Font-ils un tabac ? n°73

par Erwin Van Hove

28/08/17

TAK, Kieler Freu(n)de “Alte Hasen”

Ca fait quarante ans que je fume la pipe et ça ne m’est jamais, mais alors jamais arrivé. Ne voilà-t-il pas que le sachet en plastique livré voici trois semaines s’est transformé en champignonnière dans laquelle mon plug sert désormais de festif banquet gratuit à une colonie d’exubérantes moisissures blanchâtres qui pullulent et se boursouflent sans gêne aucune. Saloperies de pique-assiette ! Bande d’écumeurs de tabac ! Tabacomanes de mes deux !

J’enrage. Et ça ne s’arrange pas quand j’ouvre le sachet et que je touche le contenu. Ce plug n’est pas humide ; il est trempé. Je maudis donc Thomas Darasz qui m’a vendu de la flotte au prix du tabac et qui me prouve à la même occasion que loin d’être un blender accompli, il tient encore de l’apprenti sorcier à qui il arrive de gaffer. L’ironie du nom du tabac ne m’échappe donc pas : Alte Hasen signifie Vieux Routiers. Et c’est pareil pour la première partie : Kieler Freude ou Kieler Freunde. Joie de Kiel ou Amis de Kiel. Ah oui, cela va sans dire : c’est en effet en livrant du tabac dégoulinant enfermé dans du plastique que le myciculteur de Kiel répand la joie et se fait des amis.

Et c’est tellement dommage parce que quand je regarde les strates de divers bruns et surtout les arabesques que dessinent les feuilles de tabac entières sur les surfaces du plug, je me mets à saliver. Dilemme. Est-ce que je jette la barre de tabac ou est-ce que j’essaie d’en récupérer une partie ? Ma décision dépendra de ce que je trouve à l’intérieur. Je sors donc le nakiri, j’enlève les parties avariées en prenant une bonne marge, puis j’inspecte les nouvelles surfaces. Plus de trace de moisissure. Tout en sachant que mon tabac peut être infesté de spores invisibles, je me jette à l’eau : me voilà en train de préparer une pipée.

Mais il faut attendre avant de bourrer ma pipe. Les tranches découpées et transformées en brins contiennent tellement d’eau qu’il est inconcevable d’essayer de les fumer sans les sécher au préalable. Exposé à l’air, le tabac dégage une odeur surprenante : du parmesan vendu sous forme de poudre – une odeur que je déteste – et des tomates séchées à l’huile.

En tout et pour tout, j’ai fumé deux pipes de Alte Hasen. Sans prendre de notes. C’était prévu pour les pipes ultérieures. Malheureusement, quoique conservé à l’air libre, en moins d’une semaine, ce qui restait de mon plug était à nouveau couvert de moisissures. Bref, poubelle. A défaut d’analyse, je me bornerai donc à vous faire part d’une impression générale : mes deux pipées ont révélé un tabac masculin, équilibré, sérieux, naturel.

Bien entendu j’ai contacté par courriel Thomas Darasz pour lui signaler le problème. Je vous laisse juge de sa réaction : Mes excuses. Je suppose que le tabac était trop humide quand il a été emballé. Prière de mentionner le code untel sur votre prochaine commande et à ce moment-là je remplacerai le plug. Je résume : pour avoir droit à ce que j’ai dûment payé, il faut d’abord que je sorte à nouveau mon portefeuille. Et que pour la deuxième fois je prenne à ma charge les frais de port. Et ben. J’ai sèchement répondu qu’il n’était pas du tout certain que je lui passe une nouvelle commande. Plus de réponse. Silence radio.

Ce silence qui trahissait à mes yeux un évident manque de sérieux et de sens commercial, m’a choqué tellement que ma décision était prise : plus jamais je n’achèterais un gramme de tabac chez Motzek. Jusqu’au jour où, inopinément, le facteur m’a livré une boîte contenant une nouvelle barre de Alte Hasen nettement moins humide cette fois-ci. Evidemment j’ai remercié par courriel l’expéditeur. Pas de réponse. Pas bavard, le Darasz. Mais qu’à cela ne tienne, me voilà quand même en mesure de vous présenter une analyse plus poussée.

Composé de virginia, d’orient, de perique et de black cavendish, le plug offre une jolie palette de couleurs. S’il est aisé de découper de fines lamelles de tabac, il faut les triturer longuement pour les rendre fumables. En fait, les tranches se transforment en petites pelotes de longs brins entremêlés. Plus de tomates séchées, plus de parmesan. Le nez est introverti et pas flatteur : champignons, humus, un petit coup de chaussette sale. Il est clair que le tabac n’a pas été dopé aux arômes alléchants.

Dès le premières bouffées, le Alten Hase révèle son caractère. Pas fruité pour un sou, le tabac se cantonne dans un registre terreux avec des touches de croûte de pain et de cigare dans lequel il est difficile de distinguer des saveurs individuelles. C’est dire qu’il s’agit d’une composition harmonieuse et équilibrée. Et c’est pareil pour la structure : le sucré, l’acide, l’amer et le salé sont parfaitement dosés et forment un irréprochable tout cohérent. Corsé et rassasiant, ce plug ne verse pas dans la dentelle, mais sans pour autant dépasser les limites du supportable. Ceci dit, ce n’est pas un tabac pour nicotinophobes. La combustion est très lente et à aucun moment la fumée n’irrite la langue. Même si le goût s’intensifie vers la fin, on ne peut pas parler d’un tabac vraiment évolutif.

Vu son caractère sombre, terre à terre, strict, le Alten Hase ne s’adresse pas à ceux qui sont friands de mélanges enjôleurs. Par contre, ceux qui apprécient un blend viril, pure nature et sans fioritures, verront en ce plug allemand un tabac réussi qui constitue une alternative valable aux plugs britanniques.

PS : Un mois plus tard, je ressors le plug de mon armoire à tabac pour le déguster à nouveau. Je n’en crois pas mes yeux. Voilà que pour la deuxième fois, je me retrouve avec une belle colonie de moisissures sur les bras. Bon, ça suffit maintenant. C’aura été ma première et ma dernière commande chez l’apprenti sorcier qui se prend pour un pro. Basta.

PS bis : Une dizaine de jours après la mise en ligne de cet article, sans avertissement préalable, je reçois un petit colis dont l’expéditeur s’avère être Thomas Darasz. En sort un nouveau plug. Apparemment mes textes sont lus en Allemagne. J’envoie un courriel de remerciement au blender, mais pas de réponse. J’attends 15 jours avant d’essayer le tabac. Pas de moisissure et un taux d’humidité peu élevé. Désormais le Alte Hasen dévoile toute sa richesse et me comble vraiment. Tel qu’il se présente maintenant, ce plug confirme mes impressions antérieures, mais en outre m’impressionne par une focalisation accrue, c’est-à-dire que tous les ingrédients travaillent ensemble pour aboutir à un goût compact et concentré comme un poing fermé. Ça, c’est du blending qui m’inspire du respect. Voilà en fin de compte un plug parfaitement réussi qui me persuade que Thomas Darasz a beaucoup de potentiel après tout.

Dan Tobacco, Rainer Barbi Memorial Blend

Si l’on me forçait à dresser le top 3 de mes pipiers favoris, nul doute que le pape de la pipe allemande figurerait dans la liste. A mon avis, l’œuvre de Rainer Barbi est d’une élégance et d’une finesse exceptionnelles. Et si l’on me demandait quel pipier présent ou passé j’aimerais inviter pour prendre un verre, je n’aurais pas un moment d’hésitation. Rainer était un interlocuteur disert, affable, cultivé, lucide, vif, humoristique, susceptible, haut en couleur qui lorsqu’il était lancé, se transformait en torrent verbal. C’était en outre une encyclopédie vivante pour qui l’univers de la bruyère et de la pipe n’avait plus de secrets et un homme à conviction qui étayait ses analyses et ses points de vue à la fois avec acuité et avec un enthousiasme contagieux.

Rainer, je l’ai rencontré plusieurs fois et à deux reprises j’ai eu le plaisir de m’entretenir longuement avec lui. Jamais je ne l’ai vu la pipe au bec. C’était un camé de la clope. S’il lui arrivait de sortir une pipe, il paraît qu’il la bourrait de préférence d’un aromatique de qualité. Personne n’est parfait. En tout cas cela explique pourquoi le mélange qui a été créé par DTM en hommage au pipier disparu, est une combinaison de virginias et de cavendish aromatisé à la noisette et au caramel.

Le Rainer Barbi Memorial Blend est une belle mixture de brins acajou et noirs et de jolis fragments de virginias fauves. Des odeurs de Nutella, de caramel, de sirop d’érable se fondent en un tout agréable qui ne rappelle en rien les aromatiques vulgaires. Franchement, ce nez est plutôt invitant.

Oui, c’est sucré, mais pas de façon caricaturale, parce que des acides nobles et toujours présents évitent le piège du doucereux. Même si le descriptif mentionne des saveurs de noisette et de caramel, je perçois surtout du sirop d’érable, des notes torréfiées dues au cavendish et de temps à autre une pointe de pruneau. Les saveurs sont simples et nettement plus vigoureuses que ne le laissait présager le nez. Comme ce genre de tabac n’est pas exactement ma tasse de thé, j’aurais même souhaité un peu moins d’intensité. A ma surprise la puissance est aussi au rendez-vous côté vitamine N. C’est en effet un mélange passablement corsé qui, par ailleurs, ne souffre pas des tares des aros moins bien nés : il ne mord pas la langue et il ne devient pas amer.

Dans la deuxième moitié les virginias se libèrent de la domination du cavendish, ce qui fait que l’ensemble gagne en élégance et en vivacité. Le sirop d’érable fait place à des accents mielleux, épicés et citronnés que j’apprécie nettement plus.

Pour commémorer le personnage pantagruélique qu’était Rainer Barbi, il aurait fallu, me semble-t-il, un mélange autrement plus palpitant. N’empêche que le Maître aurait fort probablement apprécié cet aro bien fait.

McClelland, St. James Woods

Du red virginia, du black stoved virginia et du perique. Aux dires de McClelland, un broken flake au caractère particulièrement riche et profond, rehaussé du fascinant arôme de perique. Je les crois sur parole puisque la maison est le grand spécialiste des virginias rouges et noirs et que son perique provient de chez Mark Ryan.

Il va de soi que les couleurs sont sombres : de l’acajou, du brun foncé, de l’anthracite. Comme il se trouve des morceaux durs dans le mélange, il est conseillé de prendre son temps pour le triturage, sinon vous risquez des problèmes de combustion. Cela permet d’apprécier par ailleurs le parfait degré d’humidité. Le nez, c’est du McClelland, mais cette fois-ci c’est à la fois moins prononcé et plus complexe : du vinaigre volatile, de la tomate, du vineux, voire une touche de citronnelle et de boulangerie.

L’entrée en matière est plantureuse : j’ai rarement goûté des virginias aussi doux. Ils rappellent le sucre candi. Petit à petit, on change de registre : d’abord des acides nobles viennent complémenter le sucre, ce qui fait qu’on est désormais sur l’aigre-doux, puis arrive le poivré du perique. La structure devient à la fois ronde et percutante pendant que la fumée, pourtant pas particulièrement dense, véhicule des saveurs intenses. Outre le poivre et l’aigre-doux, on distingue du pruneau, de la réglisse et du boisé. Malgré les acides et le piquant, le St. James Woods n’agresse ni la langue ni les muqueuses. Quant à sa puissance, elle est faite pour n’indisposer personne.

McClelland St James Woods

Déjà à partir du milieu de bol, les goûts se concentrent et se fondent en un tout bien équilibré, sombre, épicé et boisé. Cela ne veut pas dire pour autant que les saveurs soient particulièrement complexes ou évolutives, puisqu’à ce stade les sucres deviennent nettement moins opulents et que le fruité joue à cache-cache. On peut le regretter, d’autant plus qu’à cause de la combustion lente, vous en avez pour un bon bout de temps. Il faut ajouter cependant que vers la fin, il y a des flashes de profondeur accrue.

Il est indéniable que le St. James Woods est un VA/perique très bien fait. Et pourtant j’ai un regret : la maturité et l’opulence des virginias sont telles qu’il est à mon avis dommage de les avoir dénaturés en y ajoutant du perique. Je suis certain que purs, ils auraient été absolument brillants. Bref, en fumant du St. James Woods, je ne peux m’empêcher de rêver du fabuleux Blackwoods Flake.