Corbion sur Semois

Flammes et Fumées

hiver 1961
Flammes et fumées corbion semois

Alors que les vitrines de nos débits de tabacs s'agrémentent progressivement de nouvelles marques étrangères, j'ai pensé vous transporter quelques instants à la limite de la région tabacole de la Semois.

Située à une vingtaine de kilomètres de Sedan, poste frontière sur la route qui la relie à la sous-préfecture des Ardennes françaises, Corbion-sur-Semois apparaît discrètement sur la carte touristique de l'Ardenne belge.

Flammes et fumées corbion semois

Son pittoresque et sa sauvage beauté impressionnèrent fortement Verlaine qui choisit cet endroit, tout proche du village natal de son père, pour venir refaire sa santé compromise.

Au pays de mon père on voit des bois sans nombre.
Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre
Et la myrtille est noire au pied du chêne vert.
Noire de profondeur, sur l'étang découvert,
Sous la bise soufflant balsamiquement dure
L'eau saute à petits flots, minéralement pure.
Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus
Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux,
Du bétail non pareil s'y fait des chairs friandes
Sauvagement un peu parmi les hautes viandes;
Et l'habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux.

Paul Verlaine si vous reveniez, vous reconnaîtriez difficilement ce pays. Les loups n'y sont plus et ce n'est certes pas un mal, mais la prairie n'est plus en mesure de fournir suffisamment de ces « chairs friandes », et la myrtille perdant son protecteur ne pousse plus guère au pied du chêne vert. La poésie calme et majestueuse des sapins s'installe avec l'avance de leur sombre manteau bleuté; elle s'oppose à celle, âpre et mystérieuse, des chesnaies plusieurs fois séculaires.

Les promenades, magnifiques et vivifiantes, sont nombreuses; elles ont souvent pour but des lieux légendaires.

Le rocher du pendu, par exemple, impressionnant à pic qui surplombe la Semois et s'y baigne. Il devrait son nom à la fin malheureuse d'un certain Briquemont qui vendit une vache au marché et en perdit au jeu l'argent. La légende s'est emparée de cette histoire et a imaginé l'aventure d'un Briquemont séduit par des nymphes dansant au milieu des ondes, et qui se pencha assez imprudemment au bord du gouffre, en sorte qu'il resta littéralement pendu dans le vide. On dit que, lors de la découverte du drame, un grand cri de stupeur a retenti dans toute la vallée, faisant s'envoler pour toujours les noirs corbeaux qui voisinaient alors le rocher.

La vérité de cette légende tient sans doute au fantastique ballet que nous offre à la surface frémissante de l'eau, par une belle soirée, le reflet des nuages jouant avec les étoiles.

Plus amusante est l'histoire de cette carrière dont les pierres, les plus belles de la région, sont protégées par une épaisse chesnaie. L'atmosphère toute de silence et de mystère y semble irréelle, et l'on comprend sans peine qu'une légende se soit attachée à ces lieux, décrivant un épisode de la vie d'un ermite, saint Remacle, qui évangélisa la région au VIIème siècle. Ce saint homme rayonnait si bien sur les alentours que le diable décida de l'attaquer et de le mettre à mort à l'orée d'un bois. Ce n'était pas chose facile, le démon ne connaissant ni sa retraite, ni ses itinéraires. Un jour pourtant, il apprit que le saint habitait près d'une grotte au bord de la Semois; il décida d'aller voir le prédicateur, sous la forme d'un mendiant, après avoir empli sa hotte de cailloux pour le lapider. Remacle, fort heureusement averti, se mit en route à sa rencontre avec une hottée de vieilles savates. Les deux personnages se rencontrèrent entre Corbion et Bouillon. Le diable, chargé, fatigué, voyant arriver le voyageur, lui demanda la route de Cugnon. Remacle de répondre, en montrant sa hottée « Cugnon, mon brave homme ? C'est loin, j'en reviens et pour faire la route, j'ai usé toutes ces chaussures que voyez dans ma hotte.» Découragé et las, ne devinant ni l'identité, ni la ruse de celui qui lui parlait, le diable versa là sa hottée de cailloux et n'alla pas plus loin. C'est pourquoi ce lieu fut appelé la « Hottée du Diable ».

Bien d'autres buts de promenades existent, qui n'ont pas de justification anecdotique. Traversant les champs parsemés de séchoirs à tabacs maintenant désaffectés, escaladant les pentes boisées tels les biches et les chevreuils qui les habitent, musardant le long du cours capricieux de la rivière ardennaise ou de ses torrents impétueux, il n'est pas difficile de les découvrir.

C'est l'Abbaye de Cordemoy, que du haut du rocher du Pendu l'on domine. Le bâtiment fut construit au début du siècle, lors d'une grande baisse sur le cuivre, et toute sa menuiserie métallique est en ce métal. Demeure silencieuse et tranquille, les peintures murales qui la décorent annoncent timidement l’ère styliste et d’avant-garde de la peinture sacrée.

C’est le « Tombeau du Géant », imposante langue de terre boisée formant, avec la rivière qui baigne ses flancs, l’une des plus spectaculaires boucles de la Semois. Les moulins de l’Épine et du Rivage y dissimulent leur charme sylvestre et romantique.

C’est le « Moulin Joly », joyau de sa vallée verdoyante et encaissée. Les touristes viennent de loin pour admirer le parfait ordonnancement de cette magnifique propriété.

C'est enfin (car je pourrai continuer longtemps !), c’est enfin la « Chaire à Précher », massive roche schisteuse, plate, bien assise sur le sommet de la montagne, elle domine de quelques cent soixante mètres la Semois et le coquet petit village de Poupehan.

Le tabac dans le Semois

C'est ici que commence le royaume du « Tabac de la Semois », les nombreuses constructions légères au toit de tôle (les séchoirs à tabacs, bien sûr, et non désaffectés ceux-là !) en témoignent. Il suffit de descendre quelque peu la Semois pour se trouver au cœur de la région tabacole. Alle, qui fut renommée par ailleurs pour la qualité de ses ardoises et l'adresse de ses artisans fritteurs, présente à perte de vue des champs de tabac.

Introduite dès le 17ème siècle dans la région de Bohan, cette culture s'étendit rapidement à la fin du 19ème siècle. L'apogée se alors situe dans l'entre-deux guerres alors que l'on comptait plus d'une dizaine de millions de pieds. Les qualités caractéristiques des tabacs de cette vallée sont le fruit d'une soigneuse sélection à l'origine et des travaux et conseils éclairés des agents du centre de Cherrières, tout près de Alle. Équivalent belge de notre institut de Bergerac, de notre Centre d'Essais des Aubrais et de notre magasin d'essai de Saumur, c'est le « Centre Expérimental Belge de Culture et de Traitement des Tabacs ».

Ce fut vers 1906 que l'herbe à Nicot vint livrer son apport substantiel à la culture corbionnaise. Elle prit immédiatement une grande ampleur et parallèlement les petites fabriques prolifèrent. C'est que la culture et le traitement des tabacs ne sont pas soumis aux mêmes réglementations qu'en France.

Chaque planteur peut, pour son usage personnel, cultiver un maximum de 150 plants sous réserve d'une redevance de 3 francs belges (0.30 NF) par pied. Les plants destinés à la vente sont comptés par les « accisiens » - agents de la régie fiscale - et un passavent est délivré pour leur transport.


La récolte est effectuée pied par pied et mise à sécher dans les séchoirs répartis dans les champs. Les feuilles sont ensuite détachées et réunies en « manottes » - en France nous disons « manoques » - le lien employé étant la feuille de tabac elle-même. La récolte, sous forme de ballotins analogues aux nôtres, entre alors dans le circuit vente-fabrication sous le contrôle permanent des accisiens.

Un registre n° 513 contrôle les entrées des tabacs en feuilles à la fabrique, tandis que le registre 514 contrôle le mouvement des produits fabriqués (y compris les produits étrangers). Des bandelettes fiscales sont vendues au fabricant et seront collées sur les paquets finis, pour attester du paiement de la redevance, redevance qui est sensiblement de la même importance qu'en France. Des inventaires sont effectués périodiquement par les agents de la régie fiscale; tous les trois mois pour les matières premières et tous les ans pour les produits fabriqués. Bien entendu tout doit concorder aux pertes près avec le nombre de bandelettes distribuées. Les pertes sont évaluées à 2 % pour les tabacs étrangers et à 5 % pour les indigènes qui subissent pendant leur stockage une dessiccation supplémentaire.

Les invendus sont brûlés en présence de la régie qui dresse procès-verbal de destruction pour le remplacement des bandelettes détruites.

Le planteur traite directement avec le fabricant, tandis que les tabacs étrangers passent obligatoirement dans un entrepôt de transit, entreprise privée placée sous le contrôle de l'état.

La fabrication du tabac est libre. Tout le monde peut obtenir du Ministère des finances belge l'autorisation nécessaire, si bien qu'en 1958, année à laquelle tous ces renseignements se rapportent, on comptait en Belgique environ 3 000 entreprises. En fait, trois grosses firmes se partagent 95 % du marché, tandis que la plupart des autres ont beaucoup de mal à fabriquer les 30 kilos mensuels nécessaires, je dis bien 30 kilos, pour conserver leur autorisation. Cette limite inférieure fut la cause de bien des fermetures. A Corbion l'apogée de l'industrie tabacole se situe dans l'entre-deux guerres comme celle de la culture; le caractère par trop artisanal de la mise en œuvre limita bientôt le nombre des fabricants qui se retrouvent tout de même à cinq pour le seul village.

Trois d'entre eux considèrent cette industrie comme un appoint, un quatrième confectionne des cigarettes et, parallèlement, construit des machines à paqueter le scaferlati, conçues par un ingénieur du pays. L'une de ces machines fonctionne chez le cinquième à qui nous allons rendre visite.

Aucune commune mesure bien sûr avec nos manufactures, nous sommes chez un artisan; mais un artisan qui, parti de rien, a su mettre à profit son sens aigu du commerce. Il a basé sa vente sur la publicité par correspondance et cela lui a été hautement bénéfique, puisque cinq camionnettes sont affectées aux livraisons.

L'atelier se divise en trois parties : l'une, polyvalente et la plus vaste, compte environ 60 mètres carrés; la seconde, moitié moins grande, ne sert que deux jours sur cinq. C'est la plus chargée en machines puisque l'on y trouve le hachoir à guillotine, l'affuteuse pour les lames et le torréfacteur Quester à chauffage par le bois. La troisième enfin, toute petite, est réservée au stockage des produits fabriqués et la préparation des expéditions.

Les tabacs en feuille sont entreposés dans un local en bas du village, un stock tampon est cependant constitué dans les combles de l'atelier. Le cycle total de fabrication s'échelonne sur une semaine. Les « manottes » aux liens étrangers sont d'abord époulardées et les feuilles seront mouillées à la lance, tandis que les ballotins d'indigènes sont mouillés tel quel. Les pieds des manottes se trouvant dirigés vers les deux extrémités, ils sont simplement aspergés d'une ou deux casseroles d'eau : après une nuit de stockage les ballotins seront prêts pour le hachage et seront alors démolis au fur et à mesure.

Ce fabricant, à l'inverse de ses trois premiers concurrents, ne se contente pas du seul tabac de la Semois; il achète des tabacs étrangers qui lui permettent d'obtenir un scaferlati moins fort, moins âcre que celui fourni par les plants de la région. Le mélange des différentes espèces se fait directement dans la réserve du hachoir, par l'ouvrière qui capse les feuilles.

Une fois haché en coupe fine ou grosse, selon le produit désiré, le tabac, recueilli dans une caisse, est introduit dans le torréfacteur qui, en un quart d'heure, le séchera à point. Le taux d'humidité est estimé à la main par l'ouvrier. Le refroidissement se fait sur un tamis relié à un ventilateur et le tabac est alors prêt pour l'empaquetage.

Celui-ci commence le lendemain et requiert le travail de trois ouvrières : deux à la machine à paqueter, la troisième au collage de la bande d'identification du produit et du fabricant.

Il reste encore le collage des bandelettes fiscales et l'inscription de la date et tout n'est ensuite que stockage et emballage. De 1500 à 2000 kilos de produits divers sont ainsi manufacturés en une semaine par deux ouvrières, plus le fils et la fille du créateur de la Maison, dans un climat de détente et de cordialité que je serai tenté de mettre sur le compte de la beauté et de la tranquillité accueillante de cette région.

Corbion-sur-Semois

Cela me semble si vrai que, au cours de mes promenades solitaires, alors que le cèpe et le bolet embaumaient la chesnaie sans souci des gens du cru qui les ignorent, alors qu'entre d'autres arômes je retrouvai celui du tabac, je ne pouvais que comprendre cette dernière légende du Corbion. Elle se rapporte à ce lieu charmant, près du ruisseau frontière cascadant sous les sapins. Là se dresse une roche bleue, brillant comme un diamant au soleil. Le décor était déjà si enchanteur que des fées, venues de lointains pays, y élirent domicile. Malheureusement elles s'y révélèrent fort bruyantes. Après avoir patienté, les Corbionnais entreprirent de les faire fuir. Ils décidèrent, après conseil, de s'emparer de la baguette magique de leur Reine pour les contraindre à s'en aller. Ainsi fut fait, les fées partirent et la baguette fut rendue à la Reine.

Il resta à la Semois sa poésie et le tabac.

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