Le début de la fin

par Erwin Van Hove

27/09/05

J’étais irrité et légèrement inquiet. Sans plus. Maintenant, je me fais vraiment du mauvais sang. Je me sens menacé. Menacé par un Etat aux tendances fascistoïdes qui veut m’imposer un mode de vie et une vision des choses pour mon propre bien. Un Etat qui a décidé que certaines minorités n’ont pas droit à la protection. Un Etat qui, au contraire, incite à l’intolérance en me présentant comme un problème, voire comme un danger. Je me sens donc également visé. Visé dans mes fibres les plus profondes. Je ne suis pas un individu dont une des particularités, c’est de consommer du tabac. Non, je suis fumeur de pipe. C’est un choix conscient et fondamental qui contribue à définir ma personnalité et mon individualité. Or, de plus en plus fréquemment je suis montré du doigt et je dois subir la réprobation de la cohorte toujours grandissante des bien pensants manipulés et mal informés. Je suis la brebis galeuse.

Je crains le pire pour l’avenir. Et cet avenir a déjà commencé.

Les temps ont changé. A une vitesse vertigineuse. Il y a quelques années seulement, quand je me promenais en ville, la pipe bourrée de semois au bec, je croisais des regards indifférents. Apparemment je ne gênais personne. Au contraire, de temps à autre j’apercevais le regard admiratif ou de connivence d’un inconnu qui semblait apprécier la beauté de la pipe que j’arborais ou qui se rappelait avec nostalgie les moments chéris passés en compagnie d’un grand-père amateur de bouffardes. Parfois même quelqu’un m’adressait aimablement la parole, souvent une femme d’ailleurs, pour me complimenter sur l’agréable odeur de mon tabac. Voilà qu’aujourd’hui de plus en plus fréquemment je dois affronter les regards foudroyants de gens qui considèrent le seul fait que je croise leur chemin comme une indélicatesse impardonnable. Soudain à mon passage des gens toussent. Ostentatoirement. A plusieurs reprises je me suis fait apostrophier par de parfaits inconnus qui s’arrogeaient avec un naturel déconcertant le droit de me dire que fumer tue ou que mon semois pue. Or, c’est toujours le même semois qui, avant, me valait des compliments. Les temps ont changé. C’est dans les yeux des enfants que je le vois le mieux. Avant, les enfants me dévisageaient avec une saine curiosité, parfois avec étonnement, voire avec fascination. Depuis peu, je vois des regards réprobateurs et même angoissés. Récemment un marmot s’est jeté dans les jupons de sa mère à l’instant même où il a découvert, les yeux écarquillés, ma pipe. Inutile de dire que la fière maman m’a jeté un regard que je ne peux caractériser que de haineux.

La haine. Le mépris. L’intolérance. C’est devenu notre lot. Et ce qui me frappe, me blesse et m’angoisse le plus, c’est le naturel et le sans-gêne avec lesquels de plus en plus de gens extériorisent ces sentiments. Le raciste moyen essaie de cacher sa mentalité. Il ne veut surtout pas passer pour raciste. Celui qui ne supporte pas son prochain homosexuel, n’osera jamais importuner publiquement les objets de son allergie personnelle. Ah non, ce n’est pas politiquement correct, il le sait et il a peur de la réprobation de ses concitoyens. Il en va tout autrement pour les fumeurs. Avec cette minorité-là, pas besoin de se gêner. L’Etat, les médias, les scientifiques ont distribué des permis de chasse et la chasse est ouverte. Toute l’année. Alors on y va avec enthousiasme et avec la conviction d’être dans son droit, voire de défendre les intérêts supérieurs de la société.

Sommes-nous alors des sangliers ou des chevreuils ? Manifestement non. Le vrai chasseur a du respect pour le gibier. Loin de lui la volonté d’éradiquer une espèce entière comme s’il s’agissait d’un fléau. Il ne conteste pas non plus le droit de tout animal à un habitat dans lequel il peut s’épanouir. Nous sommes des sorcières. Dans cette chasse-là, par définition irrationnelle et hystérique, il n’y a pas de place pour ces subtilités. Alors on va toujours plus loin. La chasse aux sorcières prend des allures de guerre sainte. Aux Etats-Unis, on a commencé par interdire de fumer dans tout lieu public. Ca ne suffisait pas. Le nombre de villes et d’Etats où il est désormais défendu de fumer dans des cafés et des restaurants va en grandissant. Depuis peu, les personnes qui fument sur les trottoirs à l’entrée des bâtiments publics doivent se tenir à une distance déterminée par la loi des fenêtres de ces bâtiments. Pire. Dans certains Etats il est désormais interdit de fumer dans son propre jardin si ce jardin jouxte celui d’une autre propriété privée. Ca ne suffisait pas encore. Dans plusieurs villes le législateur local a supprimé le droit de fumer dans les appartements privés afin de protéger la santé des voisins ô combien menacée. Dans les buildings huppés de New-York, il n’est plus permis à quiconque d’acheter ou de louer un appartement. Il faut comparaître devant une commission de représentants des habitants qui déterminera si le candidat acheteur ou locataire est jugé acceptable. Systématiquement les fumeurs sont refusés.

On aurait pu croire que ces excès sont typiquement américains. On aurait pu. On ne peut plus. Sans conteste, l’Europe, dans le sillage des Américains, a lancé une offensive similaire: interdiction de fumer dans les lieux publics et même dans les cafés et les restaurants, interdiction de fumer au travail, suppression du droit de fumer dans les trains. On aurait pu croire que dans d’autres continents moins influencés par la culture et la mentalité américaines, on aurait haussé les épaules. On aurait pu. On ne peut plus. A Cuba, pourtant un pays qu’on ne peut pas soupçonner de suivre servilement le American way of life, Fidel a décrété l’interdiction totale de fumer dans les lieux publics. Depuis j’ai compris qu’il ne faut plus se faire des illusions. La chasse aux fumeurs est mondialisée et irréversible. Nous sommes partout l’ennemi public numéro un. Et on est bien décidé à ne plus nous tolérer. Qui aurait pu croire, alors que les horreurs de la Deuxième Guerre Mondiale sont bien ancrées dans la mémoire collective, qu’aujourd’hui on entend à nouveau des policiers aboyer des ordres sur les quais de gare, sous les regards approbateurs des braves citoyens ?

Cette haine, ce mépris, cette intolérance, je les ressens au travail. Et c’est tout nouveau. Il y a moins d’un an, il m’était permis sans aucun problème de fumer un peu partout. Aujourd’hui il me reste le droit de fumer dans une pièce insalubre et déprimante au fin fond du bâtiment. Pourtant, il y a à peine trois mois, un accord avait été conclu entre la direction et les représentants du personnel qui stipulait qu’un emplacement situé au centre de l’immeuble devait être aménagé pour les fumeurs. Malgré cet accord dûment signé, me voilà exilé en Sibérie. Des collègues qui m’ont toujours assuré que les fumeurs ne les gênaient absolument pas et même qu’ils ne comprenaient pas l’intolérance organisée envers les fumeurs, soudain proposent que les collègues fumeurs n’ont qu’à assouvir leur dépendance hors de l’immeuble, sur le trottoir. Et tout ça parce qu’il faut de toute urgence protéger la santé des non-fumeurs. Nous polluons leur air. Ils ont droit à un air pur. Que l’immeuble, à la façade noircie par les gaz d’échappement, se trouve en plein centre-ville et que la fumée produite par d’innombrables voitures et bus immobilisés dans un perpétuel embouteillage, pénètre systématiquement les locaux dès qu’une fenêtre est ouverte, semble leur échapper et, en tout cas, ne les gêne aucunement. Etonnant.

L’Etat et ses lois répressives, ses études et ses statistiques souvent bidon, ses chiffres lancés au hasard, ses augmentations du prix du tabac, ça irrite, ça agace, mais en fin de compte, ça ne nous rend pas la vie impossible. Pareil pour les médias : leur lavage du cerveau nous marginalise et fait de nous des parias, mais dans le refuge qu’est notre habitation, du moins en Europe, nous pouvons toujours pleinement jouir des effluves de notre herbe favorite. Nous encaissons, nous perdons de nos plumes. Cependant nous survivons. Mais voilà qu’un tout nouveau danger, autrement plus sérieux, menace vraiment notre mode de vie. Et ce danger nous vient d’un camp auquel, dans notre sacro-sainte société de consommation où l’argent et le bénéfice sont roi, je n’aurais jamais pensé. D’abord il y avait eBay, pourtant un capharnaüm où armes, matériel pornographique et souvenirs du Troisième Reich changent de propriétaire 24 heures sur 24, qui a jugé nécessaire d’interdire la vente de tabac par le biais de son site. Mesure symbolique et hypocrite certes, puisqu’il suffit de bien spécifier dans la decription qu’on vend l’emballage et non pas le tabac lui-même pour contourner cette nouvelle règle. Mais il y a pire. Tout récemment plusieurs entreprises qui proposent des services bancaires, ont décidé qu’elles ne veulent plus de notre argent. Des particuliers qui s’étaient servis de Paypal pour encaisser la somme que leur avait rapporté la vente de quelques boîtes de tabac, ont été informés que leur compte était clôturé définitivement et sans pardon. Les propriétaires de civettes en ligne établies dans certains états des Etats-Unis viennent d’être avertis par les sociétés qui distribuent les cartes de crédit que désormais il ne leur sera plus permis d’accepter des paiements par carte de crédit pour la vente de la diabolique plante à nicotine. Apparemment c’est de l’argent sale au même titre que l’argent généré par le trafic de la drogue. Et vlan ! Le tabac est donc désormais traité comme un produit illicite. Après nous avoir isolés, marginalisés, culpabilisés, voilà que carrément on nous criminalise. Ca fait réfléchir. Si le secteur bancaire, un des piliers de l’économie qui entretient depuis toujours d’excellents rapports avec le beau monde qui nous gouverne, renonce, soit volontairement, soit sous la pression de la politique mais sans défendre devant les tribunaux ses droits commerciaux et ses intérêts financiers, aux bénéfices que le commerce du tabac rapporte, deux conclusions s’imposent. Il va de soi que si le secteur bancaire a pris cette décision sans y être contraint par le législateur et malgré les principes fondamentaux de notre économie du libre marché, il sait très bien que le pouvoir politique regarde cette mesure d’un œil bienveillant. S’impose alors la deuxième conclusion : si le pouvoir politique est charmé par cette mesure et si cette mesure ne soulève pas un tollé, qu’est-ce qui empêcherait le législateur d’aller jusqu’au bout et d’interdire tout simplement tout commerce de tabac ? Ca rapporterait même fort probablement un beau paquet de voix de la part de la majorité de non-fumeurs.

Cela vous paraît-il irréaliste, inconcevable ? N’oubliez pas que dans « the Land of the Free », il existe, en temps d’hystérie collective, une tradition qui consiste à supprimer en un tour de main des libertés jugées jusque là fondamentales. Souvenez-vous de la chasse aux sorcières sous McCarthy. Pensez à la facilité avec laquelle a été adopté le Patriot Act qui supprimait pourtant une série de droits démocratiques de base. Et puis, surtout, rappelez-vous la Prohibition.

Toujours aussi convaincus qu’une nouvelle ère de prohibition soit exclue ? Moi pas. Je peux vous dire d’ailleurs que pas mal de mes amis américains sont en train de se constituer des stocks de tabac qui leur permettront de tenir jusqu’à un âge très avancé.

Un homme averti…

Alors, que faire ? Accepter ? Se cacher ? Maintenir un profil bas ? Ce serait capituler. Faire des pétitions ? Ecrire des courriers du lecteur ? Se fier à nos députés et sénateurs en leur demandant de se rallier à notre cause ? Trop tard, nos médias et nos politiciens ont déjà clairement choisi leur camp. Je crois que le seul moyen qui nous reste, c’est la résistance passive. A cet égard, l’idée qui a été lancée il y a quelques mois par la revue « The Pipe Collector », éditée par l’Association des collectionneurs de pipes américains, et qui a été reprise par le rédacteur en chef de « Pipes & Tobaccos », me semble excellente. Ils demandent à tous les fumeurs de pratiquer en public le « ghost smoking », c’est-à-dire « le fumage fantôme ». Arborez fièrement et ostentatoirement partout où vous allez et particulièrement dans les endroits où fumer est interdit, votre pipe, votre cigare ou votre cigarette. Seulement, ne les allumez pas. Il ne s’agit pas d’enfreindre les lois et règlements, mais de les défier. Irritez ceux qui veulent vous faire la chasse, mais sans qu’ils puissent vous faire le moindre des reproches. Très frustrant pour eux. Cette action nous permettra en même temps de nous manifester, de prouver que nous sommes toujours là et que nous n’avons pas l’intention de nous laisser intimider. Moi, je pratique systématiquement le fumage fantôme. Et je peux vous garantir que ça marche : ça fait monter la pression sanguine de ceux qui nient votre droit à l’existence. Alors, qu’est-ce que vous attendez ?