Font-ils un tabac ? n°85

par Erwin Van Hove

28/05/18

Voilà qu’avec ce quatre-vingt-cinquième épisode de ma chronique, la barre des trois cents tabacs est atteinte. En un peu moins de sept ans. Plutôt qu’un moment de joie, c’en est un de regret. Récemment j’ai compté sur Tobaccoreviews le nombre de mélanges que je ne vous ai jamais présentés pour les avoir fumés avant de m’être engagé dans mon projet de chronique. Il y en avait cent quatre-vingt-cinq. Ça me fait mal au cœur de savoir que ma banque de données aurait pu friser les cinq cents blends et de devoir m’admettre que, faute d’avoir confié au papier mes impressions, une bonne part de ces cent quatre-vingt-cinq tabacs ne constitue plus qu’un vague souvenir. Dommage mais hélas.

À lire les jérémiades sur les forums, on a l’impression que le tabac à pipe est une espèce en voie de disparition. McClelland a fermé ses portes, la survie des tabacs Dunhill est menacée, les meilleurs mélanges de plusieurs producteurs semblent en perpétuelle rupture de stock, de plus en plus de variétés de tabac ne sont plus cultivées ou ne le seront plus sous peu. Pas étonnant donc que l’inquiétude règne dans la communauté pipière. Ceci dit, il se pourrait que nous soyons trop pessimistes. Ces phénomènes, ils ne sont pas exactement nouveaux. Combien de légendaires maisons anglaises ont fermé les portes au cours du siècle précédent ? Combien de blends mythiques ont disparu depuis des décennies dans les brumes de l'histoire ? Combien de recettes de mélanges célèbres ont dû être modifiées faute de matière première ? Et la vie a continué. Elle continue aujourd’hui et elle continuera demain. Ce sera une vie sans Dark Star et peut-être sans My Mixture 965, mais il y de fortes chances que de nouvelles créations du clan Gawith, de HU Tobacco, de Thomas Darasz, de Dan Pipe ou de Russ Ouellette arriveront à nous consoler.

En novembre 2015, à l’occasion de la parution du cinquantième numéro de Font-ils un tabac ?, j’avais mentionné que Tobaccoreviews recensait cinq mille huit cent quatre-vingts mélanges. Aujourd’hui, fin février 2018, ce nombre est de sept mille trente. Certes, il y a des tabacs qui continuent à figurer dans la liste alors que leur production a été définitivement arrêtée et d’autres qui y ont été ajoutés pour la seule raison qu’ils ont changé de nom pour se mettre en règle avec la nouvelle législation, mais personne ne peut nier que de nombreux fabricants continuent à élargir l’offre en lançant de nouveaux produits. Dans tous les cas, une évolution tellement frénétique en vingt-huit mois seulement reste quand même ahurissante. C’est dire que le voyage de découverte dans l’univers du nicotiana tabacum est une entreprise sans fin. Moi, j’ai fait un bout de chemin et j’ai l’intention de faire quelques pas de plus. Mais pas beaucoup. D’une part parce que petit à petit je commence à m’essouffler, d’autre part et surtout parce que depuis que les services douaniers m’ont personnellement averti qu’il est désormais interdit au royaume des Belges d’acheter la moindre quantité de tabac par le biais du web, je ne suis plus en mesure de partir à la recherche de mélanges qui me tentent. J’espère donc que d’autres prendront le relais. Il faut à tout prix que le site web FdP reste un édifice sous construction, sinon il risque fatalement de devenir obsolète. Et rassurez-vous, pour écrire un texte sur un tabac, il ne faut ni un palais exceptionnel, ni un savoir encyclopédique, ni un style d’écriture qui épate la galerie. Il suffit de s’y mettre.

Hearth & Home, Classic Burley Kake

Hearth & Home Classic Burley KakePour un fan de burley dans mon genre, un Classic Burley Kake, ça s’achète sans réfléchir. Maintenant que je viens de lire le descriptif sur pipesandcigars.com, j’ai le poil qui se hérisse. L’impulsivité se paie cash. Quatre types de burley en provenance du Tennessee et du Kentucky, du red virginia mûri. A la bonne heure. Mais qui s’attendrait dans un burley dit classique à une sauce au cacao, au rhum et à l’anis ? Me voilà avec un aro sur les bras ! Et, comble de l’horreur, à peine le couvercle enlevé, c’est avant tout une odeur d’anis qui me titille les narines. D’accord, c’est assez subtil, mais c’est quand même une grosse déception. Pas de trace de rhum. Par contre, en humant longuement, je décèle dans le fond une note cacaotée. Le tabac lui-même, je ne le sens pas. Les morceaux de broken cake sont uniformément brun clair avec des accents fauves et acajou. Pas besoin de triturer : dès qu’on les prend entre les doigts, ils se défont en de menus fragments un peu poussiéreux.

Pour moi, l’archétype d’un burley blend classique, c’est l’Edgeworth Sliced (artfontilsuntabac3.htm). Pour Russ Ouellette par contre, c’est de toute évidence le genre de burley aromatisé, bon marché et conditionné en pochettes, communément appelé drugstore blend, dont les fabricants de tabac inondaient le marché américain à l’époque où la pipe était encore en vogue. Or, entre la finesse et la complexité de l’Edgeworth Sliced et le burley dénaturé et primitif dont les hillbillies bourraient leurs corn cobs, il y a un monde de différence. Et ce gouffre est évident dès les premières bouffées : l’amertume naturelle du burley est amadouée par l’ajout de sucre et plutôt que les tabacs, c’est un amalgame d’anis, de cacao, de fruité et de vapeur d’alcool que je goûte. Ça m’écœure immédiatement et définitivement. S’ajoute à cela une acidité désagréable et piquante qui m’irrite la langue et qui finit carrément par mordre. Bref, c’est foutu dès le début et ça ne s’arrange pas en cours de route.

La finale, j’ai failli ne pas vous en parler. Parce que systématiquement j’ai déposé ma pipe vers le milieu du bol. Dégoûté. Si j’ai décidé à deux reprises de boire le calice jusqu’à la lie, c’est par pur sens du devoir. J’ai constaté alors que si le goût des burleys a percé un peu plus le brouillard aromatique, la fumée trop chaude et agressive a continué à me couper l’appétit. J’ai également noté que dans une simple corn cob, le mélange s’exprime mieux : le maïs dompte l’acidité et absorbe en partie les saveurs d’anis, ce qui fait qu’on découvre davantage le goût du burley.

Comme burley blend, le Classic Burley Kake est tout sauf une réussite. Et je suis poli là. Mais même en tant qu’aro, il déçoit terriblement. Pourtant il obtient sur Tobaccoreviews un score plus que respectable de 3,1. Quand je remarque ce genre de décalage entre les avis des dégustateurs sur Tobaccoreviews et le mien, j’ai l’habitude de conclure que tant d’autres ne peuvent pas tous se tromper, qu’apparemment il y a incompatibilité entre le mélange et ma biochimie, ou encore que c’est à vous de vous faire une idée. Cette fois-ci, j’ose affirmer qu’il y a pas mal de « dégustateurs » qui sont habitués aux tabacs de qualité douteuse et dont, par conséquent, les jugements sont à prendre avec un bloc de sel.

Synjeco, Bad Nun II

Synjeco Bad Nun IIBad Nun II. Ça sonne comme le titre d’un film porno, non ? Ceci dit, le nom du mélange se comprend aisément : c’est une deuxième version du Bad Nun obtenue en ajoutant au pur VA en broken flake 5% de perique.

Je dois dire que je n’arrive ni à voir ni à sentir le perique. Je peux même carrément reprendre ma description du Bad Nun : dans le bocal datant de juin 2014, je découvre un tabac très foncé qui hésite entre le flake et le broken flake. Le nez est fort fermé : une pointe de chocolat noir, de vagues relents de bière qui fermente et une odeur discrète de VA style plug ou rope foncé. Les morceaux de flake sont souples et légèrement collants, mais ils se transforment facilement en brins fumables.

À l’allumage, je décèle enfin le perique, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il joue un rôle prédominant. Au contraire, il se montre très discret en introduisant de fines touches de fruit sec et de moisi dans l’ensemble. Ensemble est d’ailleurs le mot juste : l’harmonie entre les deux ingrédients est parfaite. Il se pourrait même que, de par sa complexité plus grande, la version II soit encore un cran au-dessus de sa sœur ainée. Ceci dit, comme ce sont les virginias sombres et massifs qui mènent le jeu, il partage les caractéristiques de la version sans perique : un goût terreux et boisé, ici et là un léger accent de parfum Lakeland, un équilibre exemplaire entre douceur, acidité, amertume et salé, une fumée riche et crémeuse, une puissance virile. C’est un tabac complet, volumineux, rassasiant qui se trouve à mille lieues des blondinets virginias flatteurs et superficiels. Il est à noter également que le tabac se consume pratiquement sans rallumages et très lentement. Un fourneau peu volumineux convient donc le mieux.

La finale est plus sombre encore et plus intense. A ce moment-là il vaut mieux ne pas avoir l’estomac vide. Quand enfin la pipe s’éteint pour de bon, force vous est d’admettre que vous venez de fumer un virginia monumental et incomparable qui est le résultat d’une tradition vieille de deux cents ans. Grandiose.

McClelland, Wilderness

McClelland WildernessDans son livre The perfect smoke, Fred Hanna raconte en long et en large la genèse du Wilderness, le deuxième blend qu’il a créé à la demande du propriétaire de McClelland. Vu que Mike McNiel lui avait fait parvenir une série de tabacs d’Orient et une bonne quantité du célèbre lot de latakia syrien importé en 2004 par McClelland, Cornell & Diehl et GL Pease. Il était d’emblée évident que ces herbes précieuses constitueraient l’épine dorsale du mélange futur, d’autant plus que Hanna s’était immédiatement rendu compte que la qualité de ce shekk-el-bint-là dépassait de loin celle de tous les latakias syriens qu’il avait dégustés avant. Comme j’ai eu le privilège de recevoir un échantillon de 50g de ce fameux lot, j’ai pu déguster ce syrien à l’état pur. Un choc, une révélation, une expérience inoubliable. Ce tabac était tout simplement exceptionnel.

Hanna décide alors de sortir des sentiers battus : plutôt que de tenter d’émuler les grands modèles du genre comme le Balkan Sobranie 759 ou le Marcovitch, il veut créer un mélange original, personnel et complexe en se fiant exclusivement à son intuition. Il se met à l’œuvre et se lance dans une série de tests en combinant douze tabacs différents, entre autres le latakia syrien, du latakia chypriote, du yenidje, du drama, du mahalla, différentes variétés de basma, du red et du dark stoved virginia. Les résultats sont systématiquement décevants : Hanna n’arrive pas à trouver le juste équilibre entre les ingrédients et, dès lors, chaque blend sombre dans la médiocrité. A tel point que Hanna, découragé, est prêt à abandonner son projet. Mais soudain, pendant une nuit blanche, il est surpris par l’harmonie et la complexité de son dernier essai. Le voilà, le mélange dont il avait rêvé. Pourtant, il ne comprend pas pourquoi cette recette est en plein dans le mille. Il a simplement eu le bol de tomber dessus. C’est pourquoi Hanna conclut qu’il n’a pas créé la recette, mais qu’il l’a découverte.

Le Wilderness est enfin né. Etant donné que Hanna avait envisagé dès le début d’élaborer un oriental blend plutôt qu’un typique anglais, la composition peut étonner : 35% de latakia, très majoritairement syrien. Il suffit cependant d’ouvrir la boîte pour se rendre compte que le nez n’a strictement rien à voir avec un typique anglais. À l’âge de sept ans, les brins de toutes les couleurs dégagent certes un fumé fin, mais ce qui frappe d’emblée, ce sont les arômes vineux et boisés qui me rappellent un pessac-leognan élevé en barriques brûlées et des odeurs qu’on retrouve dans la série Grand Orientals. On sent également l’aigre-doux des virginias et quelque chose de vaguement floral. En vérité, je n’arrive pas à faire justice à un nez tellement complexe, harmonieux et invitant. C’est le genre de tabac que je peux humer pendant des minutes, sans me lasser. D’ores et déjà je sais que m’attend une expérience mémorable.

C’est parti et d’emblée je suis abasourdi. À l’époque, j’ai fumé divers blends de Pease et de Cornell & Diehl contenant une bonne dose de ce mythique shekk-el-bint. Dans tous ces mélanges, je reconnaissais immédiatement la très typée présence aromatique du syrien, ce qui faisait que tous ces mélanges avaient un évident air de famille. Mais voilà qu’ici ce tabac à la personnalité tellement marquée a été dompté et s’est docilement intégré dans l’ensemble. Et quel ensemble ! Dès les premières bouffées, mon palais est cajolé par une fumée crémeuse et riche, complexe et aromatique, élégante et raffinée, évolutive et espiègle. Les variations et les permutations se succèdent sans cesse et jusqu’à la fin et jamais, jamais un ingrédient ne domine. L’harmonie et l’équilibre sont prodigieux. A sept ans, le Wilderness a clairement atteint son apogée et s’avère rien moins qu’un tabac d’anthologie.

Tout connaisseur qu’il soit, Fred Hanna est un blender amateur. Que cet apprenti sorcier soit parvenu à créer un tel monument, relève du miracle. Moi, je déborde d’admiration. Pour fêter la 300ième revue, je ne vois pas quel tabac pourrait être plus approprié.