Je n’ai jamais aimé le Golden Sliced. Ca fait donc une quinzaine d’années que je n’en ai plus fumé. Et voilà que tout récemment j’ai été pris d’une soudaine et irrésistible envie de réessayer ce porte-drapeau de la marque Orlik.
Première surprise : l’apparence du tabac. Dans ma mémoire, une pochette de Golden Sliced contenait des flakes classiques. Par contre, ma boîte toute neuve de 100g est remplie de longues ceintures enroulées. Je reconnais donc uniquement la couleur brun clair et dorée.
Deuxième moment de stupeur : manifestement la mémoire me joue des tours. Dans mon esprit, le Golden Sliced était l’exemple type du virginia blend qui me laisse indifférent : une ingénue blondinette dont le caractère provincial, superficiel et candide ennuie tout homme attiré par des atouts autrement plus lascifs et luxurieux. Je suis donc étonné de découvrir une courtisane parfumée. De la bergamote, de l’abricot, une touche florale, une goutte de musc. Cela embaume même tellement qu’on n’est pas loin des boudoirs à la Lakeland. Ca me rappelle même le St. Bruno ou l’rinmore, mais en version light.
Troisième source d’ahurissement : personne ne semble connaître au juste la composition des tranches de tabac. Personnellement, j’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un VA pur. D’ailleurs le texte sur ma boîte achetée en Allemagne ne laisse pas de place au doute : ce sont des virginias en provenance des Etats-Unis, point barre. De son côté, Troels Juul Mikkelsen, le chef d’atelier chez Orlik, qui fume tous les jours du Golden Sliced puisque c’est son tabac de prédilection, a confirmé dans une interview qu’il s’agit d’un 100% virginia. Cependant, lui, il spécifie qu’il s’agit d’un mélange de virginias américains, brésiliens et africains. Mais voilà que les choses se compliquent. Depuis des années, il est mentionné sur les boîtes destinées au marché américain que le Golden Sliced contient également du burley. Quand on attire l’attention de Mikkelsen là-dessus, il répète dans un premier temps que c’est impossible et que le Golden Sliced ne contient que des virginias. Plus tard, après s’être informé, il se ravise et explique que le texte sur les boîtes américaines est erroné : il n’y a pas de burley, mais une pincée de perique ! Or, chez Villiger-Stokkebye, l’importateur américain, on nie farouchement l’utilisation de perique dans la recette du Golden Sliced et on réaffirme la présence de burley dans le blend. Allez savoir. Quoi qu’il en soit, personnellement je ne détecte aucune trace de perique. Pour moi, c’est un VA pur ou un VA avec une touche de burley.
Le degré d’humidité du tabac permet de le bourrer tel quel. Il n’est pas nécessaire, même pour des débutants, de transformer les flakes en brins. Il suffit de déchirer une partie de la ceinture, de la plier et de la rouler brièvement entrer les doigts avant de l’enfourner. La combustion sera remarquablement aisée et lente.
Nous voilà partis. D’emblée, le palais confirme les impressions du nez. Les saveurs de foin caractéristiques d’un virginia blond sont dominées par des arômes d’agrume et d’abricot qui développent en cours de route un arrière-goût chimique. C’est un tabac plutôt léger et estival avec une douceur discrète et une acidité marquée, sans grande profondeur. S’il y a suffisamment de goût, il est clair que ce goût est par trop constant et unidimensionnel. Je dois dire que la bergamote finit toujours par me gaver. Plus d’une fois je termine donc le bol par devoir plutôt que par plaisir.
En guise de conclusion, je dois me rendre à l’évidence : malgré le fait que le Golden Sliced tel que je viens de le redécouvrir ne correspond pas au souvenir qu’il m’avait laissé, il continue à me décevoir. Je le trouve passablement barbant et plutôt écœurant. Je n’aime pas trop son aromatisation qui suscite en moi des images de fioles chimiques plutôt que de vergers de bergamotiers. L’honnêteté m’oblige cependant à mentionner que c’est le tabac à pipes le plus vendu au Danemark. Que tant de pipohiles l’apprécient, prouve que ce n’est évidemment pas un tabac objectivement mal fait. En revanche, je vous garantis qui si vous aimez ce genre de virginia blond aux accents d’agrumes, le Reiner Long Golden Flake vous comblera nettement plus.
Grand amateur de semois depuis mon adolescence, j’ai dégusté au cours de ma carrière de pipophile à peu près tout ce qui touche de près ou de loin aux semois, depuis les authentiques tabacs de la Semois produits par les planteurs eux-mêmes, jusqu’aux innombrables pseudo-semois que j’ai croisés durant ces 37 ans. Toutes ces expériences m’ont prouvé que rien ne vaut les vrais semois. Il n’y a donc pas de jour qui passe sans que je ne fume une ration de La Brumeuse de Vincent Manil ou de Vieux Bohan de Joseph Martin.
Je ne m’explique toujours pas pourquoi le fana de semois que je suis, avait toujours omis de goûter les tabacs de Jean-Paul Couvert. Quelle incompréhensible lacune ! Mais bon, mieux vaut tard que jamais. Ca fait maintenant un mois que je teste simultanément le Vallée du Mont d’Or, le Cordemoy et le Dix Cors Brame. Qu’ai-je été bête ! La dégustation des tabacs de Couvert a été rien moins qu’une révélation. Dire que j’aurais pu jouir depuis des années de ces semois fabuleux.
Depuis toujours on inculque aux fumeurs de semois un dogme : le semois se fume sec. Cette doctrine, j’y ai toujours cru, je l’ai fidèlement mise en pratique et je l’ai moi-même propagée. Et voilà que les trois paquets de Couvert ne contiennent pas d’herbes grésillantes, mais au contraire des tabacs souples et élastiques, frais comme la rosée. Visuellement parlant, les trois tabacs se ressemblent beaucoup. Dans le Cordemoy, il y a un peu moins de brins dorés, mais pour le reste on découvre partout les tons bruns et la coupe typique d’un semois pour pipes. Et c’est pareil pour le nez : il est évident qu’il s’agit de trois déclinaisons du même terroir et du même atelier. Les différences sont donc minimes. Pas étonnant quand on lit les laconiques descriptions sur le bon de commande :
Les trois tabacs sont naturels puisqu’exempts de tout ajout chimique et ils sont vieux puisqu’il s’agit d’assemblages de tabacs de divers millésimes pour garantir une qualité et un goût constants. Le qualificatif grand arôme se réfère au fait que le Dix Cors Brame a été aromatisé au moyen d’herbes de la région. Ceci dit, ce mélange existe également en version pure nature, mais je ne l’ai pas essayé.
Alors, ce nez ? Il m’est impossible de le décrire avec précision. Tout ce que je sais, c’est qu’il est agréable et invitant, harmonieux et assez subtil. Certes, il y a le côté campagnard du semois avec des notes de terre fraîche et d’étable, mais rien à voir ni avec le viril pif rustique, ni avec les évidents arômes de cigare des tabacs de Manil. Par contre, j’y découvre par moments des effluves de biscuits, voire de pain d’épices. Malgré son aromatisation, le Dix Cors Brame dégage fondamentalement des odeurs de tabac naturel. Il est vrai qu’on y détecte un je ne sais quoi de parfumé, mais c’est parfaitement intégré dans l’ensemble et extrêmement subtil. Je dois dire que j’adore les chaleureuses odeurs des trois tabacs. Si je devais choisir un favori, ce serait le Vallée du Mont d’Or, mais de justesse.
Passons à la dégustation. Si l’aromatisation tout en finesse du Dix Cors Brame apporte sa touche d’originalité presqu’imperceptible, si le Cordemoy me semble un tantinet plus corsé que les deux autres et si le Mont du Vallée d’Or me paraît le plus nuancé des trois, il est avant tout évident que les trois mélanges sont intimement apparentés. En même temps, il saute aux yeux que cette petite famille n’a pas grand-chose en commun avec les semois de Manil. Chez Manil, on est en plein dans le registre rustique et franc. La famille Couvert, elle, s’exprime avec nettement plus de douceur et de finesse. Le semois de Manil, c’est une force de la nature, brute et sauvage. Le semois de Couvert, c’est la nature domptée, policée et structurée. Le résultat impressionne et empoigne moins que chez Manil. Par contre, les Couvert vous séduisent et vous comblent par leur caractère amical et convivial, par leur superbe équilibre et par leur raffinement.
Reste à savoir si ce caractère doux et docile et cette gracieuse délicatesse sont dus exclusivement au terroir de Jean-Paul Couvert et à son savoir-faire ou si l’hygrométrie y est pour quelque chose. Difficile de trancher. Il faudrait que je teste les trois tabacs quand ils auront perdu leur fraîcheur. Peut-être que mes observations concernant un autre tabac de la Semois permettent de formuler avec prudence une hypothèse. Quand j’ai testé pour ma chronique le Vieux Bohan de Joseph Martin, je l’ai décrit comme délicat, subtil et flatteur. Un semois autrement plus féminin que La Brumeuse de Vincent Manil. Or, à cette époque le tabac m’avait étonné par son degré d’humidité assez élevé. Aujourd’hui, c’est-à-dire deux ans plus tard, il me reste un paquet de ce Vieux Bohan. Il va de soi que son emballage primitif ne l’a pas protégé de l’assèchement. Et voilà le goût devenu méconnaissable. Il ne me viendrait plus à l’esprit de le décrire comme délicat et subtil. En vérité, il est désormais nettement plus proche de la saveur brute et rustique du semois de Manil. J’ai donc décidé de le réhumidifier. Sans atteindre leur raffinement originel, les herbes réhydratées ont indéniablement retrouvé leur douceur et leur finesse.
Il se peut donc très bien que l’ancien adage selon lequel le semois doit se fumer sec, ne soit qu’un mythe. Je comprends bien sûr que vu l’absence de conservateurs, le semois risquerait de moisir s’il était conservé trop humide. Mais voyez-vous une bonne raison qui expliquerait pourquoi il serait nécessaire de le fumer à un degré d’humidité nettement inférieur à celui des autres tabacs dits naturels ? Moi, je n’en vois pas. Quoi qu’il en soit, la prochaine fois que je sortirai de la cave un paquet de La Brumeuse, je le réhydraterai pour voir ce que ça donne. A ce moment, j’en aurai le cœur net.
Mais je m’égare. Revenons à nos oignons et formulons une conclusion. Les trois Couvert m’ont vraiment épaté. Je les recommande tous trois et sans aucune réserve à tout amateur de bruns. J’ose même prétendre que les âmes sensibles qui jugent les tabacs de Manil trop impétueux, se doivent d’essayer ces semois ronds et policés. La mégère est apprivoisée.