Du temps où j'étais encore latakiophile pur et dur, j'ai fumé en tout et pour tout une seule boîte d'Early Morning Pipe. Pffff, un truc de gonzesse en comparaison avec le 965, le London Mixture ou le Nightcap. Maintenant que les concentrés de latakia ne sont plus ma tasse de thé noir, l'envie me prend de vérifier si désormais j'arrive à m'accommoder de l'insoutenable légèreté de l'EMP. Petite visite à ma civette locale donc. De retour à la maison, je constate que la boîte fraîchement achetée date de 2011. Une bonne surprise.
J'aime ce que je vois : très peu de latakia dans un mélange de virginias blonds et rouges rehaussé de tabacs orientaux. Le nez aussi me plaît : c'est fin, équilibré et à travers le terreau et la tourbe on sent les élégantes herbes d'Orient. Humidité parfaite, donc c'est parti.
Très vite je dois me rendre à l’évidence : je n'ai pas changé d'avis, ce tabac n'est pas pour moi. Certes, les virginias sont assez sucrés et les turcs facilement perceptibles quoique du genre discret. Et il est vrai que le latakia a été employé avec parcimonie. Mais la structure me déplaît : il n'y a pas suffisamment d'ampleur et d'opulence pour contrebalancer l'amertume et l'acidité. Pas assez de goût. Pas assez de vitamine N. Pas de fumée dense et veloutée. Pour moi, c'est de l'air chaud parfumé. Je n'y prends donc aucun plaisir sauf tout à la fin du bol, quand les saveurs s'intensifient.
Est-ce dire que c'est un mélange raté ? Non, puisqu'il a été créé pour commencer la journée en douceur et que je conçois qu'on puisse l'apprécier pour cette raison. Seulement voilà, pour affronter jour après jour les aléas de notre vallée de larmes, il me faut un remontant autrement plus tonifiant. Mon early morning pipe à moi, c'est du semois qui a par ailleurs l'avantage de s'accorder parfaitement avec le café. Or, tôt le matin, du pétun et du jus bien tassés, c'est le strict minimum pour faire face à la condition humaine. Un truc de gonze ne fera jamais l'affaire.
Pour moi, aucune coupe de tabac n’est aussi visuellement attractive que le spun cut. J’adore les curlies, les coins, les medallions sous toutes leurs déclinaisons et, par conséquent, je suis le premier à regretter leur rareté. Quel plaisir donc de découvrir dans le catalogue 2015 de Dan Pipe le chiot nouveau-né de la série Bulldog : Roper’s Roundels. Rondelles du Cordelier. Des rondelles, putain !
L’emploi du terme roper peut cependant induire en erreur puisqu’il ne s’agit pas d’un classique rope coupé en rondelles. En vérité, divers virginias et du perique sont d’abord pressés en flakes qui sont ensuite enroulés autour d’un cœur de black cavendish, puis les rouleaux ainsi obtenus sont pressés à nouveau avant d’être découpés. Quoi qu’il en soit, le résultat est fort joli : des médaillons d’un diamètre de 4cm avec divers bruns et du fauve qui tourbillonnent autour d’un centre tête de nègre. Ça me rappelle certains roll cakes de chez Mac Baren ou le Bull’s Eye d’Orlik. Pas étonnant quand on sait que DTM fait fabriquer son Roper’s Roundels au Danemark chez le Scandinavian Tobacco Group.
L’odeur qui émane des coins est du genre discret : un peu de paille des virginias et une certaine fraîcheur. Pas de fruits secs, pas d’épices : le perique se cache. Fondamentalement, ça sent le tabac et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. Un tantinet humides, les médaillons se réduisent facilement en brins qui se consumeront sans problèmes.
Le fumage est un vrai plaisir, l’harmonie étant au rendez-vous. Des virginias mûrs aux sucres bien dosés, du perique qui apporte de la vivacité sous forme d’une acidité gentiment poivrée, et puis, de temps à autre, une vaguelette de douceur sombre à chaque fois qu’un fragment du cœur de cavendish est atteint par la braise. Pas de fruits charmeurs, pas d’épices envahissantes, pas de soufflet nicotinique. On est dans le registre du tabac naturel et civilisé avec cependant une finale plus intense où toutes les saveurs se concentrent et se marient.
Ce n’est pas un mélange impressionnant, mais un tout parfaitement équilibré qui du début à la fin dorlote vos papilles de saveurs agréables et masculines à la fois. C’est en quelque sorte une synthèse entre le naturel du Dunhill Deluxe Navy Rolls, l’acidité du Three Nuns et le cœur tendre des rolls cakes de Mac Baren. Une très belle surprise que je recommande chaudement.
Rebelote. Encore une nouveauté exceptionnelle de la manufacture allemande. Un plug. Plus British que ça, on meurt. D’ailleurs, rien à voir avec les clébards, ces chiens salés. En vérité, c’était le surnom des matelots de la Royal Navy de l’époque où Britannia ruled the waves.
Compact mais pas pour autant dur comme fer, le morceau de plug très foncé avec ici et là un point fauve se laisse découper facilement en tranches très fines. J’en profite pour vous recommander une fois de plus les couteaux japonais autrement plus tranchants que les lames européennes.
Virginia/perique assaisonné au rhum. Du moins, c’est ce que je lis, parce que je suis incapable de déceler la moindre trace de l’or liquide des Caraïbes. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Après avoir humé mes tranches, je vous avoue que cette fois-ci je m’en contrebalance royalement. Franchement, qui a besoin de rhum quand ce qu’on sent est si réconfortant ? Mmmmm, cette sourde et conviviale odeur de gâteau et de sucre de canne. Rien d’ostentatoire, mais quel chaleureux accueil ! La simplicité d’un tablier immaculé, la sincérité d’un sourire de grand-mère.
Vive l’Europe ! Fait au Danemark à la demande d’une entreprise allemande, ce plug s’inspire de toute évidence du style anglais. Non, il n’a pas la force indomptée des plugs britanniques, mais il en émule le velouté, le fondu et la profondeur. L’équilibre sucre/acide est exemplaire et niveau saveurs, c’est tout l’art de l’understatement à l’anglaise. Pas de saveurs individuelles qui en jettent, mais un tout sérieux, modeste et profondément satisfaisant. Par ailleurs, le nom Salty Dogs est parfaitement bien choisi parce que la fumée est remarquablement saline. Et le plaisir dure. Longuement. Parce que les brins se consument extrêmement lentement et sans exiger la moindre attention.
Assurément ce n’est pas un tabac estival. Mais je me réjouis déjà à l’idée de m’installer confortablement dans un fauteuil, un chat ronronnant sur mes genoux, et d’allumer une pipée de Salty Dogs pendant que dehors le vent hurle et les averses fouettent les volets fermement clos. C’est de la consolation faite tabac.