Font-ils un tabac ? n°56

par Erwin Van Hove

16/05/16

Rattray’s, Black Virginia

Oui, c’est noir. Oui, c’est du virginia. Et pourtant je trouve que le nom du mélange manque de franchise, ce qui fait qu’il risque d’attirer une clientèle qui ne s’intéresserait vraisemblablement pas à ce tabac s’il arborait le drapeau correct. Parce qu’en vérité, un tabac pareil est universellement connu sous le nom de black cavendish. Peut-être que les bonnes gens de Kohlhase & Kopp ont voulu mettre en exergue le fait que leur cavendish est du genre anglais : fait non pas avec du burley, mais exclusivement avec des virginias qui ne subissent pas de sauçage aux aromates. L’unique but du procédé cavendish à l’anglaise lequel consiste à fermenter dans des presses le virginia préalablement humidifié et chauffé au moyen de vapeur, c’est d’adoucir et d’arrondir le tabac en faisant ressortir au maximum les sucres naturels qu’il contient. Du moins, c’est la théorie. Dans la pratique, les blenders aident Mère Nature en ajoutant au tabac du sucre. Remarquez que ce dopage au sucre n’est pas considéré comme un vrai casing, ce qui explique que la mention A coal-black Cavendish without any flavour additions imprimée sur la boîte n’est pas mensongère.

Il arrive fréquemment que les cavendish soient trop humides, ce qui n’est pas le cas de l’échantillon de Black Virginia que je teste. L’odeur est typiquement celle de la mélasse avec un petit côté fruité. Des pommes au four peut-être et du pruneau. Ce n’est ni impressionnant ni complexe, mais ce n’est certainement pas désagréable.

Pour déguster ce genre de tabac qui selon mon expérience tend à finir par m’ennuyer, je choisis des pipes à foyer peu volumineux. Et hop, le festival de variations sur le thème mélasse-cassonade-sucre candi commence. Heureusement une bonne dose d’acidité évite le piège du sirupeux. Loin d’agresser les muqueuses, elle apporte de la fraîcheur et du zeste. Et puis, de temps à autre une note de noisettes fait irruption, ce qui rend le fumage moins monotone. Parce qu’il faut le dire, si le Black Virginia est un cavendish tout à fait respectable vu son équilibre, il ne vous entraîne pas exactement dans une aventure inoubliable. La plus belle fille au monde ne peut donner ce qu’elle a et les atouts de cette Vénus noire sont limités. D’autant plus qu’elle n’est pas svelte, mais plutôt maigrichonne. C’est donc un tabac fort léger qui me laisse sur ma faim.

Si le black cavendish est votre tasse de thé, n’hésitez pas. Si vous êtes fumeur d’aro en quête d’un tabac plus naturel qui ne risque pas de vous sevrer de votre addiction au sucre, allez-y sans crainte. Si vous partagez mes goûts, une pipée ou deux comme péché mignon, pourquoi pas ? Mais vous aurez du mal à finir la boîte.

Gawith Hoggarth & Co, Kendal Dark

Si on organisait un sondage parmi les pipophiles pour déterminer quelle coupe de tabac ils préfèrent, il est exclu que le shag cut sorte vainqueur. Le shag, c’est la coupe pour rouler des clopes. D’accord, il y a toujours eu du shag pour pipes un peu partout dans le monde, mais il faut avouer que ces mélanges vendus en pochette ne font pas exactement partie de la fine fleur de l’offre mondiale. Pourtant, la maison de qualité qu’est Gawith & Hoggarth s’obstine depuis des décennies à nous en proposer toute une gamme. Et je vous l’avoue sans vergogne : là, je suis fan.

Le Kendal Dark se vend exclusivement en vrac et est composé de air cured et de fire cured virginias. En tout cas selon les uns, parce que selon les autres, le blend contiendrait également des burleys. Quoi qu’il en soit, on ne décèle que des bruns dans la pochette qui au premier abord sent le Drum, populaire tabac à rouler batave de mon adolescence. En humant, je découvre la typique odeur grillée de tabacs fire cured, des arômes de brun et une note mentholée. Avant tout, ça sent le tabac d’homme, sans fioritures, à l’ancienne. Le shag est plutôt humide, ce qui n’empêchera pas pour autant une bonne combustion.

D’emblée on reconnaît le style Lakeland : c’est du lourd et la fumée est à la fois rassasiante et veloutée. On est loin, très loin des saveurs sucrées, fruitées, herbeuses ou fleuries des virginias usuels. Ici nous sommes en plein dans le registre sombre du torréfié, du moisi, du boisé, du terreux. C’est le genre de tabac qui vous réchauffe les os par temps de chien.

La structure est parfaitement équilibrée : pas mal d’acidité mais du genre civilisé, de l’amertume, une note saline et un fond de ce qu’il faut de douceur. Quant à la vitamine N, si elle ne vous assomme pas, il est quand même à noter que mieux vaut avoir l’estomac rempli. En tout cas, si vous êtes nicotinophobe, il vaut mieux s’abstenir.

Ne vous attendez pas à une symphonie ou à un feu d’artifice. Bien que le Kendal Dark s’exprime avec ampleur, il s’en tient à une rusticité rectiligne, sobre, voire austère, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il est exempt de subtilités et de nuances. Mais pour les découvrir, il faut savoir regarder au-delà de ses façons de butor macho.

Hans Schürch, Torina (Sob.)

Il y a un quart de siècle, à l’époque où je venais de m’amouracher du latakia, mes premières références étaient les Dunhill. Jusqu’au jour où j’ai fait la connaissance de Tarek Manadily. Suisse d’origine égyptienne, Tarek tenait en ce temps-là une fabuleuse boutique en ligne dans laquelle il ne vendait que des pipes qu’il avait personnellement choisies dans les ateliers de la fine fleur des artisans italiens. C’était un esthète à l’œil sûr et analytique qui savait décrire chacune des pipes en vente avec une lucidité et une précision exceptionnelles. Il avait par ailleurs le même don pour décortiquer des tabacs. Ce n’était donc pas un hasard si les notes de dégustation publiées sur le site de Synjeco étaient de sa main. Bref, si quelqu’un du calibre de Manadily vous oriente vers les tabacs de Hans Schürch, vous ne faites ni une ni deux. D’autant plus que le portrait qu’il me brossait du blender suisse était touchant : grand concessionnaire de Honda, Schürch pratiquait l’art du blending en amateur, par pure passion. Et il le faisait entièrement à la main, assisté de quelqu’un qui devait peser les ingrédients en raison du fait que, malvoyant, il était incapable de lire la balance.

L’une des séries que vendait Schürch par le biais de Synjeco, c’était celle baptisée Classical English blends. Je les aimais tous, mais deux tabacs en particulier m’époustouflaient : l’Onyx et le Torina qui surclassaient sans conteste mon 965 et mon Nightcap. Mais voilà qu’un jour les gabelous m’ont présenté une addition salée pour leurs bons et loyaux services. Je vous garantis que comme procédé de dissuasion, c’est efficace. Donc plus de commandes chez Synjeco. Mais voilà qu’il y a un an ou deux, un membre du forum me contacte pour me demander si une boîte de Torina me ferait plaisir. Et comment ! Ce généreux m’en a donc offert une en me suggérant d’en parler dans Font-ils un tabac ? Chose promise, chose due. Allons-y.

L’ouverture du colis me réserve deux surprises : le tabac est conditionné en boîte alors que chez Synjeco tous les Schürch se vendaient en vrac et j’ai beau tourner la boîte dans tous les sens, je ne trouve nulle part le nom du mélange. Si, je lis Sob. Or, pour quiconque maîtrise la langue de Shakespeare, ces trois lettres ont un sens bien précis : son of a bitch. J’ai cependant du mal à croire qu’un gentil Suisse baptiserait son tabac de la sorte. Il est donc plus logique de supposer que Sob. se réfère à Sobranie, vu que le Torina a toujours eu la réputation d’émuler le légendaire Balkan Sobranie. Elementary, my dear Watson. Reste à savoir pourquoi la boîte ne porte pas bêtement le nom de Torina. Simple : parce que cette boîte n’a pas été achetée chez Synjeco. En vérité, Daniel Schneider a rebaptisé tous les mélanges de Hans Schürch qui, lui, les désigne prosaïquement d’un chiffre ou d’une abréviation.

Belle palette de teintes allant du blond au noir. Des virginias, du latakia, des turcs et du perique. Une coupe classique dans laquelle de très larges fragments de tabac fauve attirent le regard. Bizarre : à l’ouverture de la boîte, je découvre un nez de balkan authentique avec du fumé, certes, mais également avec les vivaces arômes si typiques d’herbes d’Orient de qualité, mais dans les jours qui suivent, je ne décèle plus que du champignon, du moisi, du médicamenteux, une note acide.

Est-ce que ma mémoire me joue des tours ou serait-ce mon actuel manque de sympathie pour le latakia qui dénature mes perceptions ? En tout cas, ce que je goûte ne correspond absolument pas à mes souvenirs. Tel que je me le rappelle, le Torina était un balkan plein et rond, riche et rassasiant. Une grosse cylindrée pétaradante. En comparaison, le Sob que voici, c’est une mobylette. Avant, le duo syrien/oriental chantait avec conviction et en parfaite harmonie un hymne à la vie. Maintenant, je n’entends qu’une banale rengaine de voix suraiguës et essoufflées. Plus de trace de syrien. Du chypriote commun qui marche sur les plates-bandes des herbes turques. Et depuis quand le Torina pèche-t-il par un excès d’acidité et de piquant qui me rappelle le Tabasco ? Où sont passés les plantureux virginias qui amadouaient les orientaux et le perique ? Même une Dunhill, une Ruthenberg et une Baki, pourtant remarquablement douces, n’arrivent pas à rectifier l’évident déséquilibre.

Pour une déception, c’est une déception ! Davantage son of a bitch que Sobranie, le Sob est devenu méconnaissable. Serait-ce la raison pour laquelle Synjeco a supprimé le Torina de son catalogue ?