Errances d’une volute

par Laurent M

07/03/22

Saison 19- Confessions d’un infidèle tabacophile sur les heures qu’il occupe à souffler de la fumée - Vêpres

Vêpres, où l’on parle du Motzek plug N°2, du Frenchy’s Fuhged...machintrucbidule avec de la glace à la vanille et du gros cul, entre autres herbes impies mais néanmoins délicieuses, ou presque.

Fratres ! Dans la vie d’un fumeur de pipe, il y a des moments où l’on goûte l’amertume, l’acide, le grimaçant voire le vomissant. D’aucuns imagineraient avec facilité et moult erreurs de jugement que la confession à laquelle je m’abaisse devant vous ici n’est qu’un défilé de douceurs, une voie pavée de loukoums rebondis, un pays de lait, de miel et d’amandes. Non, il y a des périodes où les délices ne viennent pas, les rêves non plus, des périodes où le fumage est trouble, les pipes revêches, le tabac mal assorti, des jours où le pays de Cocagne devient celui de la cogne. Il en est ainsi de toute quête où l’inconfort est le lot commun avant de connaître la joie fugace et intense de la jouissance tabagique.

Motzek plug numéro 2

Il y avait de quoi se lécher les babines. “Un plug à base de Virginias et de cavendish noir. Les tabacs doux et sucrés sont légèrement aromatisés avec du sirop d'érable et ensuite pressés à haute pression sous forme de plug”. Tom Darasz prévenait que depuis 2017, le sirop d’érable était remplacé par du vrai miel. J’étais comme un ours en train de se dandiner devant un gros pot. L’odeur semblait prometteuse et discrète. Cependant, comment qualifier une mauvaise donne, un mauvais accord, un rendez-vous manqué, une impossibilité d’accord ? Ce tabac m’a donné l’impression d’être une personne qui vous téléphone, insiste à parler avec vous alors que vous ne la connaissez pas, qu’elle vous appelle par un autre prénom que le vôtre. Elle vous demande pourquoi vous répondez ainsi puisqu’elle a fait le bon numéro et malgré le fait que vous lui expliquiez que non, qu’elle a fait un mauvais numéro, elle s’énerve, insiste, ne comprend pas et finit par raccrocher fâchée. Justement, le numéro 2 de Motzek est un peu comme cela. Ce tabac a été fumé d’abord dans une Missouri Meerschaum puis dans une grande Moretti. Passons sur l’aromatisation au miel, le fumage n’en révèle aucun et c’est assez frustrant. Soit que j’ai un palais en béton, soit que le goût soit parti avec le temps, “sabor fugit”. Reste le mélange VA/CA. Là, le constat est une vraie purge pour moi car, fratres, si vous aviez prévu de me donner en avance franche pénitence, ce fut chose faite avec ce mélange. Le goût est fort, astringent, amer et peu plaisant. Normalement, les virginias ont cette petite tonalité sucrée sympathique qui les rend souriants. Ici, ce fut une grimace ! Certains pourront aimer mais pas moi. Heureusement que je n’avais qu’un petit morceau de ce plug et que la pénitence fut vite achevée.

Motzek plug numéro 2

Frenchy’s Fuhgeddaboudit Vanilla Ice

L’étiquette le précise : “ a tasty blend of vanilla and a dash a’more vanilla plus a touch a’...ummm, some more vanilla, with a little somethin’ cool added”. Si avec ça vous ne comprenez pas que vous allez verser du sirop de vanille dans votre pipe, alors vous avez la simplicité d’esprit qu’affectionnait notre bien aimé Saint François d’Assise, qui n’en se faisait pas compter néanmoins. On peut être simple sans être simplet. M’enfin, convenez fratres, qu’à la lecture du descriptif, il faut s’attendre à de la grosse tartine herbacée dans laquelle la saveur du tabac est comptée pour négligeable. Et le nom, le nom. Avec cette forme déformée de “forget about it”, on sent l’ordre comminatoire d’oublier ça. Quelque chose me dépasse dans l’appellation mais qui doit bien parler aux autochtones outre-Atlantique. C’est donc avec une certaine crainte que j’ai choisi mes pipes pour ces tentatives. On prend du robuste, de l’étanche, du résistant, du baroudeur. Une Missouri Meerschaum, une écume.

Frenchy’s Fuhgeddaboudit Vanilla Ice

Pourtant, à l’ouverture de ce certainement très vieux sachet, l’odeur de vanille ne saute pas aux narines. Sans doute le temps a-t-il fait son œuvre, comme il le fait sur chacun d’entre nous en enlevant la verdeur et l’acidité de nos caractères pour en conserver la bonne pâte mûrie. Bref, l’odeur de vanille est discrète et en ressort une sorte d’odeur de caramel et de lait très discrète. C’est sympathique et le tabac ne colle pas, ou plus, aux doigts. Il y a du VA, très clair, très doux. Les essais dans les pipes de combat s’étant révélés concluants, je suis passé aux “delicatessen”, à savoir la PdG réalisée par Steve Liskey. Si jamais je ne vous ai pas avoué combien elle était une de mes préférées pour la finesse de guêpe de sa taille et sa lentille fine parfaitement adaptée à ma dentition, alors cet essai est l’occasion de le proclamer. Je mets le tabac à l’intérieur, j’allume et là, ouf “Qu’est-ce là qui monte du désert comme une colonne de fumée odorante d’encens et de myrrhe, de tous les aromates des marchands ?”, pour paraphraser le Cantique des Cantiques. Un goût légèrement vanillé discret, odoriférant, une douceur incomparable qui vous prend au creux du ventre et qui vous laisse dans un état second de béatitude. Ah ! si toutes les volutes étaient comme celle-ci, si toutes les pipes étaient comme celle-là. Et dire que ce tabac sera introuvable mais c’est la destinée du fumeur de pipe que de vivre de telles béatitude, de vouloir les renouveler et au moment où il atteint l’objet de son rêve, celui-ci se dérobe, s’évanouit, se dissipe en effilochements qui lui laisse des regrets. Vous l’aurez compris, fratres, j’ai hautement apprécié cet échantillon.

Scaferlati Gris

Scaferlati Gris

Le gros cul ! Il fallait bien en passer par là un jour. Tant qu’à avoir pris (je ne m’abaisserai pas à dire “déguster”, quoique l’épreuve fut certaine) du Caporal, autant continuer sur ce bon vieux tabac de troupe dont la destinée me fut confiée par le vénérable Bruno le Drômois, facteur d’outils de fumage au pied du Vercors. Le cube de scaferlati évoque tout de suite des images de tranchées tant il fut popularisé à ce moment-là. Vlà l’perlot, l’trèfle, l’gros cul. Le tabac de la victoire fût autant indispensable au moral des troupes que les bidons de vin. Le paquet que j’ai eu entre les mains sentait moins le tabac frais que le papier gris et crissait sous les doigts, signe d’un dessèchement très avancé de la matière. Il ne datait pas de la guerre de 14 et n’avait pas à son front ce gros Q qui lui a mérité son aimable patronyme. Il n’empêche que c'était un vrai cube de papier gris parfaitement scellé. Enfin, quand je dis scellé, il s’agit de papier, avec la porosité qui sied à ce matériau, en air comme en humidité. A l’ouverture, le tabac est compact, très compact mais encore en brins entiers, coupés en fins petits rubans frisottés d’une couleur brune uniforme. Je défais longuement les brins compressés et les mets à réhydrater très doucement. Il enfle, se dilate et je peux commencer à fumer. J’avais été prévenu par la chanson de Berthe Sylva :
Du gris que l'on prend dans ses doigts
Et qu'on roule
C'est fort, c'est âcre comme du bois
Ça vous saoule
C'est bon et ça vous laisse un goût
Presque louche
De sang, d'amour et de dégoût
Dans la bouche

Scaferlati Gris

“C’est fort, c’est âcre comme du bois”. En peu de mots, le chansonnier résume l’esprit du Gris. L’esprit ? L’enfer du Gris, comme il peut exister l’enfer du Nord pour les vélocypédistes. Ça te colle un bon pain sur la langue et te tapisse les muqueuses d’une rafale acide aussi dense qu’une préparation d’artillerie au 75. Est-ce dû à l’ancienneté de ce tabac ? Sans doute en partie et l’exposition prolongée à l’atmosphère a dû faire réagir l’herbe vers la pente de l’amertume. L’odeur révèle bien cette modification. L’herbe a pris l’odeur du papier, le papier celui de l’humidité et cela sent comme une vieille commode oubliée dans un grenier et dont les tiroirs sont remplis de papier journal jauni. Une odeur de cave humide dans laquelle plane le parfum de la moisissure. On ne la voit pas mais elle est là. Conclusion : un tabac infumable. Il serait malséant, Fratres, de le distribuer aux fumeurs nécessiteux car cela serait leur faire une piètre aumône et une vile farce. L’herbe est partie dans les latrines. Peut-être les bonnes bactéries du bon Dieu seront-elles moins effarouchées que moi. Rétrospectivement, je n’en suis que plus admiratif et respectueux pour les poilus de la “Der des Der” pour lesquels ce tabac puissant devait cependant apparaître comme d’un grand réconfort dans la Géhenne des tranchées. Mieux valait ces volutes là que celle du gaz moutarde.

Revenons à Berthe :
“Du gris, que dans mes pauvres doigts
Je le roule
C'est bon, c'est fort, ça monte en moi
Ça me saoule
Je sens que mon âme s'en ira
Moins farouche
Dans la fumée qui sortira
De ma bouche”

sylva gris