Errances d’une volute

par Laurent M

05/12/22

Saison 26 - Rajek’s N°10, l’ouvreur de nues

“Au troisième Repas, pour l’adieu au shabbat - je m’en souviens comme si c'était aujourd’hui même -, le vent s’est couché et la pluie s'est mise à tomber, un vrai déluge, à Dieu ne plaise ! Il pleut et il pleut sans cesse et sans fin, aussi “nul ne sort et nul ne rentre”, et nous sommes restés chez le rabbi, en rangs serrés, tête contre tête…

Après la bénédiction, Rabbi Nahman alluma sa pipe. Chacun sait que fumer fut toujours pour lui une sorte de service. Jamais il n’usait du tabac à seule fin de plaisir, ou de remède, mais pour venir à bout d’une difficulté. Je le tiens de sa sainte bouche. Et ce soir-là, nous pûmes voir de nos yeux que fumer était pour lui un moyen de combat, qu’il livrait là une vraie guerre. Les volutes sortaient de sa sainte bouche “telles les flèches de la main du héros”... Il est écrit “dans la main”, mais c’est tout comme…

Ainsi que je l’ai dit, “personne ne sort et personne n’entre”. L’assistance se presse autour du Rabbi, et au cœur du cercle de fidèles, sur son fauteuil de velours rouge - don d’un riche négociant en bois - , Rabbi Nahman est assis et fume la pipe. Et plus il tire sur sa pipe, plus son humeur noire se dissipe, et ses yeux de sainteté se mettent à briller et à étinceler, comme à leur habitude. Son regard rayonne désormais de la ferme assurance et de la vaillance propre à un véritable maître, qui sait qu’en fin de compte il doit gagner ! Car c’est lui le meneur de cercle, la fine fleur - le guide spirituel de la génération -, et il n’a pas le moindre désir de lâcher les rênes.

A cette vue, toute l’assemblée tient à lui prêter main forte, et ce fut une belle pipaillerie ! Une tabagie, pour le coup, à ne pouvoir imaginer ! Le dense nuage de fumée aromatique montait, montait, et au sein de la nuée les yeux de Rabbi Nahman se mirent à luire comme des étoiles… À en faire pâlir de jalousie les bougies dans les candélabres et les chandeliers…

Et sous la fumée, le plafond disparut, s’évanouit, et toute l’assistance sentit s’ouvrir au-dessus d’elle un ciel libre… On pouvait réellement entendre le battement des ailes au-dessus des têtes… Et l’on savait que c’était le froissement d’ailes des anges descendus des cieux pour combler l’absence de public, et qu’avec la même ferveur que nous, ils attendaient et se languissaient des contes du Rabbi.

Alors il commença…”

Isaac-Leibush Peretz, contes hassidiques (Kassidish, 1894-1912)

“Le dense nuage de fumée aromatique montait, montait, et au sein de la nuée les yeux de Rabbi Nahman se mirent à luire comme des étoiles…”. S’il fallait décrire l’effet attendu du tabac à pipe chez le fumeur, les propos de Peretz tombent juste. Il y a longtemps que j’avais lu ce passage des contes hassidiques mais je me demandais bien à quel type de tabac il pouvait s’appliquer pour le fumeur qu’était le rabbi Nahman. A lire Peretz, on se demande bien si des herbes additionnelles ne sont pas ajoutées au tabac pour ouvrir les esprits ! Oh ! Cependant, on peut dire simplement que cela s’applique à tout type de tabac qui procure du plaisir au fumeur et, en ce domaine, il y a autant de produits que de fumeurs, autant d’expériences que de ressentis. L’enchaînement des fumages montre bien que dans ce domaine du plaisir gustatif et olfactif, la relativité du goût est le fruit du terreau personnel dans lequel il se développe. Et lorsqu’on évoque le plaisir, ce dernier peut être d’ordre olfactif, gustatif, et parfois visuel et tactile lorsque l’on prend plaisir à manipuler un “rope” ou un “flake”. Fumer la pipe engage toutes les facultés du corps, tous les sens.

Il est cependant un domaine de la satisfaction pipiero-tabagique où l’intime et le personnel rejoignent le plaisir, c’est quand l’alliance mystérieuse d’une pipe et d’un tabac font atteindre au fumeur ce niveau de rêverie et de confort qui touche au divin, au souvenir d’un baiser maternel, d’un goûter au chaud après une balade dans les bois d’automne, d’une lecture qui fait abolir la frontière du temps et nous entraîne dans les champs de l’éternité. C’est quand l’on sait que la pipe va être l’alliée pour résoudre un problème, enchaîner une réflexion, ouvrir les portes et les nues pour atteindre à l’illumination qui paraît tellement évidente une fois qu’on l’a atteinte. On le sait, cette éternité ne dure que l’instant d’une pipe et, lorsque nous sommes dans cet état, nous sommes partagés entre le souhait de fumer pour prolonger l’instant et le regret de le faire en sachant que la combustion de l’herbe va indéfectiblement raccourcir ce moment.

L’épuisement de la boîte de tabac est incontestablement un drame lorsque que l’on sait de surcroît que ce tabac est introuvable, ne figure plus dans les boutiques, ne se trouve même pas sur Tobacco Review et que la recherche de son nom nous fait aboutir sur une mannequin certes très appétissante mais absolument infumable, même dans une tenue brûlante limitant le tissu au strict minimum de la décence. Le Rajek’s N°10 appartient au domaine du souvenir, mais un souvenir délicieux de bois fumé, de saveur tourbée, de douceur. Voilà bien un tabac que j’ai fumé agréablement durant plusieurs jours et qui m’a ouvert, à l’instar de Rabbi Nahman, les portes du ciel. Le fait que j’ai terminé la boîte dans les rues d’Anvers où réside une forte communauté hassidique a été, de plus, une sorte de coïncidence curieuse où la fiction de Peretz rejoignait la réalité touristique par un biais littéraire étrange. Jorge Luis Borges eût aimé ce genre de sérendipité.

Alors quoi, ce Rajek’s N°10 ? Oui, c’est un latakia, point final. Il n’a pas bouleversé le monde des “lat” auquel cas il serait toujours là sans être las, à donner le la. Le bon “goût anglais” n’agresse pas les muqueuses, n’est pas amer, utilise des bons produits, dont des VA’s de qualité. C’est le cas de ce produit qui se rapproche bien d’un “Quiet Night” ou d’un “Ten to midnight”. Assez humide à l’ouverture de la boite, il se laisse sécher quelques heures afin de trouver la bonne consistance qui évite au fumeur de pipe de se transformer en testeur de briquet et consommateur de gaz. Le bourrage est aisé et je dois dire que revenir au ready-rubbed après tous ces tabacs fumés en flake, rondelles, cordes, cubes, est un confort fainéant bienvenu. Une pincée, un petit secouage de fourneau pour que ça descende bien, un petit tassement de l'index et hop, le tour est joué. Ce tabac se consume facilement, gardant une constance de goût remarquable mais que d’aucuns trouveraient monolithique. Pour ma part, j’aime bien quand ça roule, comme une voiture avec laquelle il ne faut pas s’arrêter toutes les vingt bornes pour faire un réglage, faire refroidir le moteur, ajouter de l’huile, de l’eau, regonfler les pneus, etc. Non, on allume, on fume, on dégage la cendre. C’est tout ce que je demande d’un tabac de savoir aussi se faire oublier et, pour le coup, le Rajek fait le travail.

Rajek’s N°10
Rajek’s N°10

Comment te dire adieu ?

Oui, comment te dire adieu alors que c’est toi qui es parti ? D’entre nous deux, tu as fait le premier pas en arrière, tu t’es effacé de la scène en saluant et disparaissant dans une dernière volute. Je t’en veux pour cela, Raj, car tu m’as fait connaître un joli plaisir de fumeur et sans doute ce plaisir était-il mâtiné du fait que je savais que notre relation allait être éphémère, courte et bonne. Alors au revoir, cela a été un plaisir de faire quelques pipes ensemble. Nous nous reverrons dans ce ciel que tu as ouvert, comme pour le rabbi des contes.
Toutefois, ne fais pas d’effet de manches en sortant car si je sais que je ne te reverrai plus, c’est une demi-vérité car la boîte que j’ai achevée à regret a une sœur jumelle en cave !

Adin Steinsaltz


Adin Steinsaltz (1937-2020) - Traducteur du Talmud
Source : Associated Press, AP Photo/ Bernat Armangue
Adin Steinsaltz : Wikipedia