore leur compréhension et leur mansuétude, que je me s’inscrive dans leur logique, que je m’associe à eux pour lutter contre le tabagisme. Et tout ça pour que je ne m’attire plus leurs foudres. Pour avoir la paix. Pour avoir le droit de continuer à jouir de ma pipe.

Je préfère Churchill à Chamberlain.
Ma réponse est donc simple, claire et nette : JAMAIS !!!