Errances d’une volute

par Laurent M

28/01/19

Saison 2 - Capstan l’aquacyclonaute olympique

“Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait quitter la table, Pencroff sentit une main s’appuyer sur son épaule.
C’était la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit :
« Un instant, maître Pencroff, on ne s’en va pas ainsi ! Et le dessert que vous oubliez ?
— Merci, monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail.
— Eh bien, une tasse de café, mon ami ?
— Pas davantage.
— Une pipe, alors ? »
Pencroff s’était levé soudain, et sa bonne grosse figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une braise ardente.
Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir ; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses lèvres ; puis, y appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgées.
Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante qui répétait :
« Du tabac ! Du vrai tabac !
— Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l’excellent tabac !
— Oh ! divine providence ! Auteur sacré de toutes choses ! s’écria le marin. Il ne manque donc plus rien à notre île ! »"

“Oui, Pencroff, et même de l’excellent tabac”. Tellement bon que ces bons naufragés en font fumer au singe, Jup : “Et Jup lançait gravement d’épaisses bouffées de tabac, ce qui semblait lui procurer des jouissances sans pareilles.” Je vous l’avais dit que nous n’étions que des primates ! De nos jours, voilà qui ferait la nature d’un procès pour maltraitance aux animaux, comme de faire fumer un crapaud pour le faire éclater !

“L’île Mystérieuse” reste un de mes romans favoris de Jules Verne. Faire repartir la civilisation de zéro avec toute l’ingéniosité humaine m’a semblé, dès l’adolescence, une manière de cacher la laideur du monde et de recommencer sur de meilleures bases. On le voit d’ailleurs dans la tendance “collapsionniste” qui irrigue la presse, le web, la littérature en ce moment. Remettre les compteurs à zéro, partir d’une feuille vierge, rééquilibrer le contrat entre l’espèce humaine et les biotopes. Jules Verne en parlait déjà dans son “Eternel Adam” dès 1910 et dans les années cinquante, qui se souvient du roman fabuleux de George Stewart “Earth abides” (publié en français sous le titre “la terre demeure” ou “le pont sur l’abîme”) duquel l’auteur de science-fiction John Brunner disait : ”Je tiens ce livre pour le meilleur roman de science-fiction. Par-dessus le marché, je crois qu’il s’agit d’un des meilleurs romans jamais écrits. Parce que George Stewart y a traité l’un des plus stupéfiants sujets qu’il soit possible d’imaginer : la mort et la résurrection de l’humanité”. L’île de Verne, c’est le monde enclos, une petite communauté volontaire et partout autour, l’océan. Un désir d'île vierge, là où tout recommence, sorte de “Pitcairn” où peut se rebâtir une utopie sans les débordements sanglants des mutins de la Bounty.

La boite du Capstan est d’un bleu de ciel au-dessus de l’océan. Le nom sent la mer, le caban et les bottes. Cap pour capitaine, Stan pour… J’en sais rien à part l'abréviation du nom de mon ancien lycée ou de la grande place de Nancy. Stan, ça fait vraiment diminutif, godasses de sport avec Smith ou joueur de saxophone avec Getz, pas vraiment marin. En vrai, les capitaines avec la pipe au bec, c’est cliché, Haddock en tête. Le tabac reste pourtant attaché à la figure des marins et gens de mer : Captain black, Hamborger Veermaster, Navy cut, Sailors de tout poil,… La mer et le tabac plongent le fumeur à la fois dans le désir de l’infini et de la lutte contre l'âpreté du quotidien. Haddock est cité, Pencroff également mais comment ne pas citer le harponneur Quieqeg tirant de grosses bouffées de sa pipe-Tomahawk, effrayant le jeune Ismahel : “Patron, dites-lui de ranger ce tomahawk, ou cette pipe ou ce que vous voudrez ; bref, dites-lui de cesser de fumer, et je veux bien revenir près de lui. Mais je ne veux pas d’un homme qui fume au lit à côté de moi. C’est dangereux. Et avec ça, on se sent moins rassuré” lui faire dire Herman Melville dans son “Moby Dick” colossal dans lequel émerge comme un monolithe fatidique la haute figure austère et tourmentée d’Achab qui, parce qu’il cesse de fumer et jette sa pipe à cause de la distraction qu’elle lui offre, sombre dans la folie de la poursuite de la baleine blanche. Relisons l’intégralité de ce court trentième chapitre :

“Stubb parti, Achab resta un moment penché par-dessus la lisse, puis, selon sa récente habitude, il appela un homme de la bordée pour l’envoyer chercher son tabouret d’ivoire et sa pipe. Plantant son siège du bord au vent, après avoir allumé sa pipe à la lampe d’habitacle, il s’y installa pour fumer.
Du temps des vieux Vikings, la tradition rapporte que les trônes de ces rois de la mer, les Danois, étaient constitués de défenses de narval. Or, comment eût-on pu, maintenant, voir le vieil Achab siéger sur son trépied d’ivoire sans songer à cette haute royauté qu’il symbolisait ? Car il était Khan des carènes, roi des océans, grand seigneur des léviathans, le vieil Achab.
Il se passa quelques moments ; les épaisses bouffées, régulières et fréquentes, sortaient nerveusement d’entre ses lèvres, et le vent les lui rabattait au visage.
- Quoi donc ? se prit-il à soliloquer en écartant le tuyau de sa bouche. Fumer ne m’apporte plus le calme ? Oh ! Il faut que ça aille durement pour moi, ma pipe, si maintenant ton charme n’opère plus. Mais voilà que je suis resté là, plus mécaniquement occupé que prenant mon plaisir à fumer, mais oui ! Ignorant même que je fumais contre le vent, ah ! pendant tout ce temps ; contre le vent, soufflant ma fumée en jets si nerveux, comme ceux de la baleine agonisante, comme s’ils étaient aussi les derniers, ceux qui sont les plus forts et les plus chargés, les plus troublés d’angoisse… Qu’ai-je affaire avec cette pipe ? Pareil objet veut et est fait pour la sérénité, pour laisser paisiblement monter de douces vapeurs vers de doux blancs cheveux, non pas vers de raides torons gris de fer comme ceux que je porte. Soit ! Je ne fumerai plus !...
Il lança sa pipe encore allumée à la mer ; le feu siffla dans la vague. Et l’instant d’après, le navire avait effacé la bulle laissée par la pipe engloutie. Sous son grand chapeau aux bords inférieurs rabattus, Achab, de son pas, repris sa déambulation sur le pont.”

La pipe et le tabac, remède contre la folie du monde et des Hommes. Et dire que des bataillons de Savonarole font la chasse au tabac sous prétexte qu’il rend malade. Que n’a-t-on pris en compte les maladies mentales qu’il se charge par ailleurs de soigner ?

Regardons à nouveau la boîte où le nom du tabac est surmonté d’un “Original Navy Cut”. La belle affaire que voilà. “Coupe marine originale”. Je sais, en français, cela sonne toujours un peu plus bizarre mais la première fois que j’ai vu la traduction de “sexshop” dans une rue de Montréal, j’ai été aussi saisi ! Une coupe marine, qu’est-ce ? Un gobelet d’or serti de pierres précieuses encore enfoui dans une caisse ferrée et immergée au fond de la baie de Vigo depuis 1702 ? Et s’il y a une coupe marine, en existe-il une terrestre ou aérienne ? Tu t’en poses des questions mon ami ! “Navy Flake, Navy cut, Navy tobacco was at one time Virginia tobaccos, as Burley did not exist until later in tobacco history. In colonial times sailors twisted tobacco into a roll and tied it tightly, often moistening the leaves with rum, molasses, or spice solutions. Stored in this way the flavors melded. To smoke it a slice was cut, known as a "twist" or "curly". Eventually all twisted tobacco, and then pressed tobacco, became known as "Navy" "because of the convenience for sailors and outdoorsmen who favored its compact size "and long-lasting, slow-burning qualities. Navy Flake tobacco is pressed into bricks and sliced into broad flakes.” Comme ça, c’est dit en british dans le texte.

100% Virginie m’indique l’étiquette. Je n’aime pas ce nom de variété de tabac, sans doute parce qu’il est identique au prénom, que je n’aime pas plus. Je le trouve agaçant et pleutre. Le V est fuitant, le G suivi du I est mollasson. Je sais que je ne fume pas des mots mais du tabac et que je sors d’une séquence Tumblin’Dice plutôt épicée mais il n'empêche, le mot à une influence. Regardez “Latakia” avec son L liquide qui coule de source, son T rebondissant et claquant comme un drapeau, son K qui verrouille avec le A final qui ouvre. Voilà une promesse d’imaginaire. Alors que Virginie avec ses trois “i” comme une petite rengaine de disque qui déraille ou de petite fille qui ricane et gémit dans son coin a le don de m’agacer. Et “Burley” alors : on sent la rondeur initiale du B et la liquide liaison sirupeuse du RL. Quant au EY final, il donne une consonance étrangère sympathique, qui n’aurait pas été la même si on avait écrit Burlait, Burlé, Burlet. Voilà bien des correspondances baudelairiennes ou des considérations proustiennes un peu idiotes qui peuvent laisser penser que je suis inscrit dans un club de capillotraction.

J’attends avec la boîte au fond de mon sac. Qu’est-ce que j’attends d’ailleurs, à me ballader avec cette boite bleue ? J'attends peut-être que les mots fassent leur effet. N’avez-vous pas l’impression que les noms et les mots aient aussi une influence sur votre fumage comme il l’a sur le mien ? Est-ce moi qui ai juste des impressions ? “Paroles, Paroles” nous susurrait Dalida avec son accent inimitable mais qui maîtrise les mots maîtrise le cœur des Hommes.

Des paroles et des mots, j’en ai entendu beaucoup lors de cette soirée de théâtre qui m’a permis d’entendre une représentation de “Lucrèce Borgia” par la Comédie française. On se laisse bercer par le texte, par le drame. Et tout d’un coup, le réveil terrible Acte III scène 1 : “Et la précaution était bonne, car autrement nous nous serions battus devant les dames ; ce dont rougiraient des Flamands de Flandre ivres de tabac”. Quelle idée ! “Des Flamands de Flandre ivres de tabac” ? Vraiment ? Y a-t-il dans le monde des Flamands qui se jettent sur le tabac à en être ivre ? Et quel tabac donne cette ivresse en 1519, date de la mort de Lucrèce Borgia alors que ce n’est qu’en 1560 que Jean Nicot en fit l’éloge à la cour de France comme vertu curative. Le bon Victor nous roulerait-il dans la farine et a-t-il cherché à réemployer cette expression entendue dans je ne sais quel estaminet ? Mais passons ! Qu’était-ce ce tabac qui rendait ivre, sans doute sous l’effet de la nicotine ? Dans la pièce d’Hugo, c’est Gubetta, le faux Espagnol, qui l’affirme. On peut, en tirant les cheveux, estimer que ce faux hispanique ait eu vent du “tabaco” des indiens, tabac roulé en cigare dont la puissance devait assourdir les facultés intellectuelles et mettre dans un état de transe assorti de transpiration. - Ô, Mânes du Lakeland, gardiens de l’alcaloïde sacré, qu’en pensez-vous ? Mais je m’égare. Cette expression “Flamands de Flandre ivres de tabac” fera-t-elle un tabac ? Cela me taraude d’imaginer qu’un de ces Flamands, à jeun ou sous l’effet de l’ivresse de l’herbe sacrée, écrive un jour des chroniques savantes sur les orgies solitaires qu’il mène, manipulant son tabac comme d’antiques alchimistes leurs cornues et alambics. Mais revenons à notre Navy car si Hugo nous emmène à Ferrare, ses Bataves m’envoient dans la mer du Nord, comme le “Flamand des vagues” du magnifique roman éponyme de Jan Van Dorp, à lire et relire pour la saveur des mots et qui se termine par ces vers d’Emile Verhaeren : “Flandre tenace au coeur, Flandre des aïeux morts / Avec la terre aimée entre leurs dents ardentes…”. Verhaeren qui, loin d’être le poète simplet que nous nous figurions d’être parce qu’il parlait une langue simple et profonde, est un des géants de la poésie française, à cause justement de cette économie de mots et du don de mettre en images. C’était aussi un fumeur de pipe et avec lui, l’océan envahissait le cœur :

Au Nord

Deux vieux marins des mers du Nord s’en revenaient, un soir d’automne, de la Sicile et de ses îles souveraines, avec un peuple de Sirènes, à bord.

Joyeux d’orgueil, ils regagnaient leur fjord, parmi les brumes mensongères. Joyeux d’orgueil, ils regagnaient le Nord sous un vent morne et monotone, un soir de tristesse et d’automne.

De la rive, les gens du port les regardaient, sans faire un signe : aux cordages le long des mâts, les Sirènes, couvertes d’or, tordaient, comme des vignes, les lignes sinueuses de leurs corps.

Et les gens se taisaient, ne sachant pas ce qui venait de l’océan, là-bas, à travers brumes ; le navire voguait comme un panier d’argent rempli de chair, de fruits et d’or bougeant , qui s’avançait, porté sur des ailes d’écume.

Les Sirènes chantaient dans les cordages du navire, les bras tendus en lyres, les seins levés comme des feux ; les Sirènes chantaient devant le soir houleux, qui fauchait sur la mer les lumières diurnes ; les Sirènes chantaient, le corps serré autour des mâts, mais les hommes du port, frustes et taciturnes ne les entendaient pas.

Ils ne reconnurent ni leurs amis – Les deux marins – ni le navire de leur pays, ni les focs, ni les voiles dont ils avaient cousu la toile ; ils ne comprirent rien à ce grand songe qui enchantait la mer de ses voyages, puisqu’il n’était pas le même mensonge qu’on enseignait dans leur village ; et le navire auprès du bord passa, les alléchant vers sa merveille, sans que personne, entre les treilles, ne recueillit les fruits de chair et l’or.

Nous revoici en plein dans le domaine océanique.

Quand on remue la boite du Capstan, on ne sait quel diablotin va en sortir. On imagine les petites lamelles baignant dans le noir et n’attendant plus que la lumière et la combustion. J’attends avant d’ouvrir. Cela fait plusieurs jours que la boite est sous mes yeux. Je sors d’une boite de Virginie, vais-je y retourner ? Qu’est-ce que j’en attends de plus ? Est-ce que ce tabac ne va pas m’ennuyer ? Qu’est-ce qui me fait courir d’une boîte à l’autre ? Est-ce que je ne pourrais pas me fixer sur un tabac et m’y tenir comme une moule à son rocher ? “Savoir qu’on a plus rien à espérer n’empêche pas de continuer à attendre” nous dit le Narrateur de Marcel Proust dans “A l’ombre des jeunes filles en fleurs” alors qu’il a brûlé d’amour pour Gilberte sans que celle-ci le lui rende en retour. Il y a parfois des moments dans la vie d’un fumeur de pipe où nous sommes comme le Narrateur devant son amoureuse : brûlant, enfiévré, impatient, heureux puis déçu, vexé, fâché, brouillé mais néanmoins nostalgique ; et de cette nostalgie du sentiment d’être passé à côté de quelque chose d’important naît une nouvelle tension de l’attente d’un autre idéal, ou du même, pour enfin l’atteindre. “L’attente est la vie même de la conscience en même temps qu'une carence” soufflait le philosophe Nicolas Grimaldi quand on l’interrogeait sur le mécanisme de l’attente chez Proust dont il est un lecteur fervent. Dans l’attente, on suppose une réalité qui a autant de consistance que notre attente en manque. Quand on n’a plus rien à attendre et que la réalité comble le désir, on cesse d’être conscient de l’attente et cela nous fait éprouver l’ennui. Tout est attente : exister pour autrui pour avoir ainsi la réalité qui me manque ; être initié à d’autres manières de vivre et de sentir ce dont ma propre vie me prive. Il y a trois figures de l’attente, reprenait Nicolas Grimaldi : l’attente de l’exotisme et de la nouveauté, l’attente de la possession et l’attente d’une réalité incontestable et dense. Nous en sommes tous là avec nos pipes et nos tabacs. Si je n’ai plus rien à espérer d’un tabac, je sombre dans le désespoir aussi sûrement que le Titanic dans les flots sombres de l’Atlantique nord. C’est Schopenhauer à la barre, donnant bâbord et tribord un coup de souffrance et un coup d’ennui : souffrir de manquer et s’ennuyer de posséder. Il ne faut pas trop laisser Schop à la barre, même avec la pipe au bec, avec ce que l’on considère, nous, comme un art suprême. Pour Schop, cet art va être consolateur et produire une extinction du désir qui apaisera l’existence. Est-ce cela que nous voulons ? Est-ce ce que je veux ? Non, bien sûr, le fumage ne doit pas éteindre le désir mais l’exalter. Le fumage, c’est la réalité augmentée et c’est pour cela que nous cherchons tous à avoir une réalité de fumage qui augmente nos vies de cette expérience suprême, quasi-divine. Si j’attends trop, cela se transforme en angoisse qu’il faut faire cesser en ouvrant la boite.

Le “pshht” salutaire libère les saveurs et les arômes. Et là, ce n’est plus l’océan, les algues, les embruns et le bruit du vent les jours de tempête ; ce ne sont plus les cabans, bottes, cirés, bonnets. Adieu bout-dehors, mats de misaine, focs, poulies et ancres. Brutalement et sans coup férir, le tabac m’emporte dans l’océan de la forêt profonde, dans les sapins enneigés, chez Dame Tartine, Hansel et Gretel dans leur maison de pain d'épice. Envolé l’océan sinon celui des confiseries de Willy Wonka. C’est l’odeur du pain d’épice dans son papier cellophane orange avec son odeur de miel. Sous le couvercle, quatre pans de papier sulfurisé où “finest english tobacco” s’inscrit en filigrane jaune. Les deux blocs de tabac apparaissent, rangés comme à la parade dans leur tenue coloniale. Quatorze tranches. Quatorze : le nombre des divinités olympiennes du panthéon gréco-romain : Zeus, Héra, Poséidon, Arès, Athéna, Aphrodite, Hermès, Artémis, Hadès, Déméter, Héphaistos, Hestia, Apollon et Dionysos. Stan, mon ami, dans ta boite qui n’est pas celle de Pandore j’espère, tu contiens l’univers.

Des tranches de 71 x 40 mm. Le rapport de l’un sur l’autre donne 1,77. Ce n’est pas encore le 1,66 du nombre d’or mais on s’en approche. Il faut bien une marge de progrès. La petite tranche ne peut tenir debout toute seule. Elle s’écroule mollement avec un son flasque. Dommage, elle aurait été mon monolithe à l’instar de celui de “2001, L’Odyssée de l’espace” et il m’aurait plu de le contempler et de le faire effleurer à nombre de primates obtus pour que cela leur apporte plus d’intelligence dans tous leurs débats menés en ces lieux aseptisés où les fumeurs sont bannis. S’asseoir ensemble et prendre le temps de fumer sous un baobab fait plus que les conférences internationales.

C’est beau une tranche de flake. On resterait des heures à la contempler, regarder ses contours, ses entrelacs, ses circonvolutions, venir et revenir sur les petites nuances qui composent sa texture. On cherche à saisir l’esprit du tabac avant de le fumer. Car ce qui fait la spécificité de cet art du fumage, c’est de penser à fumer bien avant d’allumer la flamme et de continuer à fumer en pensée bien après que le tabac se soit consumé. C’est un art de dilatation du temps et même hors du temps, visant à l’éternité par des impressions, des ressentis, des débats, des notations, des écrits, des réminiscences. Fumer est l’art de penser le monde autour du souffle et de la respiration. C’est un acte créateur autant que l’acte divin et lorsque Dieu créa l’Homme à son image, il l’a créé avec la faculté de co-créer avec son souffle spirituel autant que par son souffle physique. Le souffle est l’élément fondateur de l’art du fumage et, en ce sens, il se rattache à la divinité. En hébreu, le souffle de Dieu est dit “Ruwach”, désignant autant l’haleine, le souffle, l’esprit vivant, siège des actions de la pensée, esprit inspirant l’extase, donnant l’énergie de vie et l’esprit combattant. Sainte Hildegarde de Bingen l’avait bien compris lorsqu’elle évoquait la “viridité” irriguant le monde, cette force croissante que rien n’arrête. Le monde est souffle. Et si l’on revient au premier verset du livre de la Genèse dans lequel est mentionné le souffle de Dieu, il faut préciser que Son esprit planait, “Rachaph”, en légèreté au-dessus du monde informe et que très certainement, Dieu est d’abord une volute légère avant même d’être un fumeur de havane ! Volute de tabac ou de toute autre herbe, - foi d’encensoir, car le tabac et toutes les plantes ont été créées avant l’Homme, au troisième jour, alors que nous ne venons qu’au sixième. Dans l’ordre des choses, les derniers venus doivent respecter les anciens, les prédécesseurs : le jour, la nuit, les animaux, les plantes, et le tabac nom d’une pipe ! C’est une marque de respect en même temps qu’une marque de royauté car le monarque qui a la capacité de faire le bien et le mal sait qu’il doit agir en intelligence, justice et amour envers toutes choses. Nous en sommes encore à l’ère des pithécanthropes sur ce sujet. Allons ! C’est le temps du fumage et puisque j’ai cité les quatorze dieux de l’Olympe, qu’ils soient les guides du capitaine Stan.

Première tranche : Zeus dans l’écume.

C’est une écume “Marmara” qui recueille la première tranche, la tranche Zeus du petit panthéon de la boite dorée. On pourrait dire que pour un dieu aérien, j’aurais pu éviter de choisir une pipe dont le matériau et l’origine rappelle plutôt le royaume de son frère Poséidon. De quoi rallumer les luttes familiales, ou les réconcilier. C’est ainsi et le navy cut va dans de l’écume de mer. Les langueurs océanes reviennent ! La tranche est pliée d’une main dans le sens de la longueur puis encore une fois dans le sens de la largeur. Pas d’émiettement car je m’imagine être sur le pont d’une goélette fendant la mer et les flots avec du vent qui s'acharnerait à éparpiller les brins de tabac si jamais il me venait l’idée d’émietter. Le petit parallélépipède de tabac est glissé tel quel dans le fourneau puis tassé du pouce. Tout y passe, taille idéale. Vu comme ça, à la va-vite, on comprend le sens de cette coupe.
J’aime bien triturer le tabac. Il me faut un contact avec la matière. C’est pourquoi je n’aime pas les capsules où l’on ne voit jamais le café, où on ne peut le sentir. Les cigarettes, c’est un peu pareil, c’est assez abstrait alors que fourrer ses doigts dans la boîte, malaxer ou plier, voilà une activité qui entre dans l’art du fumage. Il n’y a que la pipe qui offre une telle mise en scène. Le cigare dans une moindre mesure car on peut le craqueler dans ses doigts, éprouver la souplesse du module. La pipe est l’engin qui est le plus manuel, le plus sensitif et qui écarquille ses entrailles puantes lorsqu’on la nettoie, ce que je fais à chaque fin de boite, et que j’empile les belles, vautrées dans leur fange de cendre et de remugles goudronnés.
Stan dans la Marmara, c’est pas trop ça. Le goût est très moyen mais sans doute le fait de fumer à l’extérieur, par temps froid et humide change-t-il la donne ? Foutre-trique, et dire que c’est un navy cut de marin ! Folle bitte d’amarrage oui ! On te vend ça en te faisant rêver de la mer et ça tient pas une petite grisaille parisienne à 6°C. Comment faisaient-ils, les sailors, quand le zéphyr ronflait à bloc avec des embruns à te tremper un dauphin ? Le tabac devait être beaucoup plus fort, un truc à te retourner la bidoche comme un gant. Faut dire aussi qu’ils chiquaient, les braves. Ah la chique, vieux souvenir qui me taraude encore le boyau et l’arrière-gorge avec ce concentré pur de jus de tabac sur la frêle langue de mes dix-sept ans. Pouah ! Revenons à la Marmara et à ma tranche de Zeus. Assez décevante en somme, rien de rien foudroyant. Passons à l’épouse.

Seconde tranche : Héra en son château

C’est une Castello-Sea-Rock-Briar-KKK-Square-Panel-Madame-La-Virginia qui accueille en son petit château Madame Héra, fille de Cronos et de Rhéa. Merde, mais c’est la propre soeur de Zeus et le zigoto l’a épousé, en plus en troisième noces ! Quelle famille ! Elle en a gardé une certaine jalousie, la p’tite Junon, des autres femmes et de leurs rejetons. Ô misère, et Jupin qui la battait. Même qu’un jour, il l’attacha à l’Olympe avec une enclume à chaque pied. A chacun ses fantasmes : chez les humains, on colle des menottes et du martinet, chez les dieux, on te flanque une enclume. #BalanceTonDieu #MeToo ! De quoi trouver refuge dans le “castello” en effet. Héra et la mer ? Pas franchement une histoire d’amour si on croit l’histoire de ces deux tempêtes, l’une contre Héraclès, l’autre contre Hélène de Sparte. Mais bon, elle a été aussi la protectrice de l’Argo lors du passage de Charybde et Scylla. Un fichu caractère quand même. Il faut croire qu’être à l’abri dans le petit château la réconforte car tout de suite, le goût est doux, soyeux, légèrement piquant mais sans rien de âcre. Un tabac bien sage somme toute dont les saveurs se développent avec douceur. La combustion est bonne, nul besoin de rallumer en permanence.

Troisième tranche : Poséidon le noir

Si Castello fait des châteaux, il fait aussi des perles, des perles noires. C’est dans une de ces perles noires que je glisse une troisième tranche pliée aussi à la va-vite, la tranche Poséidon, l’ébranleur des mondes, le sombre dieu des océans. Nous sommes le matin et en cette période de froid automne, la nuit est encore là. Ma fille m’annonce au petit déjeuner que durant les congés de Noël, elle doit lire les poésies de Rimbaud, les “Fleurs du Mal” du grand Charles et s’inquiète de savoir si j’ai leurs recueils. Il y a des jours où ma rage de dents contre l'imbécillité du corps enseignant reprend le dessus, vieille rancune jamais éteinte depuis ma propre scolarité. Allez, hop ! Enfilez-moi Rimbaud et Baudelaire d’un coup, entre deux autres devoirs, un sandwich et un clavardage sur Whatsapp ! La poésie, Ô mon refuge intime, cela se chantonne, se fredonne, se déguste. On y entre avec timidité, on se met à l’unisson. Il faut que les trépidations du monde s’apaisent. Au lieu de ça, on demande à ce que ce soit lu comme le dernier thriller qui va servir ensuite de papier toilette. La poésie est à la littérature ce que la pipe est au tabac, un art de vivre pour saisir le “spiritus mundi”, du moins ce qu’il en reste.

Rimbaud et Baudelaire, bien entendu que je les ai dans la bibliothèque. Je dois en être au quatrième exemplaire de chacun tant ils ont été perdus ou dont les reliures n’ont pas tenu. Le Rimbaud a un marque page à l’endroit où je l’ai ouvert la dernière fois, il y a quelques semaines : “Dis, front blanc que Phebus tanna, de combien de dollars se rente Pedro Velasquez, Habana ; Incague la mer de Sorrente”. La mer, encore la mer ! “Papa, il est 7h20, tu vas pas commencer à me lire du Rimbaud durant mon petit déj ‘ !” s’offusque ma louloutte. Charles, qu’en penses-tu ? J’ouvre les "Fleurs" un peu au hasard mais quand on a un dieu marin au fond de la pipe, coincé dans une Perla Nera castellotine, le destin se joue vite. C’est “Moesta et Errabunda”, un de mes poèmes préférés avec son si doux “Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe ?”. Seconde strophe :

“La mer, la vaste mer console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !”

Ben mon p’tit Neptune, à la place de l’immense orgue des vents grondeurs, tu vas devoir te contenter d’un petit tuyau de pipe ! Allumage moteur dans la journée, après la visite de la rétrospective Alphonse Mucha où les volutes sont reines, dans le jardin du Luxembourg où les reines sont en statues. La Perle Noire rend très bien ce tabac. C’est drôle comme j’ai délaissé cette pipe durant des années, jugeant le vernis noir trop fragile après avoir eu un incident de décoloration et l’avoir fait complètement revernir par Castello. J’étais prêt à la vendre mais je la garde car son habit de smoking est trop classe. Stan, dans sa peau de dieu marin, fume très bien et son parfum indispose mon épouse, qui le trouve désagréable. A ma remarque que je lui fais qu’elle trouve tous mes tabacs désagréables, elle m’indique que celui-ci l’est plus. Est-ce le rendu de la fumée du tabac de Virginie qui est plus âcre, plus piquante ? En tant que fumeur, nous avons la saveur sur la langue, dans le nez, dans la bouche, mais il est difficile de se rendre compte de l’impression qu’un tabac fait sur l’entourage.

Le soir, je suis au bord de la fontaine aux Lions de la porte de Pantin. Ma fille va voir Thyeste, cette histoire fratricide de Sénèque dans laquelle Atrée se venge de Thyeste en lui faisant manger ses enfants. Je ne suis pas loin de mes histoires de dieux de l’Olympe avec cette réminiscence sanglante de la famille des Atrides. Atrides d’un côté, Borgia de l’autre, le fumeur de pipe a bien raison de vouloir faire s’envoler des volutes pour calmer la noirceur des Hommes. Et dire que j’envoie ma fille voir un spectacle pareil ! Pendant ce temps, je profite de la grande salle de la Philharmonie toute proche pour réviser mon Enesco, Saint-Saëns et Tchaïkovsky. La musique adoucit les mœurs et Poséidon a terminé sa course océanique. Enfin, adoucit les mœurs est un grand mot car comme le fumeur de pipe est un compulsif perfectionniste, à l’instar des surfeurs qui recherchent la vague parfaite, ou du jazzman sa note bleue, le mélomane - qui peut aussi être fumeur de pipe - est une bête qui accepte de côtoyer les autres dans les salles de concert qu’à la condition qu’au moment où la musique débute, il ne soit plus que seul face à cette musique. Dès lors, trois irritants insupportables gâchent son plaisir : les gratouillements de gorge de ses voisins, surtout dans les pianissimos et les silences ; les apartés des mêmes voisins durant l’exécution de l’œuvre, susurrés dans un chuintement ou avec un feulement doux de tigre qui s’entendent à des lieues ; les applaudissements entre les mouvements d’une œuvre alors que l’artiste y a disposé une dimension silencieuse pour faciliter la transition. Ce sont trois gros polluants de masse émanant de vils ruffians auxquels on ne dit absolument rien alors que le fumeur de pipe va se voir cloué sur son ébauchon de bruyère pour n’avoir eu que la seule prétention de fumer tout seul dans son coin. L’enfer, c’est décidément les autres !

Quatrième tranche : elle sera Ares, elle !

Quelle pipe choisir pour fumer la tranche Arès du Capstan ? La guerre et l’océan : ce sera une anglaise. J’ai trop lu de romans maritimes impliquant la marine anglaise pour faire l’impasse. Les Hornblower, les Bolitho ont peuplé mes étagères de leurs fracas de batailles navales. Les romans de marine, les monographies, les biographies ont été mes lectures quotidiennes durant de nombreux mois et années. Les livres de Rafael Sabatini, John Masefield, Cecil Scott Forester, Alexander Kent, John Meade Falkner, Nicholas Montsarrat, Claude Farrère, Paul Chack, Jean de La Varende ont été mes livres de chevet durant tant d’années. J’ai vécu les batailles du Jutland, de Copenhague, des Saintes, de Tsou-Shima et Trafalgar jusqu’à la nausée avec la fascination morbide des lourdes pièces d’artillerie, des manoeuvres d’abordage et des combats au sabre ou à la baïonnette. Oui, quand on pense bataille navale, ce sont les armes de l’Angleterre qui se présentent. Alors, ce sera une Ashton. J’effrite cette fois-ci le tabac avec soin. Canonniers, à vos pièces, chargez à boulets ramés, attendez la crête des vagues, tirez à démâter : feu !

Le feu, je l’ai dans Paris, cet après-midi de début décembre. Cela fume et brule de partout dans la capitale et pendant que 14.000 grenades éclatent dans d’autres quartiers, je suis à la terrasse d’un café, rue Oberkampf, attendant tranquillement mon fils avec une Guinness à la main. Je lève les yeux sur le restaurant d’en face, Chez Justine. Le slogan se détache en lettres étincelantes et brillantes : “le feu, c’est la vie”. Putain, Arès, arrête tes blagues à deux balles ! “C’est comme toi avec ton titre palindrome !” me souffle le dieu.

Cinquième tranche : Athéna hâtée

On se dit qu’avec la fille de Zeus et de Métis qui naquit en poussant un cri de guerre, il y aurait de la résonance dans la pipe et c’est pour cela que j’avais choisi la Enrique. Mais las, la protectrice d’Ulysse a rendu la tranche de Capstan presque insignifiante dans la pipe. Peu de saveur, un goût un peu rêche sur la langue, à la limite du carton. Peut-être est-ce la pipe qui rend aussi ce goût-là, la Enrique ayant tendance à être assez exigeante sur les tabacs ? Les bons sont grandis, les moyens sont abaissés. Le Capstan n’est pas un tabac grandiose et l’égide de la déesse l’a pétrifié avec son regard de Méduse.

Pourtant, Athéna aurait eu beaucoup de succès avec le capitaine Stan. Ulysse n’était-il pas capitaine en plus d’être le plus rusé des hommes ? Athéna ne l’a-t-elle pas fait échouer sur l’île de Nausicaa dont le nom berçant suggère tous les rêves possibles ? Mais rien se s’est révélé si ce n’est le rêve des îles où tout peut se recommencer.

Sixième tranche : Aphro, dite “peu sainte”

Ah ! Aphrodite sortant de l’écume. Que ce tableau de Botticelli est beau et comme il me renvoie à ce désir d’île où je serais le seul à recueillir dans mes bras la douceur de la chevelure et de la peau de la fille de Cronos. Aphrodite qui va à Cythère, Cythère à Chypre et Chypre au chypriote. Pas un poil de cela pour Stan. Dire que la belle fut mariée à Héphaïstos le boiteux et que ce mariage ne fut pas heureux. Un peu comme celui que Stan a tenté de faire avec cette petite Saint-Claude. Vénus trop dévergondée d’un côté, Saint Claude trop sage de l’autre, cela ne pouvait que mal finir.

Septième tranche : Hermès, Becker & Salomon

Je suis au Palais Brongniart, sous les colonnes corinthiennes dont le bandeau du péristyle offre une succession de médaillons avec le caducée d’Hermès. Les volutes de Stan s’envolent dans ma pérégrination autour du bâtiment lors d’une pause dans cette longue journée de salon professionnel. Le soir, en sortant, confrontation directe entre le polythéisme grec et le monothéisme hébreu. C’est Hanouka, la fête de la lumière. Je reste quelques instants à écouter le rabbin. La Becker & Musico ne souffle pas un mot, Stan reste droit à écouter la geste de Judas Maccabée. Hermès ne bronche plus. Macchabée n’est pas maritime, lui non plus. L’est ma songerie dans le métro du retour, avec le consul de l’Hégémonie sur Hypérion dont je n’ai pas achevé la lecture. Extrait :

“Il rêva de chez lui, de sa planète natale d’Alliance-Maui. Et son rêve était rempli de couleur : celle de ciel bleu infini, celles de l’immensité des mers du sud ; celle des hauts-fonds équatoriaux , où l’outremer devenait émeraude ; celles des îles mobiles, aussi, avec leur rouge orchidée, leurs jaunes et leurs verts étonnants, tandis qu’elles se laissaient guidés vers le nord par les dauphins. Mais les dauphins avaient disparu depuis l’invasion de l’Hégémonie, durant l’enfance du consul. Cela ne les empêchaient pas d’être bien vivants dans son rêve. Ils faisaient de grands bonds dans l’eau, et leur peau irisée jetait mille reflets dans l’air limpide”

Lîle mobile, c’est une belle idée. Saint Brendan en avait trouvé une qui était en fait un poisson gigantesque nommé Jasconius, et qui cherchait à s’attraper la queue comme un jeune chat. Les îles, donc, encore les îles, et Hanoukka me fait penser à Salomon, et aux îles qui portent son nom, découvertes en 1567 par le navigateur espagnol Alvaro de Mendańa qui y aborda. Il les croyait gorgées des richesses fabuleuses liées au mythe d’Ophir et à la croyance selon laquelle on aurait expédié depuis cette région, à destination de Jérusalem, les colonnes d’or du Temple. Mendana aurait dû rester dans ces îles fabuleuses porteuses de rêve car à son second voyage, il ne put les retrouver par défaut de calcul de leur longitude. Ainsi vont les rêves comme les volutes, à s’évanouir dans l’esprit des Hommes.

Huitième tranche : Artémis, miss sacripant

Ah ! Diane chasseresse, ma coureuse des landes et des bois. Avec toi, ce sera une morta de Hermann Hennen, noire comme ton caractère de tueuse de monstres et de géants, noire comme les panthères que tu sais apprivoiser, mais qui sait aussi transformer ceux qui te contemplent en bêtes destinées à expirer sous la dent des chiens. Actéon en sait quelque chose. Ma pipe n’est pas la source de Gargaphie dans laquelle elle se baigna mais le capitaine Stan y plonge d’emblée, se pliant en quatre avant de s’embraser. Peu d’effet, peu de joie sauf en fin de pipe, quand la Hennen se met à produire un goût sympathique avec des saveurs que je n’avais pas senties depuis plusieurs pipes. Ces engins sont capricieux, les tabacs aussi, et c’est ce qui fait le plaisir de leurs accordailles tumultueuses. Avec Hennen, Stan se consume jusqu’au dernier brin avec un goût sympathique, mais il aura fallu attendre.

Neuvième tranche : Hadès, goût d’enfer

Hadès/Pluton, c’est du lourd. On ne plaisante pas avec des tranches de tabac qui portent le nom du dieu des enfers. On ne plaisante pas non plus avec le choix d’une pipe. Certains pourraient dire que les enfers suscitent la peur et que les créatures de nuit seraient particulièrement adaptées : vouivres, goules et toutes bêtes de cauchemar échappées d’un tableau de Jérôme Bosch. Une pipe Goblin de Trever Talbert pourrait bien convenir mais je n’en ai pas. Je n’ai jamais aimé ce style tarabiscoté et torturé du pipier américain au moment d’Halloween alors qu’il fait tellement de choses élégantes par ailleurs. Non, avec Hadès il faut naturellement une pipe qui ait du chien, à trois têtes bien sûr, mais dont la forme annonce l’assèchement de toute espérance, la détermination implacable du choix et la cendre du feu. Ce sera donc la pipe en morta, droite et rectiligne de Tristan. Une pipe très classique qui ne se remarque pas, qui rend quasi invisible le fumeur, comme le casque du dieu. Tout, aux enfers, peut y sembler des ombres sans forces ni sentiments, y compris le tabac. Revenons à ce brave toutou multi-tête. Le compagnon d’Hadès - comme Garmr celui de Hel à l’entrée du Niflheim - est doté d’un aspect effrayant et il est noté que “de sa gueule tombe une écume dont naît une herbe mortelle et mauvaise dont personne ne peut la goûter sans mourir”. Mon imagination me joue des tours en lisant ceci et je vois le chien avec une Fikri Baki pendue à chacune de ses trois gueules, fumant tranquillement - du “Salty Dogs” ou de la “Langue de chien” bien entendu - comme sur les enseignes des brasseries qui se nomment “chien qui fume”. Aux enfers, il y a le Léthé, le fleuve de l’oubli et question tabac, s’il n’y avait les écrits qui nous remémorent des sensations, combien serions-nous à avoir oublié les herbes que nous avons goûtées ? La morta rend plutôt bien ce tabac mais en revenant chez moi par la nuit sombre et humide, Stan se mit à rendre un goût âcre en fin de pipe, comme une lente remontée amère de l’Achéron. J’ai dû ramasser une giclée de bave de Cerbère.

Dixième tranche : Démâter Déméter

Ah ! Encore une fille de Cronos et Rhéa. Ils doivent être sympas les repas de familles sur l’Olympe. Je quitte Hadès qui a kidnappé sa fille Perséphone ! Déméter, c’est la déesse des moissons et en hommage, ce sera une Missouri Meerschaum toute simplette. D’accord, le maïs était en Amérique centrale mais je n’ai pas de pipe en épi de blé alors faute de grives, on fume des merles. Elle doit m’en vouloir car Stan rend un goût fade et limite affreux, bouche le tuyau, s’éteint en permanence. La grande galère en somme et c’est moi qui rame. Celle du métro aussi, elle rame, au retour d’une expédition dans les contrées Séquanodionysiennes, dans la tribu des Audoniens. La pipe au bec, avec du tabac peu enthousiaste et de moins en moins maritime, je suis largué en mode “terminus, tout le monde descend” à La Muette et entame l’avenue Mozart d’un bon pas, bien décidé à mettre un terme à cet Olympe de tranches sans goût. Descendre l’avenue Mozart en musique est bien sûr tentant. Mais ce sera avec les riffs de guitare des frères Young et les hurlements de chat échaudé de Brian Johnson. Wolfgang attendra car énervé contre les dieux olympiens insipides, je ne vais certainement pas me jeter sur cet “aimé des dieux”. Amadeus, je veux bien, mais il y a des limites.

Onzième tranche : la croix d’Héphaïstos

Pour honorer le forgeron du bouclier d’Achille, Stan prend une Jean Lacroix noire et sablée, une canadienne issue des rangs du Cadre Noir d’Epinal. Comme la Enrique, La Lacroix est une bruyère très sèche qui se culotte peu. Le carbone ne s’y attache qu’à peine, je ne sais pourquoi, et pour un dieu forgeron, cela semble idéal. Le fourneau est profond et se charge uniquement à moitié.

C’est la révélation subite, l’harmonie suprême. Dire que j’avais délaissé cette pipe, elle aussi, depuis des mois et voulait m’en séparer. Quelle ânerie j'aurais faite alors. Derrière sa carapace un peu roturière se cachait la bonne fille prenant fait et cause pour un tabac commun et cherchant à en tirer la substantifique moelle. Ah, Hephaistos, qu’as-tu forgé là, dieu boiteux ? Un goût rond, savoureux, avec une belle ampleur du tabac. Je croirais que ce n’est pas le même produit et c’est là où l’on touche du doigt la limite de la rationalité des arguments lorsqu’on parle du goût du tabac tant les facteurs extérieurs peuvent altérer et modifier le jugement : pipe, température, lieux, humeurs, … Je refais en tout cas découverte de cette Jean Lacroix, pipe sans chichi mais qui a du répondant.

Douzième tranche : Dans quel Hestia gère ?

Ce vendredi, je reste à la maison, seul. C’est très rare. Le soleil est vif comme le froid de ce mois de décembre et verse à travers les grandes baies vitrées qui dominent la Seine. C’est un temps à se blottir chez soi, rester au foyer, sous la protection d’Hestia, déesse ne quittant elle non plus l’Olympe. C’est la déesse sympa à qui il n’arrive aucune aventure. Un peu cloîtrée à la maison quand même mais quand on voit les débauches de cette fichue famille, ça repose un peu. Stan est d’accord pour lui tenir un brin de conversation avec Dame Liskey, la fine bambouresse au bec fin et agréable. C’est aussi une découverte pour Stan qui, malgré son nom océanique, a le caractère d’un capitaine de pédalo. Bonhomme aime ses pénates et a une conversation bien policée et agréable. La douce chaleur de cet intérieur lui convient bien et sans doute une bruyère non soumise aux aléas climatiques lui est bien favorable pour s’épancher en amabilités. Môssieu aime le luxe et la douceur, Môssieu est un yachtman, un plaisancier à la petite semaine, un de ces types qu’on ballade et qui se la jouent marin avec une casquette crânement vissée de travers. Ah ! que l’on en voit le long des ports, l’été, avec l’insupportable morgue distante de ceux qui n’en peuvent mais, de ceux qui font semblant de ne pas être le centre de l’attention de la plèbe qui, elle, ne sera jamais bonne qu’à s’entasser dans des bateaux-promenade pour aller d’îles touristiques en boutiques souvenirs. C’est comme ça et, mon gars, j’en pince un peu de jalousie, tu vois ! Mais en attendant, c’est toi qui est dans la pipe, et tu es en train de te consumer. Douce vengeance !

Treizième tranche : Apollon, long feu

Le soleil d’Apollon était pour moi synonyme d’Ardor et je me réjouissais de pousser le feu dans le fourneau de cette pipe. Las, la médiocrité est revenue. Pis encore, à certains moments, le soleil moribond du dieu ne répondait plus, m’obligeant à rallumer cinq à six fois de suite un tabac qui avait de plus en plus un goût de cendre. Il y a des jours où l’on ne devrait pas tenter les esprits qui président aux arcanes du tabac !

Quatorzième tranche : Dionysos sans iode

Je me méfie de Dionysos. Quand on sort de la cuisse de Jupiter, la simplicité n’est jamais de mise. Le garçon est porté sur la bouteille et s’encanaille dans des parties fines avec les Daltons de la débauche : Priape, Satyre, Bacchante, Silène. Le genre de compagnie à te rendre raide l’entrejambe pour plusieurs jours ! Donc, il faut y aller mollo et se la jouer discrète car on a vite fait d’avoir les bourses à plat. Et pour ne pas avoir les boules, c’est la boule hérissée de la ligne Bretagne qui va clôturer le bal de l’Olympe. Après tout, pour un tabac dont le nom annonçait de la mer, c’est un choix plutôt logique. Cependant, peu de langueurs océanes, peu de relief, pas de houle, pas d’ivresse. Waterloo, Waterloo, morne plaine ! Un tabac plat, correct mais sans plus mais dont la Ligne Bretagne rend bien le côté atone.

Epilogue : comment te dire adieu ?

Et alors, in fine, le capitaine Stan, qui est-il vraiment derrière son nom maritime au goût de virginie ? A mon avis, un tabac assez commun, comme un mur d'hôpital ou d'administration fadasse. Il est certes un peu âcre mais surtout très fade, cartonneux. Que diantre ! On pourrait s’en contenter et se dire que finalement, c’est déjà pas si mal d’avoir un tabac en flake assez courant à disposition. Oui, mais un tabac ne se résume pas à sa simple composition herbacée, à son mode de préparation et à son emballage. Cela, c’est de la technique. Un tabac, c’est d’abord ce que le fumeur en fait, ce avec quoi il entre en résonance. L’attirance de cette herbe est moins liée à ses qualités intrinsèques que nous recherchons tous qu’à sa faculté de mettre en branle le siège de l’imagination et d’emporter le fumeur sur des eaux inconnues. Le Capstan n’aura réussi qu’à me convaincre qu’il est un capitaine de pédalo, un aquacyclonaute, pas à me procurer le plaisir de la découverte, ce fourmillement de l’inconnu qui pousse à fermer les paupières avec un soupir de satisfaction. Place à un autre.

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