Promenade d'un tabacophile

par Maurice Hamel

26/04/21

Promenade d'un tabacophile à travers l'histoire

Revue des Tabacs, automne 1966

Civette du Palais Royal

La distribution de tabac pendant la première guerre mondiale



Le sport d'Eugène Vivier

La mystification est un sport comme un autre, (un sport qui eut ses illustrations les plus fameuses), mais qui, malheureusement, semble ne plus connaître aujourd'hui la faveur dont elle jouissait autrefois. Aurons-nous encore pour la représenter un Vivier par exemple ? Ce nom du Roi de la mystification figure-t-il même encore dans l'histoire du rire ? et peut-être, en le prononçant ici, devons-nous avoir l'élémentaire souci de retracer en quelques lignes la figure et la carrière de cet incorrigible farceur. Eugène Vivier, qui mourut aux environs de 1900, avait tenu pendant longtemps son emploi de corniste dans l'orchestre du Théâtre national de l'Opéra et y avait brillé d'un vif éclat; c'était, en effet, un remarquable instrumentiste. Mais la légitime considération en laquelle on le tenait ne l'empêchait pas de se livrer avec une sorte de frénésie à son invincible passion : la mystification, qui occupait la majeure partie de son temps et à laquelle il apportait toutes les ressources d'une débordante imagination. Ceux qui l'avaient connu à l'époque de sa splendeur ont pu déclarer que la célébrité qu'il avait acquise en se payant la tête de ses contemporains dépassait celle que lui avaient faite les mélomanes qui venaient l'applaudir à l'Opéra ! Nos lecteurs peuvent se demander quel rapport peut exister entre cette évocation du corniste mystificateur et le tabac auquel nous consacrons les présentes chroniques. Nous y arrivons.

En 1846, Eugène Vivier, par on ne sait quel concours de circonstances, fut amené à se voir confier la délicate mission de remettre, de la part de l'État français, des dépêches confidentielles à M. de Flahaut, ambassadeur à Vienne. Il se rendit donc à Vienne; mais à peine y fut-il arrivé qu'une brouille, résultant d'un mouvement d'humeur de l'Ambassadeur à son endroit, le sépara brusquement de son hôte auquel il remit sa démission, démission qui, du jour au lendemain, lui créait des loisirs. Il visita d'abord tous les musées de Vienne, puis hanta les salles de spectacles et les grands concerts de la capitale; mais au bout de quelque temps, le démon de la farce vint le taquiner à nouveau et alors il s'employa à rééditer une de ses fumisteries favorites qui consistait à faire des bulles de savon qu'il emplissait de fumée de tabac ! Voyons comment les choses se passaient...

Assis sur le rebord d'une fenêtre du premier étage de l'hôtel où il demeurait, les jambes pendant au dehors, une terrine de mousse de savon placée près de lui. Vivier lançait dans la rue les bulles qui allaient crever en pluie fine sur les passants : la foule s'amassait, des attroupements se formaient, des conversations s'engageaient; chacun disait son mot. Un commissaire de police arrivait, s'informait et pénétrait dans l'hôtel. On le voyait entrer dans la chambre de Vivier, s'approcher du délinquant et lui frapper sur l'épaule. Vivier se retournait, saluait, consentait à quitter son occupation, enjambait son balcon, réintégrait la pièce dont il fermait soigneusement la fenêtre. Tout ceci pendant que les curieux dépités, continuaient à stationner, espérant voir au moins le coupable qu'on allait sûrement conduire au poste; le temps passait, et personne ne paraissait, les moins patients allaient quitter la place, quand la fenêtre s'ouvrait de nouveau : Vivier se montrait tenant à la main deux écuelles de savon mousseux, deux pipes de terre blanche; il tendait la main au commissaire qui s'asseyait à la fenêtre dans la situation qu'y occupait le délinquant tout à l'heure; celui-ci se plaçait à côté du respectable fonctionnaire; on s'attendait à une explication; et, en effet, le commissaire ouvrait la bouche et étendait le bras : un grand silence se faisait, il allait parler... non pas ! il emplissait sa pipe de savon, la portait à ses lèvres; ses joues se gonflaient, sa figure s'empourprait, ses cheveux se hérissaient, son front se ridait, ses yeux s'écarquillaient...; il faisait des bulles de savon ! maladroitement d'abord puis, sur les conseils de Vivier, plus délicatement, jusqu'au moment où, passé maître à son tour après deux heures de travail il inondait la foule (trépignant de joie) de bulles aussi belles et aussi légères que celles façonnées par son professeur ! Ajoutons que celui-ci ne jugea pas utile de prolonger plus longtemps son séjour parmi les Viennois et qu'il reprit avec allégresse le chemin de Paris, qu'il adorait, et de la Civette qui était son habituel fournisseur.

Civette du Palais Royal

La Civette du Théâtre Français en 1910



La vérité sur les pipes de Kummer

Car notre célèbre mystificateur était, en effet, un grand culotteur de pipes; et c'était aussi un fin lettré qui avait entrepris avec succès de patientes recherches sur certains sujets qui lui tenaient à cœur. C'est ainsi qu'il voulut connaître la vérité sur les pipes de Kummer ! j'ai eu la bonne fortune de parcourir le manuscrit original de l'étude que Vivier leur avait consacrée et je me fais une joie d'en transcrire aujourd'hui, pour nos lecteurs, les passages principaux qui sont pleins de détails curieux. « Les pipes qu'on dit d'écume de mer seraient mal nommées, suivant quelques-uns : il faudrait dire pipes de Kummer, à cause du nom de l'inventeur. Pas du tout ! Kummer, il est vrai, fit des pipes avec une certaine matière, et l'erreur vient de ce qu'il abusa du jeu de mots auquel il prêtait son nom pour faire croire qu'elles étaient d'écume de mer, substance plus précieuse que celle dont il se servait. L'écume de mer est de la magnésite, qui se trouve un peu partout, même aux environs de Paris, mais qui, pour la fabrication de pipes richement ciselées, doit venir des gisements plus fins de la Crimée, ou mieux encore de Konieh, dans l'Asie Mineure. Quant à « la terre de pipe » même, elle est connue depuis bien longtemps. Son usage, pour la vaisselle, remonte au XV| e siècle, quoi qu'en disent les anglais, qui se vantent de lui avoir donné les premiers cette application. La faïence, dite de Henri II, n'est que de la terre de pipe à niellures et vernissée ».

Nous avons eu la curiosité de rechercher les chiffres se rapportant à la production annuelle de l'écume de mer aux environs de 1890, c'est-à-dire à l'époque où mourut Vivier, qui possédait une des plus belles pipes d'écume de mer qui ait existée et dont il ne se montrait pas peu fier. Elle venait du petit village de Ruhla, dans les montagnes de la Thuringe, qui était le centre de la fabrication des pipes d'écume de mer. Le nombre des pipes et autres objets que l'on y fabriquait était énorme. On pouvait l'évaluer à 570 000 en véritable écume, dont les prix variaient de 0,50 F à 300 F; 500 000 en imitation, revenant de 1,25 F à 25 F la douzaine; 9 600 000 fourneaux de pipes en porcelaine, unis ou peints, valant de 0,40 à 13 F la douzaine; 5 000 000 de pipes en bois de toutes dimensions; 3 000 000 de pipes en terre, etc.

A une certaine époque, on trouva dans le commerce une très grande quantité de pipes d'écume de mer artificielle qui n'était autre chose que de la caséine (matière azotée du lait) à laquelle on avait incorporé six parties de magnésie calcinée et une partie d'oxyde de zinc; en desséchant le mélange, on obtenait une matière d'une éclatante blancheur, fort dure, susceptible d'être taillée et polie, qui imitait, à s'y méprendre, le silicate de magnésie naturel. La préparation de l'écume artificielle était due au chimiste Wagner.

On a prétendu que la vente des pipes en écume artificielle de Wagner fut un moment si considérable que l'établissement de la Civette du Théâtre Français, ne pouvait satisfaire toutes les commandes qui lui étaient faites.

La Civette ! voici le grand nom célèbre prononcé ! et ceci nous fournit une heureuse occasion de fixer un point d'histoire qui va, nous en sommes certains, étonner plus d'un de nos lecteurs...

Civette du Palais Royal

La Civette en 1966 porte allègrement ses 250 années d'existence



II y en eut, exactement, quatre

Si l'on demandait à la majorité des Parisiens et des fumeurs, combien il y eut, dans notre Ville Lumière, de Civettes, on pourrait s'attendre à ce que ceux-ci répondent, avec un bel ensemble « Parbleu ! mais il n'y en eut jamais qu'une, la seule, l'immortelle civette de la place du Théâtre Français ! » Quelle erreur ! pourrions-nous nous permettre d'objecter il y eut plus d'une civette, puisqu'il en exista, en comptant bien, quatre très exactement ! Et nous ne serions pas en peine d'apporter la preuve rigoureuse de ce que nous avançons, en dépit même des contradictions les plus catégoriques !

Un premier bureau de tabac, dit La Civette, était situé, au XVIIIe siècle, en face du Café de la Régence. L'aventurier Casanova lui consacra un chapitre important de ses mémoires, et il rappelle que la duchesse de Chartres (Louise de Bourbon-Conti), qui avait pris en amitié le jeune ménage placé la tête de ce débit, lui fit faire fortune en répétant que son tabac était le meilleur de Paris. La Civette vendait alors pour plus de cent écus de tabac par jour. En 1829, la boutique primitive disparut sous l'insolite coup de pioche ordonné par le duc d'Orléans pour faire place à la Galerie de Nemours. La vieille Civette ne tarda pas à renaître de ses cendres en s'installant cinq maisons plus loin. Quelque temps après, notre nouvelle Civette est atteinte par Un arrêté d'expropriation, mais toujours résolue à ne point entrer dans le néant, elle traverse la rue et va s'installer définitivement dans l'immeuble où elle est encore aujourd'hui. « Eh ! mais, se hâteront de s'écrier les contradicteurs impatients de dénoncer l'inexactitude de mon énumération, vous n'avez encore totalisé que trois civettes, et vous nous en annonciez quatre ! » En effet, et nous nous garderions bien d'escamoter cette quatrième Civette qui est, certes, celle que la plupart des historiens de Paris semblent avoir oubliée ou méconnue, et qui fit son apparition vers 1881, rue Montmartre, ayant pour propriétaire une demoiselle Loyen qui arborait avec fierté son enseigne sur une flamboyante carotte, au mépris de la notoriété acquise par son illustre concurrente du Théâtre Français. M. Régnard, alors propriétaire de cette dernière, entra dans un violent courroux et assigna MIle Loyen, à laquelle le tribunal fit défense de carotter plus longtemps l'honorable propriétaire de l'antique Civette ! Une conclusion semble s'imposer : c'est que s'il y eut bien, comme l'atteste cette petite histoire, quatre Civettes, une seule, il faut le reconnaître, détient l'heureux privilège d'être entrée dans la postérité !

Civette du Palais Royal



À propos de la civette

Nous tenons à rectifier une erreur que l'on commet couramment en employant le mot « Civette » pour désigner un magasin spécialisé dans la vente des tabacs, cigares et cigarettes. Nous n'y avons d'ailleurs pas échappé nous- mêmes, en toute bonne foi, dans notre numéro d'été, en comparant certains magasins spécialisés américains à nos « Civettes » (compte rendu du voyage professionnel aux U.S.A., page 27).
Or le mot « Civette » est la propriété exclusive du magasin de Tabacs de la place du Théâtre-Français, et cela depuis 1716.
Cette appellation a été déposée comme « marque » depuis fort longtemps avec toute la protection que lui confère la loi. C'est donc abusivement qu'elle figure sur certaines enseignes, et c'est très volontiers qu'à la demande de M. Farin, le distingué propriétaire de l'unique « Civette », place du Théâtre-Français, nous signalons ce point de droit, à nos lecteurs et plus particulièrement à l'attention de ses collègues débitants.

Civette du Palais Royal