Errances d’une volute

par Laurent M

11/07/22

Saison 22 - Gallaher Condor, le bifrons

Je suis un peu en froid avec les virginias. Non pas que nous en entendions mal, loin de là, mais nous nous côtoyons en nous saluant de la pipe, sans chercher à approfondir la conversation qui fait le propre des civilisations dignes de ce nom. Aussi, lorsque j’ai croisé M. Condor, je l’ai salué très distraitement, feignant même l’indifférence blasé de celui pour qui le Va est signe de fatigue et d’insatisfaction.
M. Condor appartient à la maison Gallaher, qui fut fournisseur de la Couronne britannique jusqu’à ce que le Prince de Galles, farouche anti-fumeur, lui retire ce droit - Sic transit gloria mundi. Vexée, la maison Gallaher devint japonaise en s’alliant au groupe Japan International Tobacco. Gallaher est plutôt connue pour les cigarettes à travers des marques emblématiques comme Camel, Benson & Hedges, Winston, American Spirit. Les rouleurs de cigarettes se reconnaîtront dans le Old Hoborn Sur le site de JTI*, le Condor apparaît tout en bas de page, en très discret. C’est le petit cousin de province de la famille.

Condor existe principalement en catégorie “long cut”, le brun, et en “ready rubbed”, le vert. C’est celui auquel j’ai malaxé les brins en premier. On le trouve aussi en plug vert et en blended Yellow. Il y eut un Condor black XX.

Si l’insignifiance de la couleur du tabac devait avoir un nom, je pense que ce serait celui du Condor vert. Non pas que le vert soit une couleur insignifiante, bien au contraire, mais c’est que ce tabac a une couleur … de tabac. Je sais que c’est idiot à dire mais parfois vous avez des mélanges qui font apparaître plusieurs variantes de couleur, allant du jaune paille au noir, avec des éclats mordorés. Là, c’est un brun fauve mâtiné d’éclats clairs, à la limite du caramel au beurre salé. Le tout tire vers une tonalité très sombre de tabac entre puce, terracotta, chocolat, avec des pointes Lavallière et Terre de Sienne. La tonalité s’apprécie mieux en image mais les images, vous le savez, sont souvent trompeuses en fonction de l’éclairage que vous avez. Ainsi de ce tabac qui se présente, à quelques instants d’intervalle, avec un plumage de charognard très différent.

Gallaher Condor
Gallaher Condor

En clair comme en foncé, une banalité à faire peur, hormis le fait que l’on peut y déceler les quelques variétés de l’assemblage, mais avouons que l’intérêt est aussi limité qu’un scénario de télé-réalité. Mettez devant un néophyte un ready rubbed, un flake, un plug, un curly et un rope et vous verrez que le ready rubbed est rarement le point d’attention. Non, en l’espèce, la première impression que j’ai eu est une impression de banalité débouchant sur un tabac passe-partout, sorte de costume deux pièces cravate sombre pour Chef d’Etat ou cadre dirigeant d’une grande boîte implantée dans un quartier d’affaires. Du clonage, quoi !

La maison Gallaher indique, du moins c’est indiqué sur Tobacco Review, que ce tabac est un aromatique à base de virginias, aromatisé aux essences florales. De l'essence florale ? Quand vous lisez cela, vous vous demandez quelle fleur a bien pu prêter son concours au mélange. C’est un mystère et le site américain ne s'appesantit pas dessus, non plus que ses commentateurs habituels pour lesquels c’est toujours à base de “citrus, tangy, soapy, woody”,... Maudits ! Certains mêmes évoquent “a floral soapy kind of alcoholic zingy taste” - Gloups ! Je ne suis pas un fan de fleurs dont les parfums ne me laissent pas béat. J’évite les endroits trop parfumés, notamment avec des fragrances qui sentent la pétro-chimie de bas de gamme. Ne pas oublier que les fleurs s’adressent aux insectes dont les délicats organes sont en capacité de détecter les phéromones les plus subtils, loin devant nos gros naseaux de boeufs. En l’espèce, pour en revenir au Condor, c’est moins à la fleur qu’à l’herbe qu’il faut faire appel. Et l’herbe en décomposition s’il vous plaît, sorte d'humus formé progressivement par les déchets végétaux. Si du point de vue de la mercatique la fleur est plus vendable, la réalité olfactive se rapproche de ce que vous avez dans les bacs à compost ! Ce n’est pas désagréable non plus si on apprécie l’odeur de la fosse à purin et des meules de fumier. Voyez que nous sommes loin des roses et du géranium.

Et à l'allumage, alors ? Oui, car ce n’est pas tout, on n’est pas là ni pour brouter de l’herbe ni pour la humer. Nous ne sommes pas comme Ferdinand le taureau * qui préférait humer les fleurs plutôt que de fumer une bonne pipe, ce con mais sympathique bovidé !

Eh bien ! Ce tabac est tout simplement… bon. C’est encore plus idiot à dire en parlant d’un tabac à la couleur bête. Dès les premières bouffées, il développe un arôme franc, pas piquant pour un sou, savoureux avec une belle tonalité d’arrière bouche en rétro-olfaction. Il y a une légère pointe d’acidité et de poivre propre au Va mais qui ne tourne pas à l’agressif. La combustion est d’une aisance confondante dans la pipe Ardor PdG que j’utilise pour ce test. La fumée est sèche et fraîche. Le tabac ne fait pas chauffer la pipe. Vous savez que parfois, il y a ce sentiment de chaleur même si on fume toujours de la même façon. Affaire d’humidité, de tirage, ce chauffage est pénible et oblige à aérer le tabac, rallumer fréquemment, … Ici, la combustion est lente et régulière et laisse se développer les arômes avec aisance.

C’est plaisant, touchant et laisse un petit pincement au cœur, comme ces silhouettes gracieuses entrevues au coin d’une rue et je ne vais pas vous chanter “les passantes” de papa Georges. Mais comme tout hymen, arômes, parlons-en ! Il y a une tonalité de pain légèrement grillé, de fournil ventilé, de foin engrangé depuis plus d’une semaine après une averse d’un mardi qui laisse encore transparaître l’odeur de la pimprenelle, de sciure de bois fraîchement coupé par le petit Chaperon rouge devant la cabane de sa grand-mère le week-end d'avant celui où le loup est venu bouffer la vieille (sinon, on aurait senti l’odeur des larmes de la pauvre enfant). Dans l’ensemble, c’est très agréable et j'avoue que cela me réconcilie en partie, juste un peu, un soupçon, avec les Va dont certains mélanges récents que j’avais goûtés et dont les noms s'évaporent déjà de ma mémoire tant ils ne m’ont guère marqué. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a pas que du Va dans ce mélange et que le Burley y a sa part.

Mais voilà, les goûts évoluent en fonction des pipes et si le Condor a pris son envol dans l’Ardor, il est devenu un peu plus charognard dans la PdG en morta de Tristan. Certes, le goût est assez similaire mais il ressort plus étouffé, plus sombre. Les saveurs sont moins rendues, le morta ayant tendance à moins entrer en résonance avec ce tabac. La morta et le ready rubbed se regardent en chien de faïence avec autant d’aménité que deux opposants politiques. Plutôt étrange mais c’est ainsi. Aussi, je me demandais bien ce que pouvait donner l’autre face du Condor, le brun “long cut”.

C’est l’autre visage de Janus de ce tabac. Janus est le dieu bifrons des fins et des recommencements (d’où le nom de notre mois de janvier), pas celui des sphincters des mammifères (je préfère prévenir) qui laisserait à penser que le Condor est un tabac de m…. Même composition mais méthode de production différente et donc deux visages différents de cette herbe. Déjà, entendons-nous sur la notion de Long Cut. Le long cut est un flake effiloché, pré-coupé. En l’espèce, le condor n’était pas coupé mais apparaît bien en flake traditionnel, assez gras au demeurant, nécessitant de le malaxer longuement et de le laisser sécher un peu quelques minutes avant de l’enfourner, au risque de devenir plus un as de la molette à briquet que du fumage. J’ai fait le premier essai dans la Ardor, histoire d’avoir une similarité de pipe. Les juristes parlent de “parallélisme des formes” mais à chacun son truc.

Autant le ready rubbed m’a semblé bon, autant celui-ci m’a fait une tête revêche avec un goût assez dur, astringent. Il est vrai que par certains côtés, il ressemble au Saint-Bruno flake et comme je n’avais pas apprécié ce dernier, je reste logique dans ma perception de l’herbe pressée. Que donne-t-il à l’odeur avant le fumage ? Il y a des fragrances florales indéniables pour le coup, de type géranium il me semble. C’est toutefois très discret. Surtout, ce qui prédomine est une odeur de paille fraîchement coupée et bottelée. Plus d’odeur de pain grillé ou de croûte de gâteau.

Comme j’avais eu la première expérience décevante dans la Ardor, j’ai repris la morta de Tristan pour être en phase avec l’essai du Condor vert. Et là, c’était très différent. Le goût est toujours plus franc que le ready rubbed et montre une tonalité plus assombrie. C’est correct, cela se développe honnêtement sans trop de rallumages et donne une pipée assez convaincante dans l’ensemble. Pas d’amertume, de piquant où de saveur désagréable. J’avoue en être assez surpris. Pour parfaire l’essai, je réédite dans un contexte assez spécial, celui de la vague de chaleur du 17 juin 2022 où, à Paris, le thermomètre a décidé de se faire une petite grimpette dans les 37°C. Bien sûr, d’aucuns diraient qu’il est tout à fait déraisonnable de fumer dans ces conditions et que la chaleur tue le goût du tabac. Je n’ai guère d’arguments à opposer à cela mais il semble surtout vrai que les conditions de température modifient principalement notre perception du tabac, pas le tabac lui-même.

Gallaher Condor Gallaher Condor Gallaher Condor

Avant de faire cet essai, j’avais la veille bien préparé la pipe. Deux flakes convenablement malaxés, laissés séchés trente minutes à l’extérieur, puis enfournés. Le fourneau de la pipe a ensuite été fermé par un bouchon en liège de façon à ce que cela ne sèche pas trop. Sous la chaleur écrasante de ce samedi, je me suis rendu au parc de l’Ile Saint-Germain, merveilleux parc de l’ouest parisien qui fait croire d’être dans un coin de campagne reculé, avec ses sentiers bucoliques et ses vieux arbres au pied desquels on peut s’asseoir tranquillement pour s’en fumer une bien bonne. Ce que je fis avec la musique du regretté Klaus Schulze dans les oreilles, histoire d’arriver à planer un peu malgré la chaleur. L’expérience de fumage fut bonne et le Condor long cut n’a pas perdu une once de mordant avec la chaleur. C’est un tabac franc et plaisant, ne laissant transparaître aucune pointe d’amertume, bon d’un bout à l’autre. Certes, il n’évolue guère dans ses fragrances, mais cette stabilité le sert plutôt car il permet au fumeur de retrouver le même goût en toutes circonstances. Le tabac était suffisamment sec pour ne pas avoir à le rallumer plus de quatre ou cinq fois et reconnaissons que c’est plutôt bien.

Comment te dire adieu ?

Je ne serais pas de ceux qui disent : El Condor , pas ça* ! Bien au contraire, c’est un tabac honnête et franc qui mérite d’être connu, un tabac de tous les jours pour ceux qui fument tous les jours. Attention, c’est le type de tabac qui va trier le bon grain de l’ivraie dans le public des fumeurs. C’est pas un truc de vapoteurs et de pipailleux à la petite semaine. On n’est pas dans le Bo Bun avec des pousses de soja, plutôt dans la brochette marinée avec du piment d’Espelette. C’est le genre de produit qui peut provoquer le rejet, comme je l’ai eu avec le Saint-Bruno ou le Triple Play alors que ce sont deux tabacs reconnus. Les deux modalités de présentation (ready rubbed et Long Cut) ont chacune leur originalité et je n’ai relevé aucun défaut majeur dans l’une ou l’autre. Toutefois, le ready rubbed me semble plus plaisant en goût alors que le long cut joue plus sur la corpulence et la force, surtout dans une morta. C’est ainsi qu’il offre un double visage de tabac à la fois plaisant mais exigeant, de tous les jours mais sans se faire oublier. C’est un tabac civilisé au visage de Janus. Si l’on en croit les récits sur Janus, ce dernier aurait civilisé les premiers habitants du Latium qui menaient, avant son arrivée, une vie misérable ne connaissant ni les cités, ni les lois, ni la culture du sol. Comparaison n’est pas raison mais pour toutes celles et ceux qui errent à la recherche d’un tabac idéal, le condor peut les aider non pas à atteindre cet idéal, mais à remettre les pendules à l’heure, trouver un point de référence autour duquel les explorations peuvent reprendre. Avec lui, vous êtes en bonne compagnie.

Le roi Janus par Sebastian Münster


Source : Le roi Janus par Sebastian Münster, 1550.Wikimedia Commons - The Conversation*