Bonne Pipe ?

par Erwin Van Hove

18/12/05

D’accord, elle est belle, mais est-ce que la tienne fume 5 fois mieux que la mienne ? Voilà une question à laquelle tout amateur de pipes haut de gamme se voit confronté avec régularité quand il côtoie des fumeurs de pipes aux appétits plus simples. Impossible d’y répondre. Tout dépend évidemment des critères qu’on emploie. Cette question légèrement provocatrice et qui n’arrive guère à déceler un certain parti pris, manque de précision. Porte-t-elle sur le fumage ou plutôt sur le goût ? S’enquiert-elle entre autres du tirage et du confort ou cherche-t-elle à taxer les seuls plaisirs gustatifs ? Vise-t-elle le travail du pipier ou plutôt les caractéristiques de la bruyère ? Manifestement cette question se prête à une lecture plurielle, source de malentendus, voire de dialogues de sourds. Afin d’éviter au maximum ce genre de confusion, il convient donc d’abord de circonscrire les divers facteurs qui pourraient entrer en ligne de compte lorsqu’on cherche à déterminer ce qui, tous comptes faits, constitue ce qu’on appelle communément une bonne pipe.

Mais voilà qu’il existe deux approches diamétralement opposées. D’une part, il y a une définition minimaliste selon laquelle une bonne pipe serait simplement un outil de fumage qui produit une saveur agréable, le seul et l’unique critère de qualité étant donc le goût. D’autre part, les maximalistes ne s’en contentent pas, mais incorporent toute une série d’autres éléments dans leur définition. Pour eux, une bonne pipe n’a pas uniquement un bon goût, elle se distingue également par un tirage exemplaire, par une exécution technique et une finition irréprochables, par une tenue en bouche confortable. Les minimalistes mettent donc l’accent sur la bruyère, c.-à-d. sur l’apport de la nature. Les maximalistes, eux, honorent davantage le savoir-faire du pipier, même s’ils ne sous-estiment pas l’importance de la matière première.

Revenons à notre question du début et essayons à présent d’y répondre en nous basant sur la définition minimaliste. C’est chose simple : et bien non, une pipe de €400 ne fumera probablement pas 5 fois mieux qu’une pipe de €80. Trois fois alors ? Non ? Deux ? Soyons francs : il n’est même pas certain que son goût soit sensiblement meilleur que celui de sa cousine moins huppée. Pour un choc, c’est un choc, n’est-ce pas ! Mais gare aux conclusions hâtives ! Ai-je dit que systématiquement les pipes sorties de fabriques égalent, au niveau de la saveur, les créations artisanales 5 fois plus chères ? Que nenni. Si de temps à autre une petite bouffarde à deux sous arrive à impressionner par son goût d’une exquise douceur, s’il est plutôt rare de tomber sur des Chacom, Stanwell, Savinelli ou autres Big Ben au goût vraiment infecte, si au contraire ces pipes-là développent généralement une saveur tout à fait respectable, je tiens quand même à vous signaler que quand je parcours ma collection personnelle à la recherche des pipes qui se distinguent particulièrement par leur saveur remarquable, je semble retenir beaucoup plus de noms d’artisans que de marques industrielles. Serait-ce du snobisme ? Ou une simple coïncidence ? Je ne crois ni l’un ni l’autre. Pour en comprendre les raisons, il faut se tourner vers Dame Bruyère, cette mystérieuse maîtresse.

Vous le savez déjà : alors que les grands fabricants achètent leur bruyère par sacs entiers sans avoir vu la marchandise qui leur sera envoyée, pas mal d’artisans prestigieux se rendent eux-mêmes dans le bassin méditerranéen pour choisir leurs plateaux sur place. D’autres ont des relations privilégiées avec certains coupeurs qui leur réservent des morceaux de bois qui correspondent à certaines spécifications. Vu que ces sacs contiennent pas mal de camelote, les fabricants industriels paient pour un ébauchon une fraction du prix que paient ces artisans pour leurs plateaux triés sur le volet. Ceci dit, il ne faut pas en conclure que les propriétés gustatives du bois acheté par les industriels doivent fatalement être inférieures à celles de la bruyère destinée aux artisans. En réalité, il s’agit avant tout de différences de dimensions et de qualité esthétique : d’une part les artisans choisissent de beaux morceaux de bois qui leur donnent la liberté de tailler par exemple des pipes surdimensionnées ou à longue tige, d’autre part ils choisissent des plateaux particulièrement bien flammés et qui semblent exempts de défauts. Cependant, ce faisant, ils sélectionnent presque par définition des plateaux issus de broussins d’un certain âge, alors que les ébauchons relativement petits envoyés aux fabricants sont la plupart du temps issus de broussins plus jeunes. Or, du bois âgé est plus désirable que du bois jeune. La remarquable saveur de toutes ces vieilles Dunhill, Barling, Sasieni et autres Charatan d’antan serait en effet due à l’âge vénérable de la bruyère dans laquelle elles ont été taillées. Voilà donc une première raison objective qui expliquerait pourquoi davantage de pipes d’artisan que de pipes industrielles se distinguent par leur goût agréable.

Ce n’est pas tout. Il y a un facteur nettement plus important. Vous l’avez remarqué vous-même : culotter une pipe qui produit un goût amer de bois, ce n’est guère un plaisir. Pour qu’une bruyère puisse produire un goût agréable, il faut qu’elle contienne le moins possible de sève, de tanins, d’huiles et d’oligo-éléments responsables d’un goût « vert ». Une fois récoltée, la bruyère est dès lors bouillie pendant au moins 12 heures dans de l’eau régulièrement renouvelée. Voilà qu’elle contient déjà beaucoup moins d’impuretés. Hélas, ça ne suffit pas. En séchant lentement, des années durant, la bruyère continuera, par évaporation, à se débarrasser graduellement de ces éléments indésirables. Or, voici quelques chiffres éloquents. Fabien Guichon, le propriétaire de Butz-Choquin, m’a raconté que son entreprise dispose toujours d’un stock de bruyère correspondant à la production d’une année. Le bois repose donc pendant un an avant d’être transformé en pipes. Chez Castello, la bruyère est stockée systématiquement pendant 7 ans. Marco Biagini, l’artisan qui produit les Moretti, conserve ses plateaux pendant minimum 15 ans. Est-il dès lors étonnant qu’une Moretti produise souvent dès les toutes premières bouffées une saveur vraiment agréable alors que, fréquemment, il faut beaucoup de courage et de patience pour culotter une Peterson ? Et puis, il y a les perfectionnistes comme la fine fleur scandinave. Ils ont pris l’habitude de faire tous les perçages et puis de reposer pendant quelques mois les têtes pour leur permettre d’évacuer par les ouvertures fraîchement forées les dernières traces de sève.

Reste à savoir si un pipier dispose de moyens ou d’astuces pour améliorer le goût de ses bruyères. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la réponse est oui. Certains mettent déjà toutes les chances de leur côté au moment de l’achat des plateaux : en limant un coin du bloc de bruyère ou en allumant une écharde, ils se fient à leur nez : si l’odeur est agréable ou presque imperceptible, le bois produira vraisemblablement une excellente saveur. Il y en a également qui procèdent à un nouveau bouillissage afin de chasser les dernières impuretés de la bruyère. Quelques-uns visent le même résultat au moyen de bains d’huile chauds, le fameux oil curing. Et puis, il y a quelques pipiers comme Jess Chonowitsch, Larry Roush ou Paul Bonaquisti qui enduisent leurs foyers d’une mixture comestible dont la recette est jalousement gardée, laquelle ne protège pas uniquement le bois, mais confère également à la fumée un goût remarquablement doux dès les premières bouffées. Finalement, ne le perdons surtout pas de vue, l’exécution technique d’une pipe a bel et bien un effet sur le goût qu’elle produira. Pour preuve cette Heiner Nonnenbroich dont la saveur me décevait. Après que le pipier allemand a modifié, à ma demande, le passage d’air dans le tuyau et dans la tige, ainsi que l’ouverture du bec, la pipe est devenue une favorite, tellement sa saveur est douce et intense.

Une pipe 5 fois plus chère fumera-t-elle 5 fois mieux ? Comment enfin répondre à cette question qui a suscité ce petit article, si on se réfère à la définition maximaliste ? Là je serais tenté de répondre : franchement oui. Bien sûr, je vous l’accorde, il y a des pipiers dont la qualité ne justifie pas le prix.

Il y a même quelques soi-disant artisans qui feraient mieux de fermer boutique. N’empêche que la vaste majorité des maîtres pipiers produisent des outils de fumage qui, certes, ne sont pas exactement donnés, mais qui vous proposent une expérience de fumage qu’aucune industrielle ne vous offre. Je pourrais vous ennuyer avec toute une série de réflexions sur l’importance de flocs excavés ou d’ouvertures de bec en V, sur les lois de la physique des fluides ou les expériences étonnantes que mène Trever Talbert. Rassurez-vous, je n’en ferai rien. Je me limiterai au contraire à vous poser quelques simples questions.

Une bonne pipe, dit-on, est poreuse. Elle semble « respirer », c.-à-d. qu’elle absorbe les jus et évacue la chaleur. Si vous acceptez cette prémisse, que préférez-vous : une pipe d’artisan finie à la cire ou une industrielle aux pores bouchés par le vernis ? Une Peterson, dit-on, produit un bon goût, mais a tendance à produire du jus et à glouglouter. Il faut vivre avec, paraît-il. Avez-vous quelque chose contre une S. Bang courbe qui elle aussi a une excellente saveur et qui, de surcroît, ne glougloute absolument pas ? Parlons-en des courbes. Si vous avez le choix entre une française moyenne qui n’accepte pas de chenillette et une Roush dans laquelle systématiquement on introduit une chenillette en un tour de main, pour laquelle opterez-vous ? Au cas où vous ne seriez pas exactement le plus sec des fumeurs, cela vous gênerait-il de pouvoir absorber sans problème les jus au cours du fumage ? Seriez-vous choqué de pouvoir nettoyer votre pipe sans la démonter ? Ou encore : préférez-vous une pipe qui vous demande une attention constante parce que le passage d’air trop étroit vous force à tirer sans cesse afin de la garder allumée, ou croyez-vous apprécier davantage une pipe qui vous permet d’entrer dans le bureau de poste, la pipe entre les dents, d’attendre votre tour, de remplir le formulaire d’un recommandé, de payer, de sortir enfin pour constater avec surprise et bonheur que votre pipe est toujours allumée ? Croyez-moi, messieurs, cela est tout à fait possible. Enfin, faites-moi plaisir. Dès que l’occasion se présente, calez une Cornelius Maenz ou une Wolfgang Becker entre vos dents. Vous m’en direz des nouvelles. Croyez-vous vraiment que dorénavant il vous sera encore possible d’apprécier le bec soi-disant fait main d’une Chacom ?

Bref, ce qui fait une véritable bonne pipe, ce n’est pas uniquement son goût. Ceci dit, si une saveur agréable est tout ce que vous attendez d’une pipe, tant mieux pour vous. Je dirais même que je vous envie. En tout cas, je sais que mon portefeuille envie le vôtre. Par contre, je vous prierais de ne pas condamner trop vite ceux qui semblent claquer leur argent à des morceaux de bois et de caoutchouc. Il se peut que dans l’univers de la pipe il y ait plusieurs dimensions et que certaines d’entre elles ne vous aient pas encore été révélées. Mais qui sait où votre parcours personnel finira un jour par vous mener ?