Errances d’une volute

par Laurent M

03/01/21

Saison 17 - Confessions d’un infidèle tabacophile sur les heures qu’il occupe à souffler de la fumée - Sexte

Sexte, où l’on parle du Ten to Midnight, du Caporal brun et du Timm No name Gold, entre autres herbes impies mais néanmoins délicieuses.

Nous avançons le long de ces heures canoniales et mes péroraisons ne s’arrêtent point. Elles ne s’arrêtent d’autant point que la production de tabac augmente, augmente. Des produits s’arrêtent, d’autres viennent sur le marché. De vénérables maisons cessent leur activité et de nouveaux blenders se lancent. C’est le cycle perpétuel. “Nil nove sub sole” aurait marmonné le Qohelet. Alors moi aussi, je marmonne, j'égrène ma litanie des petits sachets comme une prière silencieuse à tous les blenders pour qu’ils continuent à nous procurer ces herbes si bonnes.
Frères très chers, je sais que le péché de gourmandise est dans la liste des “capitaux”, ceux en tête de peloton, dans l’échappée de la course à la perdition. On le croit bénin mais nous trempons allègrement dedans en accumulant qui mieux mieux nos herbes dans nos celliers. Le gourmand est celui qui en veut toujours plus. Que celui parmi vous qui ne stocke pas comme une fourmi me jette la première boîte de McClellands ! D’aucuns diraient que ce n’est qu’une simple épargne de précaution pour les jours de disette qui s’annoncent. Ah ! Je connais le rêve de Joseph avec ses sept vaches grasses et ses sept vaches maigres mais à stocker comme nous le faisons, nous ne faisons que décaler à un futur hypothétique des délices que nous imaginons, comme si le fait de posséder nos précieuses boîtes était le gage d’un paradis du goût. Grave méprise tant sont capricieuses ces herbes et nos pipes mais stocker est révélateur du fait que nous n’attendons que du bonheur. Comment cette aspiration (et je mesure l’emploi de ce mot quand on parle d’un fumeur de pipe) au bonheur pourrait-elle être une faute ? Stocker par gourmandise, autant vous le dire fratres, est un acte d’espérance, voire de foi !

Ten to midnight - Heart&Home

Gourmandise disais-je, mais comment pourrait-il en être autrement en présence du magnifique cake du “ten to midnight" ? Celui-ci est un vrai gâteau et quand je l’ai vu, son aspect m’a rappelé une tranche du Christmas pudding que j’ai fait à Noël dernier, reprenant une coutume savoureuse des hérétiques anglois. Onctueux, dense, parfumé, noir, luisant, ce cake caquetait le bonheur, hormis le fait qu’il ne contenait ni raisins secs ni mouillage à la liqueur. La recette du vénérable Russ Ouelette contient juste du Latakia, Oriental/Turkish, Virginia. Tout cela se mélange avec un parfum subtil qui, au début, ne me faisait pas sentir le latakia, dont je raffole de la tonalité de vieux cuir mouillé placé au-dessus des cendres d'un feu de mousse et tourbe.

Ten to midnight
Ten to midnight



J’étais donc un peu déçu d’autant que pour les premières pipes, les parfums n’étaient pas vraiment prégnants. Le tabac me semblait insignifiant, quelconque. Pour autant, le plaisir et la découverte est venu avec une Butz-Choquin Héritage qui, jusque-là aussi, était restée assez insignifiante. Allez savoir ce qui se passe lorsque vous mettez face à face deux choses qui vous semblent insignifiantes. Réaction d’orgueil, d’amour propre, de coup de foudre, effet heureux de la sérendipité ? Ne voilà-t-il pas que les deux larrons se mettent à développer une saveur exquise révélant la profondeur du tabac et toutes les nuances d’une saveur à faire pleurer de bonheur. L'expérience fut la même dès le premier fumage avec la pipe de l’année 2021, une Chacom en morta. Ce “ten to midnight” est un bon cachottier qui se laisse tirer par la manche. Il faut bien le malaxer, lui parler au creux de l’oreille, le laisser sécher un peu dans son coin, le nez contre la paroi de la bruyère ou du morta avant de le regarder droit dans le cake et de lui coller le feu aux fesses, longuement. Et là, cette tête de bois part à la charge et se consume tranquillement.

Caporal brun - Mac Baren

Je sais, je sais, nul besoin de prendre ces mines affligées ! Je suis descendu jusque-là. Il y a quelque temps, frère Aimeric le Transalpin m’avait demandé de lui trouver du scaferlati bleu dans une civette française. Je n’en avais pas trouvé mais je n’ai pas écumé toutes les civettes non plus. Je lui ai donc ramené du caporal brun et en ai gardé un paquet, longtemps gardé en réserve. Sur le paquet, c’est bien marqué brun. Or, sur le site MacBaren, qui produit le “Capo”, le brun n’est pas mentionné comme tel : scaferlati-blends*. Il y a le Caporal Export, le Supérieur, le Saint-Claude, le Scaferlati Caporal, Le Scaferlati Caporal bleu, le Scaferlati Caporal vert. Le brun est mentionné sur mon paquet, peut-être plus ancien qu’il n’y paraît. Quoiqu’il en soit, la texture ressemble fort à ce qui est décrit sur le site du fabricant :

Caporal brun


Dark fired kentucky et bright virginia, le tout séché en air-cured. Bref du virginie pur jus. Les brins sont fins, secs, quasi poudreux. Le tabac nécessite d’être un peu humidifié mais peut se fumer tel quel, au risque d’être plus acide et amer, ce qui n’est pas non plus forcément désagréable pour se désinfecter la bouche ! Le goût est fort mais il ne pique pas; n’agresse pas la langue. Quand on évoque le “goût français”, c’est au caporal qu’il faut songer. D’emblée, à l’allumage, cela envoie une belle décharge. Le goût est puissant, pas animal comme avec du latakia mais la plante est bien là, avec toute sa force. On imagine dès lors qu’on arrivera pas à finir sa pipe mais, comme je l’ai mentionné, ce tabac ne pique pas, n’agresse pas et on finit par apprécier ce goût franc. D’ailleurs, durant le temps où j’ai fumé ce paquet, le retour aux autres tabacs me semblait être un retour à un monde plus sophistiqué, plus artificiel, où l’on cherche des arômes discrets cachés derrière les herbes. Alors bien entendu, il faut aimer une certaine forme de rusticité, sans doute d’amertume mais c’est comme d’un coup devoir se passer du sucre dans son café. Au début cela semble infect, insupportable et puis on redécouvre la saveur du café, son amertume, ses arômes et, le jour où l’on rajoute ne serait-ce qu’un demi-sucre, cela nous semble une bouillie caramélisée. Le “capo”, c’est un peu ça. pas un tabac sur lequel on se jetterait de premier abord, mais pas un tabac qui est à vouer aux Gémonies.

No name Gold - Timm

N’avoir pas de nom, c’est étrange, mais le capitaine Nemo n’avait pas de nom et dans “Mon nom est personne” le cow boy sans nom a une vie d’aventure. Ne pas avoir de nom n’empêche pas d’avoir une personnalité. Pourtant, lorsque j’ai ouvert la pochette de Gold, je me disais être en présence d’un tabac assez commun. Les flakes fauves et jaunes sentaient le virginie à plein nez et je me disais que celui-ci allait bien m’arracher la langue. Je n’aime pas trop les VA/PE comme cela, ils sont tout de suite un poil agressifs. Pourtant je ne leur fais rien de mal, alors pourquoi être violent. C’est ce qui s’est passé avec le No Name. C’est un tabac qui me laisse un sentiment ambigu. D’abord, il fume sévère et envoie une patate épicée de perique sur les papilles, qui grattent et picotent.

Une fois cela fait, pour t’apprendre qui est le maître en ce bas monde imparfait, il envoie en seconde partie de bol une saveur délicate qui caresse le palais et laisse se développer ses douces saveurs. Une baffe puis une caresse. Bad cop, good cop en quelque sorte. A la fin, on se dit qu’il est pas mal mais on hésite à se refaire une pipe, puis on s’en refait une et ainsi, on arrive au bout du paquet comme un randonneur qui sourit en étant passé à travers un buisson d’orties. Bref, pas un de mes préférés mais il reste de bonne allure et tout à fait convenable. A noter que le goût s’est révélé plus développé dans une simple maïs que dans les bruyères, le morta ou l’écume.

Nous sommes au milieu du jour et nous avons encore un long chemin de confidences à faire. Aussi, vue l'heure avancée et sachant que si ventre affamé n'a point d'oreille, bouche sans fumée non plus. Dès lors, prenons ensemble une bonne lampée de volutes avant de continuer.

the Young Pope


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